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Stacey Kent redessine la carte du Tendre

Dans son nouvel album intitulé "Tenderly" (tendrement), la chanteuse Stacey Kent revisite de délicats standards de jazz avec un partenaire exceptionnel : Roberto Menescal, guitariste, compositeur, légende de la bossa nova. Avec ce disque, les deux artistes ont réalisé un rêve. Rencontre avec la chanteuse passionnée de musique brésilienne.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
Stacey Kent
 (Diane Sagnier)

Par son phrasé délicat, son chant intimiste, les climats feutrés de ses arrangements, Stacey Kent possède un style reconnaissable à la première note. Ce style, l'Américaine native du New Jersey l'a ciselé au fil des ans avec le saxophoniste, flûtiste et compositeur Jim Tomlinson, son partenaire à la scène et à la ville.

Polyglottes (le couple parle le français et le portugais, entre autres), ils ont fait en 2011 une rencontre déterminante avec un grand vétéran de la bossa nova, Roberto Menescal. Dès 2013, celui-ci participait à l'album "The Changing Lights" de Stacey Kent, un hommage à la musique brésilienne. Il y jouait de la guitare sur une reprise de "O Barquinho", l'un de ses succès, et sur un morceau de Tomlinson, "A Tarde". Deux ans plus tard, avec "Tenderly", le partenariat aboutit cette fois à une relecture dans l'épure de standards de jazz. Une merveille de délicatesse.

Stacey Kent et Roberto Menescal espèrent présenter "Tenderly" sur scène au Brésil en 2016. Pas de concert prévu en Europe avec l'icône brésilienne pour le moment. En attendant, Stacey Kent se produit le 12 décembre au Théâtre des Champs-Élysées. Nous l'avons rencontrée, ainsi que le discret - mais attentif - Jim Tomlinson.


- Culturebox : L'album "Tenderly" découle de votre partenariat avec Roberto Menescal, légende du Brésil. Racontez-nous votre histoire avec la musique de ce pays.
- Stacey Kent : J'ai découvert la musique brésilienne quand j'avais 14 ans. Je suis certaine d'en avoir écouté plus tôt encore, mais sans en avoir conscience. Bien avant que je devienne moi-même musicienne, j'ai découvert le disque "Getz/Gilberto". J'étais très jeune et je ne pouvais pas expliquer d'un point de vue technique pourquoi j'avais beaucoup aimé cette musique. C'était une question de sensibilité, d'atmosphère, j'en suis tombée complètement amoureuse. Aujourd'hui, je peux expliquer pourquoi ça m'attirait autant. À cet âge-là, j'étais une fille pleine d'optimisme et d'esprit, mais j'étais aussi mélancolique. Cette musique correspondait à mon état d'esprit.

- Qu'est-ce qui vous a touchée dans cette musique ?
- S.K. : Il y a ce rythme central de João Gilberto à la guitare qui donne l'impression d'avancer vers quelque chose. Pour moi, ça décrit l'optimisme. En même temps, pour contrebalancer, il y a cette tristesse, cette mélancolie dues à la voix, à la façon très douce de chanter et aux mélodies tendres et délicates. J'y retrouvais cette manière de ressentir fortement les émotions. Cette musique est très intense, mais d'une manière plus délicate, sans drame. Sur le disque "Getz/Gilberto", il y a Jobim qui joue du piano, il y a Stan (Getz, ndlr), Astrud (Gilberto)… Mais ce qui était central pour moi, c'était João. Sa voix m'attirait peut-être encore plus car je ne parlais pas le portugais à l'époque. Sans comprendre les paroles, cette émotion était encore plus intense, car très abstraite, imaginée.


- On sent l'influence de la musique brésilienne sur l'artiste que vous êtes devenue.
- S.K. : La musique brésilienne n'a jamais cessé de faire partie de ma vie. C'est quelque chose de particulier, personnel et central pour moi. Même quand je chante n'importe quel autre répertoire, je le fais toujours avec cette part de mon esprit musical : le minimalisme, l'optimisme, la tristesse dont parle Vinícius de Moraes (poète cofondateur de la bossa nova, ndlr). Ça fait le lien depuis le début de ma carrière. La fille de 14 ans est présente dans chacun de mes projets. Mais sans nostalgie. Il y a des émotions qui s'expriment, il ne s'agit pas d'histoires ni de détails spécifiques. Dans ses textes, Vinícius a décrit la philosophie du monde. Il y a un sentiment d'espoir qui est central, toujours avec ce goût de la mélancolie. C'est ce qui m'attire toujours dans cette musique. Si on en parlait avec Roberto Menescal, il dirait exactement la même chose.

