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Ping Machine fait coup double avec "Easy Listening" et "Ubik"

Aussi créatif dans l'écriture qu'effervescent sur scène, Ping Machine sort deux albums, "Easy Listening" et "Ubik". Des pièces oniriques aux rythmes sophistiqués pour le premier, une suite mystérieuse inspirée de Philip K. Dick pour le second, nous plongent dans l'univers d'un groupe évoluant entre jazz, électro et contemporain. Son leader Frédéric Maurin présente ce nouveau répertoire.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 17min
Ping Machine, avec Frédéric Maurin au 1er plan, alors qu'on reconnaît derrière lui Paul Lay et Julien Soro au deuxième, puis Florent Dupuit, Juean-Michel Couchet, Didier Havet...
 (Sylvain Gripoix)

Plus de deux ans et demi après leur excellent album live "Encore", les quinze musiciens de Ping Machine sont de retour avec deux nouvelles productions discographiques sorties simultanément le 29 avril. Il y a d'abord "Easy Listening", ses ingéniosités polyrythmiques, ses explorations électro, l'écriture virtuose de Frédéric Maurin, fondateur, compositeur et guitariste du groupe, sans oublier ce titre ironique (qui désigne la musique d'ambiance et la variété "facile d'écoute") qui semble interpeller les programmateurs de salles et de festivals bien frileux avec la création musicale - des groupes comme Ping Machine et le MegaOctet, pour ne citer qu'eux, en savent quelque chose.

Il y a ensuite "Ubik", une suite d'une heure composée sur une commande d'État. "Ubik", c'est à l'origine le titre d'un roman de science-fiction de Philip K. Dick, l'un des auteurs de prédilection de Frédéric Maurin. À la complexité des niveaux de lecture de l'œuvre de Dick, le compositeur de Ping Machine fait écho par une suite sciemment labyrinthique dont les mystères ne demandent qu'à se dévoiler au fil des écoutes. Complémentaires, les deux disques, sortis chez Neuklang, ont été enregistrés aux studios allemands Bauer grâce à une souscription en ligne et étrennés au Triton, aux Lilas, où le compositeur-guitariste est en résidence. Au moment où ce dernier s'interroge sur l'avenir du groupe, "Easy Listening" et "Ubik" ont reçu un accueil enthousiaste dans le "Jazz Magazine" de mai.

  (Sylvain Gripoix)

- Culturebox : Ping Machine a enregistré en septembre un nouveau répertoire. Vous saviez qu’il y aurait matière pour deux disques. Pourquoi les avoir sortis en même temps plutôt que d’échelonner leur parution ?
- Frédéric Maurin : Je pense qu’on n’aurait pas eu le courage de faire une deuxième sortie de disque à six mois ou un an d’intervalle. Une fois que la musique a été enregistrée, mixée, c’était plus simple de travailler à une double sortie vu les moyens dont on dispose. Et finalement, je n’avais pas envie de faire du réchauffé ! Cette double sortie correspond à la musique telle qu’on l’a enregistrée à ce moment.

- Sortir ces disques simultanément, l’un renfermant des morceaux relativement courts, l’autre une longue suite, n’est-ce pas aussi l'occasion de présenter deux facettes du groupe ?
- C’est vrai aussi. Après l’enregistrement, il y a eu aussi des questions de choix. Sachant qu'on ne pouvait pas couper la commande d’État pour la répartir sur deux disques, et qu’on avait aussi des pièces plus courtes avec une forme un peu plus simple, il y avait matière pour deux programmes. L'un, "Ubik", comprend la facette un peu hardcore du groupe. L'autre propose la facette plus soft avec les morceaux les plus courts. On l’a appelé volontairement "Easy Listening", un peu comme une provocation, même si pour ma part, je le trouve facile à écouter ! "Ubik", pièce de musique contemporaine qui comporte de l'improvisation, a pour principale différence son format. En musique, le format est important. Une pièce d’une heure ne demande ni la même disposition, ni le même type de présentation au public, qu’une série de plusieurs pièces.

