L’hommage de Thierry Eliez à Keith Emerson, génie d’Emerson, Lake and Palmer
Par un joli signe du destin, Thierry Eliez présente cette création le vendredi 24 juin, jour de son 52e anniversaire. Né en 1964 à Arcachon, il a étudié très jeune le piano et l’orgue avant de découvrir, à l’aube de l’adolescence, le rock progressif. Installé à Paris depuis 1985, pianiste réputé, compositeur et arrangeur, Thierry Eliez a travaillé avec de très grands noms du jazz, parmi lesquels Didier Lockwood, Michel Legrand ou Dee Dee Bridgewater, tout en cultivant son éclectisme entre rock, chanson française ou musiques de films.
Au sein du Ceccarelli Trio, fondé par le batteur André Ceccarelli et le bassiste Jean-Marc Jaffet, Thierry Eliez a rendu hommage aux Beatles dans les années 90. Vers la fin des années 2000, il a revisité de grands succès rock avec le quintet Jad&Den, parmi lesquels "Trilogy", extrait de l’album éponyme d’Emerson, Lake and Palmer.
Aujourd'hui, Thierry Eliez consacre un projet entier, au piano et au chant, à l'œuvre de Keith Emerson, disparu le 11 mars 2016. Après la création au Triton, vendredi soir, à laquelle participeront deux membres du Jad&Den Quintet le temps d'un titre, le pianiste espère défendre cet hommage sur d'autres scènes...
- Culturebox : Célébrer Keith Emerson sur scène le jour de votre anniversaire, c'est un beau cadeau !
- Thierry Eliez : C'est le hasard de la programmation ! Jimmy Vivante, du Triton, m'a proposé cette date et m'a invité à présenter un programme en piano solo, dans un registre progressif plus que jazz. Le pari, c'est de jouer en acoustique. En se posant la question du répertoire, on a pensé tous les deux à rendre hommage à Keith Emerson. C'est d'autant plus troublant que j'ai un autre anniversaire en tête : cette année, ça fera 40 ans que j'ai découvert cette musique. J'avais 12 ans... C'est assez étrange, tragique également, vu les circonstances. On aurait voulu que ça se passe autrement.
- Racontez-nous votre histoire avec Emerson, Lake and Palmer, et particulièrement Keith Emerson.
- À l'époque de mes 12 ans, mon frère - qui est batteur et avec qui j'ai fondé plus tard un trio progressif - et moi écoutions beaucoup de musique par le biais d'un ami. Cet ami avait toutes les nouveautés anglaises de l'époque : Genesis, Yes, Gentle Giant, Pink Floyd et Emerson, Lake and Palmer. Comme j'avais commencé le piano à l'âge de 4 ans et demi ou 5 ans, d'un point de vue musical et pianistique, Keith Emerson, ça m'a parlé de suite ! Le premier album que j'ai acheté avec mon argent de poche, c'était "Tarkus". J'ai halluciné sur ce disque, puis sur "Trilogy", et les autres... À 12, 13 ans, je connaissais déjà pas mal le répertoire d'Emerson. J'ai commencé à travailler certains morceaux dès cette époque. Puis je suis revenu en arrière : après ELP, j'ai écouté les Nice (le groupe précédent de Keith Emerson, ndlr) afin de connaître ce qu'il avait fait auparavant. Ça m'a permis aussi de découvrir un certain répertoire classique que je ne connaissais pas. Ça m'a ouvert à des formes musicales dont je ne soupçonnais pas l'existence. À l'âge qui était le mien, notamment en France, ce n'était pas évident d'avoir la chance de pouvoir se construire une culture musicale à la fois rock, jazz, classique. C'est cette musique et ce musicien qui m'ont ouvert sur des horizons musicaux dont j’ignorais tout.
- Pour ceux qui ne connaissent pas bien ELP, pouvez-vous nous expliquer le lien entre ce groupe et la musique classique ?
- Au sein même des morceaux, ELP faisait pas mal de références et d'emprunts à des compositeurs, tels que Bach. Ils ont repris la quasi intégralité des "Tableaux d'une exposition" de Moussorgski. Par ailleurs, c'est l'un des premiers groupes qui se soit intéressé au mélange des sonorités de l'époque, avec des instruments acoustiques, électro-acoustiques ou carrément électroniques, et qui ait pioché dans des répertoires pas forcément évidents à la première écoute comme ceux de Moussorgski, Prokofiev, Janáček ou Ginastera... Ce n'était ni des morceaux faciles, ni des reprises évidentes. Ça m'a permis de m'intéresser à ce répertoire classique que j'ai découvert à peu près en même temps. Non seulement j'écoutais les adaptations, mais je m'intéressais aussi aux pièces originales des compositeurs.
- A-t-il aussi inspiré le futur jazzman que vous êtes devenu ?