- J'ai appris que vous aviez rencontré Roberto Menescal à Rio lors du concert du 80e anniversaire du Christ Redempteur, la célèbre statue du Corcovado...
- S.K. : Si on croit à la fatalité, on dira qu'on s'est rencontré grâce au ciel, aux étoiles, au Christ Rédempteur ! C'était une coïncidence merveilleuse, non seulement dans le fait de s'être rencontré cette nuit-là, mais aussi dans la manière dont ça s'est passé. Je venais de chanter avec Marcos Valle. Roberto allait monter sur scène. On s'est croisés au bout de l'escalier. On s'est retrouvé face à face. C'était magnifique, un instant parfait. On s'est échangé nos mails. Puis Roberto a chanté sa chanson. Je me suis changée. Je l'ai retrouvé, on a pu discuter pour la première fois et quelqu'un a capturé ce moment. Roberto disait : "Mais comment se fait-il que tu parles le portugais !"


- Bien avant votre rencontre, il existait une admiration réciproque de longue date entre vous, sans que vous le sachiez !
- S.K. : Roberto est connu autant comme producteur que comme compositeur et interprète. Il produit des albums de jeunes chanteurs et chanteuses. À Rio, dans les loges, il m'a raconté que quand il commence à travailler avec un nouvel artiste, souvent, il lui donne un de mes albums et dit : "Écoute ce disque de Stacey Kent et ensuite, on va parler." Il aime beaucoup ma manière de chanter. Il m'a dit que parmi tous les chanteurs nord-américains, j'étais sa préférée. Je n'en avais aucune idée ! Je ne savais même pas qu'il me connaissait ! Notre association artistique et personnelle s'est imposée comme une évidence. On partageait une esthétique du monde, de l'art, de la musique, de la poésie, de Mère Nature, de tout.

- Parlez-nous de Roberto Menescal.
- S.K. : Ce qui est étonnant, c'est que Roberto est vraiment… (elle réfléchit, sourit) Il est incroyablement sage. Il ne parle pas très fort. Il ne parle pas beaucoup. Il est un peu comme Jobim au piano : minimaliste. Mais ce qu'il choisit de dire, et la manière dont il le dit, c'est peu, mais c'est fort. Alors inévitablement, on l'écoute. Il incarne la sagesse. Tout le monde recherche le respect de Menescal. Dans le monde de la bossa nova, il est considéré comme un père, comme l'étaient Jobim ou Vinícius. Même Marcos Valle, qui n'a que six ans de moins que lui, et avec qui j'ai enregistré un album, cherchait l'approbation de Menescal quand celui-ci nous a rendu visite au studio.

- Jim Tomlinson : En fait, c'est une génération différente, parce que quand on a 16 ans, un adulte de 21, 22 ans, ça fait une grande différence. Cinquante ans après l'époque où ils se sont connus, cette relation entre aîné et cadet perdure.

- S.K. : Ce qui est magique chez Menescal, c'est cette tranquillité totale… Comme il est également horticulteur, il passe des heures dans son jardin. Il fait partie d'un autre monde, celui de la Mère Nature, et ça interagit avec sa vie musicale. Roberto conserve des souvenirs incroyables de l'époque qui a vu naître la bossa nova. Mais il n'est pas nostalgique car il est toujours partie prenante de ce monde où il continue d'évoluer, de créer. Cette génération reste jeune et s'étonne elle-même d'avoir donné au monde quelque chose d'aussi grand.


- Après une première collaboration en 2013 pour un disque tourné vers la musique brésilienne, comment la thématique du nouvel album a-t-il été élaborée ?
- S.K. : Pour Jim et moi, cela aurait pu être un album de bossa nova ou n'importe quoi d'autre ! Mais Menescal avait un rêve : faire un album de standards, de chansons romantiques, d'une manière très pure qui correspondrait à l'atmosphère que ses héros Barney Kessel et Julie London avaient créée. Roberto était vraiment influencé par le jazz. Dans son approche de la musique, ses harmonies, il est l'homme de bossa nova le plus jazz. Or, il n'avait jamais fait un album de standards. À 78 ans, grâce à cette rencontre avec nous, c'est la première fois qu'il crée l'album dont il rêvait. C'est pour ça que c'est si spécial.

- J.T. : Pour Stacey et moi, "The Changing Lights" était un vrai voyage dans la musique brésilienne. Avec "Tenderly", c'était au tour de Roberto de voyager, cette fois dans le jazz...