Extrait de "Kodama" (album "Easy Listening", sorti le 29 avril 2016 chez Neuklang)

- "Easy Listening" comprend trois compositions originales et une version live d'un titre de 2011. Le morceau d'ouverture s'appelle "Kodama". Pourquoi ce titre ?
- Traditionnellement, ce terme désigne les petits esprits de la forêt au Japon. J'y ai fait un voyage il y a dix ans. Dans la façon d'aborder le mysticisme via la nature, j’avais trouvé quelque chose d’assez humain, plus en adéquation avec l’essence profonde des choses que dans la façon dont on l’aborde dans le monde colonisé par les religions monothéistes. Le titre d'un nouveau morceau arrive toujours en fin de processus. Les premières fois où on le joue, ça me fait réfléchir à différentes choses. Ici, c’est l’idée des esprits de la forêt qui m’a inspiré. Au Japon, j’ai visité un cimetière shintoïste dans une forêt, dans des montagnes où il n’y avait que des monastères. Dans cette forêt, j’ai tripé terriblement, exactement comme quand j'étais enfant dans la forêt près de chez moi, en Normandie, ou pendant mes vacances chez mes grands-parents, dans les Alpes Suisses où je passais mon temps à lire des livres et rêver sous les arbres... Dans "Kodama", il y a tout un jeu. J'y trouve une forme de légèreté en dépit du contexte rythmique complexe à réaliser pour les musiciens. Il paraît simple, on a l’impression d’un morceau globalement en la majeur, avec un tas de couleurs harmoniques en dehors du système tonal et des systèmes modaux traditionnels, tout cela étant mis par petites touches... Même si ça peut paraître un peu étonnant, je trouve que ce morceau a une dimension assez joyeuse, lumineuse.

- Et il y a ce motif éthéré, répétitif, au vibraphone...
- C’est drôle, à cause de ce motif qui est répété, beaucoup de gens pensent à Steve Reich. Mais la construction, les techniques utilisées, n’ont rien à voir. Il y a bien un petit jeu sur les décalages avec le piano et le vibraphone. Mais la pensée est plus polyrythmique. Il y a une superposition de couches très identifiables orchestralement. J'ai trouvé ce motif à la guitare, il forme un accord suspendu - un accord pour lequel on a masqué sa vraie fonction tonale et qu'on peut donc utiliser de façon ambigüe. C’est quelque chose de passionnant que je travaille sous d’autres formes depuis que j’ai appris l’écriture tonale. Chez Frank Zappa, on trouve ces accords en permanence, comme chez Herbie Hancock, dans le jazz…

- Le morceau s’achève sur une troublante sensation de ralentissement…
- Techniquement, ce n’est pas facile à réaliser. Notre batteur Rafaël Koerner a fait un travail formidable. Je lui avais d’ailleurs écrit, à la fin de sa partition : "Si tu es arrivé jusqu’au bout, alors tu es vraiment très fort et on a beaucoup progressé au niveau de l’orchestre." La sensation de ralentissement vient de la batterie qui, en jouant de façon de plus en plus étirée, donne l’illusion que le rythme freine et que l’orchestre joue de plus en plus lentement. En concert, ça marche très bien et dans le public, les gens - musiciens compris - ressentent aussi cette impression de ralenti.

