"Pour devenir un meilleur musicien, il faut devenir un meilleur humain" : entretien avec Léon Phal, saxophoniste de jazz libéré, en tournée avec son quintet

Avec ses fructueuses hybridations de jazz, d'électronique et de groove, le saxophoniste Léon Phal, 32 ans, fait souffler un vent nouveau sur le jazz. Actuellement en tournée dans toute la France, son quintet est un bonheur sur scène. L'occasion de s'entretenir avec ce musicien aux idées larges, dynamiteur de frontières musicales.
Article rédigé par Laure Narlian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 8 min
Léon Phal (au centre) et les musiciens de son quintet (de g à d) : Gauthier Toux, Rémi Bouyssière, Zacharie Ksyk et Arthur Alard. (STANISLAS AUGRIS)

On l’a découvert avec Stress Killer, son formidable troisième album, une fusion magique, addictive et dansante, de jazz, de house et de groove, sortie l’an passé chez Heavenly Sweetness. Puis, on est allé constater au New Morning, fin janvier, de quel bois se chauffait sur scène le quintet de Léon Phal. On s’est pris une claque : en live, c’était encore plus fluide, plus puissant, plus sensuel.

Alors que le quintet (Léon Phal au saxophone, Zacharie Ksyk à la trompette, Gauthier Toux aux claviers, Rémi Bouyssière à la contrebasse et Arthur Alard à la batterie) est en tournée ces prochaines semaines dans toute la France, nous avons voulu en savoir davantage sur l’homme et le musicien derrière ce projet audacieux qui refuse de choisir entre les genres et les fait dialoguer de façon si féconde.

Une enfance punk et free-jazz

Première surprise : Léon Phal, 32 ans, est un enfant du punk. Son père était chanteur et musicien dans un groupe punk-rock de Champagne-Ardennes, Nihil, qui a beaucoup tourné et fait des premières parties de Noir Désir du temps de sa splendeur. Le petit Léon suivait Nihil en tournée dès l’âge de 5 ans, casque de chantier sur les oreilles.

"Avec un père punk, on était très anti-pop à la maison", se souvient Léon Phal. "Enfant, je me sentais très différent des autres, et j’adorais ça. Mais je suis passé à côté de pas mal de choses à cause de ça, comme Michael Jackson que je n’ai découvert qu’à sa mort, et j’ai dû compenser par la suite. Le bon côté, c’est que j’ai été bercé par des choses très typées, je n’ai pas été influencé par les morceaux passe-partout, aseptisés. Par ailleurs, ma mère écoutait beaucoup de free-jazz, les albums d’Ornette Coleman, de Don Cherry et Eric Dolphy, que j’ai découverts grâce à elle." De ce mélange de punk et de free-jazz, a-t-il retenu l’anticonformisme ? "J’ai surtout retenu l’énergie", nous dit-il.

Le saxophoniste Léon Phal, 32 ans, en 2023. (STANISLAS AUGRIS)

Son grand frère, de quatre ans son aîné, jouait de la batterie et était porté sur le jazz classique, de Miles Davis à Dexter Gordon et Sonny Rollins. L’album mythique Saxophone Colossus de ce dernier est d’ailleurs son disque de chevet depuis l’enfance. Mais le déclic qui lui a fait choisir le saxophone comme instrument d’étude vers 9 ans plutôt que le piano qu’il pratiquait en dilettante depuis l’âge de 5 ans, est venu de John Coltrane. "Dans la voiture de mon père, j’ai entendu Giant Steps et je me suis pris un torrent d’énergie. Aussitôt j’ai dit : c’est ça que je veux faire, c’est du saxo !".

Dynamiteur de frontières sonores

Formé à la musique contemporaine et au jazz, Léon Phal ne connaît aucune frontière sonore. Les disques qui ont jalonné son cheminement musical sont d’un éclectisme réjouissant, partant du rock post-hardcore de Fugazi (Instrument Soundtrack), au jazz avant-gardiste d’Eric Dolphy (Out to Lunch), en passant par le reggae des Gladiators (The Time Is Now), le funk-rock de Primus (Anti-pop), la samba groovy de Jorge Ben (Fôrça Bruta) et l’incontournable folk rock de The Sound of Silence de Simon & Garfunkel. Puis sont venus l’afro-beat de Fela Kuti et le hip-hop de Cypress Hill et The Pharcyde. N’ayant jamais mis d’étiquettes sur les musiques qu’il écoutait enfant, frotter le jazz à d’autres styles, comme l’électronique, lui est venu tout naturellement.

Une hybridation des genres qu’il pratique plus que jamais sur son dernier album Stress Killer. Comme sur le morceau à la fois "intello et dansant" Fuck Yeah, ses sirènes et son clavier techno croisés à la mélodie des cuivres, qui ferait à n’en pas douter son petit effet sous la boule à facettes. Ou Idylla, son morceau préféré, clin d’œil au producteur de hip-hop américain trop tôt disparu J Dilla. "C’est le morceau de l’album qui mixe le plus d’esthétiques différentes. Il y a le côté bebop dans le fantastique solo de clavier de Gauthier. Il y a la touche afro-futuriste au micro de K.O.G [chanteur et rappeur d’origine ghanéenne, basé à Londres], et le tempo est dansant, mais lent, entre le hip-hop et la house music. Je suis très content d’avoir réuni sur un même morceau ces styles qui m’ont beaucoup influencé."