- Comment avez-vous choisi les morceaux ?
- S.K. : Nous les avons choisis tous les trois. La plupart du temps, les idées venaient de Menescal. Comme c'était son rêve d'enregistrer ces chansons, c'était assez facile. Mais comme on avait énormément d'idées, à la fin, ça a été difficile de sélectionner les douze derniers morceaux… Mais on n'a pas choisi les chansons en fonction de leur popularité, de leur notoriété ou du nombre de versions déjà enregistrées. Il n'y avait que notre désir de jouer tel ou tel titre.

- J.T. : Pour nous, les paroles ont toujours eu beaucoup d'importance. Comme Menescal ne connaît pas très bien l'anglais, il fallait aussi faire des sélections selon les textes qui nous convenaient le mieux.

- S.K. : C'est vrai. Nous avons traduit pour lui des chansons qu'il connaissait depuis toujours au niveau de l'harmonie et de la mélodie, mais surtout au niveau de l'atmosphère de l'amour...

- J.T. : On s'est dit qu'il fallait faire ces traductions pour créer les arrangements et proposer une version de la chanson aussi profonde que possible.

- Le titre de l'album, "Tenderly", qui est aussi celui d'un standard repris dans le disque, illustre bien l'atmosphère dont vous vouliez envelopper ce projet. À ce sujet, l'absence de batterie dans le disque était-elle également mûrement réfléchie ?
- Tout à fait. Sachant l'atmosphère qu'on créerait ensemble, on savait déjà que "Tenderly" serait le sujet du disque. Nos sentiments pour Roberto sont très tendres, tout comme la musique qu'on veut créer et notre approche du projet. Ensuite, nous avons pris tous les trois la décision de ne pas utiliser de batterie. C'était difficile parce qu'on adore notre batteur. Il joue super bien la tendresse ! On a opté pour quelque chose de très pur. Pureté de la voix, de la guitare, un peu de saxophone et de flûte, et notre contrebasse pour garder les pieds sur terre. On voulait créer un espace de minimalisme, quelque chose d'aussi nu, exposé, que possible. Dans cet album, il n'y a aucun coin pour se cacher !

Le contrebassiste Jeremy Brown, Stacey Kent, Jim Tomlinson et Roberto Menescal
 (Collection personnelle de Stacey Kent et Jim Tomlinson)

- Avez-vous des souvenirs à nous faire partager sur le processus d'élaboration du disque ?
- Alors qu'on travaillait sur le choix des chansons, Roberto a dit : "Stacey, dans ma tête, je t'entends déjà chanter +There will never be another you+. Est-ce que tu l'as chanté dans le passé ?" J'ai répondu : "Non, jamais ! Mais c'est une chanson que je connais depuis toujours." J'aime beaucoup cette chanson, surtout la version de Nat King Cole. Le monde est plein de chansons, mais Roberto m'avait "entendue" chanter celle-là avant même que l'on fasse notre version... "Si tu l'entends, il faut le faire !" Je me rappelle aussi que nous lui avons présenté "If I'm lucky", qu'il ne connaissait pas. Nous lui avons envoyé la version de Perry Como, très intimiste, que j'adore. On avait hâte d'enregistrer la nôtre. Cette chanson est l'un de mes moments préférés sur l'album. Toutes nos conversations, nos échanges sur Skype, m'ont laissé des souvenirs...

- Avez-vous aussi de beaux souvenirs en studio ?
- En studio, nous écoutions Roberto... Il a tellement d'histoires sur Vinicius et Jobim, des choses qu'on ne trouve pas dans les livres... Pendant les sessions, c'était fou, magnifique aussi. Il y avait un jeu entre d'un côté Curtis (Schwartz, ndlr), notre ingé-son, et Jeremy Brown, notre bassiste, qui ne parlent pas portugais, et de l'autre côté Menescal, et Jim et moi qui faisions les traducteurs. Pendant ces journées, la complicité entre nous cinq a été intense, avec notre propre univers, sans langue commune hormis celle de la musique. Roberto est plein d'humilité, il adore le travail de Jim comme producteur, il voulait le laisser diriger les choses. Il disait : "Bon, je m'assois où ? Qu'est-ce que je fais ? Dis-moi et on y va." Tout le monde n'est pas capable de faire ça. Cet homme est extraordinaire. Pour nous, ça restera l'un des plus beaux moments, non seulement de notre carrière, mais de notre vie.


Stacey Kent en concert
Samedi 12 décembre 2015 à Paris
Théâtre des Champs-Élysées, 20H

> L'agenda-concert sur son site

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