Extrait de "Pong"

- Parlez-nous de "Pong".
- "Pong" est un morceau qui reposait à l’origine sur un motif rythmique. Même si les gens l’entendent moins, cette fois, le principe est presque plus proche de certaines techniques utilisées par Steve Reich en particulier dans des morceaux écrits pour des ensembles avec instruments électriques. Il y a un motif rythmique qui fonctionne sur une mesure et qui est décalé sans arrêt, étant amené par des instruments qui se superposent successivement en se décalant. Ça crée un jeu de réponses dans tous les sens rythmiques. Quand le morceau a été terminé, ça m’a fait penser aux premiers petits jeux électroniques, les petites consoles, que j’avais dans mon enfance, il y avait ce petit truc de mouvement mécanique. Il y a un clip de King Crimson avec des machines-outils qui font des petits mouvements. Sur "Pong", il y a aussi une grosse influence de ce groupe dans sa période "Discipline". J’ai appelé ce morceau "Pong" car c’était le nom du jeu que l’on avait avec des petites raquettes sur les consoles Hatari. Plein de gens ont fait le rapprochement entre "Pong" et "Ping", même si ça n’avait rien à voir !

Toute la première partie, jusqu’à la fin du solo de vibraphone, a un système tempéré à douze tons, au piano, et toute la deuxième partie du morceau est spectrale, c’est-à-dire qu’elle est écrite avec des échelles d’harmoniques naturels. On entend alors que certaines notes ne sont pas dans l’échelle tempérée, sont trop hautes ou trop basses par rapport aux notes du piano.

Extrait de "Février"

- Je crois que "Février", le morceau le plus long de "Easy Listening", est aussi le plus ancien...
- En effet, il a été écrit en 2012 - au mois de février - à une période assez compliquée tant sur le plan personnel que professionnel. On avait fait une résidence d’une semaine en Normandie durant laquelle il y avait beaucoup de choses à gérer. C’était la première fois que j’utilisais de l’électronique sur des pièces mais je n’étais pas satisfait, c’était compliqué artistiquement. Je faisais également des essais en musique spectrale, mais il y avait des choses que je n'avais pas encore trouvées... À la même époque, j’écrivais aussi "Trona" qui a été enregistré sur l'album live "Encore". "Février" ressemble plus à ce qu’on faisait sur les disques "Random Issues" et "Des Trucs pareils". Mais harmoniquement, il s’inspire de Messiaen et possède encore une couleur modale, à la Gil Evans par certains aspects, et compte une ou deux parties spectrales, dans une orchestration un peu plus jazz. Aujourd’hui, je ne le réécrirais pas de la même façon. Mais il marche et j’ai beaucoup de retours très positifs, y compris de la part de musiciens.

On a mis du temps à jouer ce morceau sur scène. Il est paradoxalement très dur à faire. Ici, les difficultés ne sont pas d’ordre technique, elles sont d’ordre purement musical, dans le sens de l’intention artistique. Pendant longtemps, on n’arrivait pas à l’exécuter, à trouver l’intention.

"6", extrait de "Ubik"

- Venons-en à "Ubik", morceau de bravoure de 65 minutes inspiré par le roman éponyme de Dick. Comment retranscrit-on ses émotions littéraires en musique ?
- Pour ma part, je ne fais pas nécessairement de lien direct, formel, entre ce que je perçois d’un livre, d’un film ou d’autres musiques, et ce que j’écris. Il y a une forme de travail inconscient qui se fait. Cela faisait longtemps que je voulais écrire quelque chose en lien avec Philip K. Dick. Lors de la dernière interview pour Culturebox, alors que je n’avais pas vraiment de titre pour la commande d’État qui était quasiment finie, on avait parlé un peu du roman "Ubik". À l’époque, j’avais envie d'incorporer de la musique vocale en travaillant avec le texte. Je me suis demandé aussi si j'allais glisser du texte entre certaines pièces. Finalement, c’est compliqué pour des questions de droit. Et c’est très difficile de mélanger du texte à de la musique. Il y a un équilibre très complexe à trouver. Et puis, prendre les mots de quelqu’un d’autre, ce n'est pas évident. Le sens que je leur trouve n’est que le mien. Je ne me sens aucune légitimité, aucune compétence à le faire.