Ce qui ne l’empêche pas d’oser reprendre le monument Naima de John Coltrane dans une version à la fois respectueuse et subtilement réinventée, qui file le frisson et ne dépare pas du reste de l’album tant le groupe se l’est approprié. "Je voulais une reprise. J’aurais bien repris David Bowie ou Catherine Ringer, mais je manquais de temps pour faire quelque chose de vraiment original. J’ai pensé qu’il valait mieux reprendre un morceau que j’avais énormément écouté, et la réponse était Naima de Coltrane, qui est imprégné au plus profond de moi. Au final, je suis très fier de cette reprise dotée de notre identité sonore, et content d’avoir à la fois un clin d’œil à J Dilla et à Coltrane sur le même album. Je pense que cela représente bien mon parcours."

"Sur scène, on a dépassé le stade de la pudeur"

Alors le jazz, une musique poussiéreuse du passé ? "Le jazz ne peut pas être vieux, c’est une musique bien trop vivante", répond Léon Phal. À l’instar du hip-hop, capable de digérer et de recycler tous les styles musicaux, le jazz peut intégrer et fusionner selon lui tous les genres. "L’essence même du jazz est une fusion de styles. C’est intrinsèque à son existence, et historiquement ce n’est pas un courant unique et esseulé : il a plein de parents. Depuis son apparition, le jazz n’a fait que s’imprégner, retranscrire et digérer les esthétiques des musiques populaires contemporaines. Chaque courant majeur du jazz est inspiré de son époque, comme lorsque Charlie Parker a intégré la musique latine à son bebop lors de l’essor de la musique latine dans les années 1950."

Au New Morning, où nous avons vu le quintet de Léon Phal le 25 janvier dans une salle enthousiaste et pleine à craquer, les cinq musiciens filaient l’accord parfait. Les morceaux étaient joués à l’unisson, dans une osmose organique euphorisante. Le groupe semblait célébrer la vie, tout simplement. "Le New Morning, c’est un bon souvenir. Aujourd’hui, on n’a plus peur d’être heureux sur scène, on ose le montrer, on a dépassé le stade de la pudeur", analyse Léon Phal. "Ce n’est pas rose tous les jours, mais ce groupe, qui existe dans sa forme actuelle depuis 2019, a eu l’occasion de donner beaucoup de concerts déjà malgré la pandémie, et ça a soudé les liens. On s’aime tous beaucoup. Et on laisse les énergies circuler entre nous et avec le public. Musicalement, le groupe s’est développé et forcément dans l’humain quelque chose s’est développé aussi. Pour devenir un meilleur musicien, on est obligé de devenir un meilleur humain, on ne peut pas faire autrement."

Si le quintet évolue sous son nom, c'est parce qu’il est le compositeur principal. Pas de partitions cependant, mais des maquettes composées soit sur instruments, soit sur son ordinateur, avec lesquelles il propose des accords, des harmonies, une esthétique, et veille à ne pas trop surcharger pour laisser de l’espace aux autres. Puis les morceaux se travaillent ensuite à cinq. "Pour ne pas faire de trop grands écarts entre les compositions, j’ai choisi de faire en sorte qu’il y ait un seul leader musical. Mais chacun a son mot à dire et trouve sa place".

"Je me positionne comme un musicien libre"

Récemment, le public du groupe s’est étoffé. Les musiciens le constatent à chaque date, où ils aiment rester à discuter avec les spectateurs après le concert. "Je n’aurais jamais espéré pouvoir toucher un public aussi large", observe Léon Phal. "Il y a de tout, des adolescents comme des personnes de l’âge de mes parents. C’est ce qu’on peut rêver de mieux. Ce qui m’importe, c'est que les gens viennent nombreux, qu’ils ressentent des émotions et soient heureux."

Avec ses hybridations esthétiques de plus en plus abouties, qui font souffler un vent nouveau sur le jazz, Léon Phal ne cherche pas à tout prix à faire du neuf, assure-t-il. "Je n’ai pas la prétention d’innover. J’essaye juste de faire du mieux que je peux. Je ne me positionne pas comme un novateur, mais comme un musicien libre. Comme mon idole David Bowie, qui était libre de tout, qui était libre du regard, libre de son corps, libre de sa voix, et qui faisait plein d’autres choses à côté de la musique : du théâtre, de la peinture…".

Sa quête ne faisant que commencer, notre chercheur aux idées larges a bien l’intention de continuer ses fructueuses explorations sans entrave. Il dit déjà sa "volonté d’aller ailleurs" musicalement, mais doute encore d’y parvenir. Sa seule crainte est d’être étiqueté. "J’ai voulu apprendre le jazz pour être libre de faire ce que je veux, de jouer du punk, de l’afrobeat ou du reggae. Le jazz est ce qui me nourrit et me fait grandir en tant qu’artiste, mais je ne voudrais pas être jugé ni catégorisé. Ce que j’essaye de faire, c’est de répondre à une demande intérieure, d’extérioriser quelque chose. Dans la musique, on ne peut pas être meilleur musicien qu’être humain. Par conséquent, j’essaye de comprendre des choses sur moi et de les exprimer en musique. C’est en cherchant à l’intérieur de soi que l’on atteint de nouvelles esthétiques."

Le quintet de Léon Phal est en tournée dans toute la France : le 24 février à La Roche s/Yon, le 7 mars à Aix-en-Provence, le 8 mars à Montpellier, le 9 mars à Istres, le 22 mars à Auxerre, le 23 mars à Besançon, le 6 avril à Gonville, le 10 avril à Cully, le 13 avril à Verdun, le 26 avril à Saint-Denis, le 2 mai à Liège (Belgique), le 9 juin à Caen, le 14 juin à Sceaux, le 16 juillet à Jazz à Vienne.

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