Ensuite, en réfléchissant à la façon dont j’avais travaillé, je m’étais dit que le titre "Ubik" correspondait bien à la pièce que j'avais écrite : dans le livre, il y a une dimension labyrinthique avec cet aspect souvent présent chez Dick et particulièrement dans cette œuvre, ces espèces de deuxièmes parties des romans, ces chemins qui n’en sont pas, une sorte de folie sous-jacente. Certains auteurs ont une capacité à ouvrir complètement la narration et à développer un imaginaire beaucoup plus fort, à perdre le lecteur... C’est ce que j’aime en littérature, en musique... La pièce que j'ai écrite n’est pas non plus linéaire. Même s’il y a des récurrences qui sont parfois de l'ordre du son, du motif rythmique, harmonique, spectral, elles sont entrecoupées de cassures et de changements, et toute la troisième partie est volontairement assez déconstruite. C’est vraiment une narration abstraite.


- La composition d'"Ubik" a dû nécessiter beaucoup de temps.
- Oui. Le travail s’est échelonné sur un peu plus de deux ans, avec des périodes très différentes. J’ai beaucoup modifié la pièce en fonction d’envies que j’avais pour l’orchestre. La mise en place, à un moment, d'un quintette de cuivres a été motivée par le fait que les cuivres avaient envie de jouer des choses particulières. Je travaille beaucoup sur le matériel musical. Certaines pièces peuvent prendre des semaines, des mois, parfois des années. C’est un processus assez long qui ne me garantit pas d’être satisfait au final. Trois mois après l’enregistrement d’"Ubik", il y a des choses que je réécrirais et dirigerais différemment. Il y a tout un aspect que je n’ai pas exploité dans ses idées fondatrices. J’y travaillais cet hiver et je me suis demandé sérieusement pourquoi je ne l'avais pas fait. Le travail de composition, c’est quelque chose de très long pour moi. Notre grande chance, c’est qu’artistiquement, on fait profondément ce qu’on souhaite faire. Les problèmes qu’on rencontre sont d’ailleurs liés à cette chance...


- L'avenir de Ping Machine est donc devenu une vraie source de préoccupation.
- Je ne sais pas si le groupe existera encore dans deux ans. Mais ce n’est pas l’avenir de Ping Machine qui me préoccupe le plus. Ce que je vois surtout, c’est qu’il n’y a plus la capacité, pour la société dans laquelle on vit aujourd’hui en France, d’absorber la création musicale. Plus on propose des choses différentes, qui s’éloignent de "l’image qu’on s’est fait" d’un genre, d’un style, d’une esthétique, plus on se heurte à ce problème. Il n’y a aucune articulation entre les politiques de l’État d’aide aux ensembles, donc d’aide à la création musicale, et les scènes labélisées par l’État, donc les scènes nationales et conventionnées qui, dans leur immense majorité, ne programment aucune musique de création. Donc on n’a pas de concert. Les festivals de jazz ne veulent pas prendre de risques. Beaucoup sont ruinés et vivent parfois sous la pression de maires qui ont leurs propres priorités. Pourtant, jamais personne n’est venu nous voir après un concert pour nous dire : "Vous êtes des salauds, c’est horrible ce que vous avez fait à mes oreilles !"

- Pour finir sur une touche positive, un mot sur Paul Lay, le pianiste du groupe, qui a reçu cet hiver le prix Django Reinhardt de l'Académie du Jazz ?
- C'est super pour lui ! D'abord, Paul, c'est une belle personne. Et comme souvent dans ces cas-là, c'est très agréable de travailler avec lui. Il est foncièrement à l'écoute de la musique, il est très respectueux du travail des autres et il est très talentueux. Dans toutes les musiques qu'il joue, il se concentre toujours sur les choses positives. Je suis très content qu'il rencontre ce succès.

> Ping Machine présente tout le nouveau répertoire en concert à la Maison de la Radio, à Paris, le samedi 14 mai 2016 à 17H30, dans le cadre de l'émission Jazz sur le Vif

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