- Complètement. Keith Emerson a ouvert une porte vers cette musique. Il adorait le jazz et il adorait improviser. Il écoutait beaucoup les grands musiciens comme Oscar Peterson. Il s'était forgé une culture musicale impressionnante. Ma culture musicale personnelle découlait de tous ces horizons qui s'ouvraient à moi au début de mon adolescence. Mes premières notes de jazz, je les ai jouées aussi par le biais d'Emerson. Ça m'a pris un peu plus de temps que pour le classique. Mais par la suite, à partir de la petite brèche qu'il a ouverte, car il était un improvisateur incroyable, j'ai continué à écouter du jazz, et à partir de mes 16, 17 ans, je m'y suis mis sérieusement. J'ai découvert Herbie Hancock, Chick Corea, Keith Jarrett côté pianistes, et bien d'autres musiciens.
- Vous avez eu l'occasion de rencontrer Keith Emerson....
- Ça s'est passé il y a seize ans. Je me trouvais à Los Angeles lors d'une tournée avec Dee Dee Bridgewater. On jouait dans un club appelé Catalina. J'étais en attente de partir au festival de jazz de Montréal. J’avais envoyé quelque temps plus tôt, au culot, un mail à Keith Emerson, dans lequel je me présentais et lui faisais part de mon espoir de le rencontrer. Je savais qu'il partageait sa vie entre l'Angleterre et les États-Unis. Il m'a répondu très simplement. On a échangé des mails, puis, si je me souviens bien, il m’a appelé. Il se trouvait chez une amie à Los Angeles : "Ah, Thierry, tu joues avec Dee Dee Bridgewater, c'est super ! Écoute, on peut se voir, dans les deux jours qui viennent." C'était le 3 juillet 2000. On a déjeuné ensemble et on a discuté de musique. C'était un beau moment, très amical, un bel échange entre musiciens.
- Et d'un point de vue humain, comment était-il ?
- Ouverture d'esprit, humilité, simplicité, gentillesse... Passionné de musique, il ne parlait pas de lui mais des musiciens qu'il aimait, c'était incroyable... C'était quelqu'un d'extraordinaire. Et quel humour... Il était très drôle, très British, un peu pince-sans-rire, avec un côté très second degré, tout ce que j'aime ! On s'est vu sur deux jours je crois, j'en garde de très beaux souvenirs.
- Comment résumeriez-vous la contribution de Keith Emerson aux musiques qu'il a abordées ?
- C'était le pionnier d'un genre. C'est le musicien qui a trouvé le lien, le point d'ancrage, entre la puissance de la musique classique et l'énergie du rock'n roll. Il y en a beaucoup d'autres comme lui, à cette époque, qui ont eu ce genre de démarche : Miles Davis, Joe Zawinul, Herbie Hancock, Chick Corea... On peut aussi parler de gens comme Frank Zappa, Peter Gabriel... Ils sont tous des pionniers d'une philosophie de la musique, d'une idée de leur forme artistique, qu'ils vont aller tracer, expérimenter jusqu'au bout. J'ai énormément de respect pour ces gens.
- Après ces moments partagés à Los Angeles, étiez-vous resté en contact avec Keith Emerson ?
- On a échangé sur internet pendant un temps, puis ça s'est dilué. Dans sa vie privée, il y a eu beaucoup de changements. On s'est un peu perdu de vue, puis on a repris contact quand, vers 2007, j'avais adapté la chanson "Trilogy" avec un quintet acoustique. Il avait beaucoup aimé cette version. Sa disparition m'a beaucoup touché. Le moment de notre rencontre a été assez bref, mais pour moi, c'est un moment fort de ma vie.
- Qu'avez-vous ressenti en apprenant les circonstances de sa mort ? La thèse du suicide est privilégiée. Keith Emerson aurait souffert de dépression, il était très affecté par des lésions à la main qui l'empêchaient de jouer...
- Oui, c'est brutal, extrême. J'ai été choqué. Aujourd'hui encore, il m'est difficile de me dire qu'il a commis ce geste désespéré. Pendant des années, il a eu beaucoup de soucis, notamment à la main droite, dus aux nerfs, aux tendons... Je crois même qu'il a eu recours à la chirurgie. J'avais remarqué qu'il avait des cicatrices au poignet. Je crois qu'il devait partir en tournée au Japon. Il se trouvait peut-être à un stade de sa vie où, physiquement, il ne se sentait plus capable de jouer. C'est difficile de savoir ce qui a pu se passer dans sa tête à ce moment. Lui seul le sait et il a emporté son secret. Ça doit être affreux d'avoir fait le tour du monde - ELP a fait en son temps les mêmes tournées que les Stones, Led Zeppelin - et de ne plus être capable de jouer comme on voudrait. Emerson avait une technique faramineuse. Je peux comprendre son désespoir. Mais passer à l'acte d'une façon aussi radicale... Je reste bloqué sur ça. Ces derniers mois, beaucoup de grands artistes de sa génération ont disparu. La mort d'Emerson est peut-être celle qui m'a le plus touché personnellement.
- Y-a-t-il des héritiers de Keith Emerson aujourd'hui ?
- Oui, certains musiciens se revendiquent un peu de cette école et sont respectueux et admiratifs de ce travail. Je pense par exemple à Jordan Rudess, le pianiste de Dream Theater, un groupe progressif metal. Je pense que beaucoup de jeunes musiciens ont entendu parler d'Emerson, qu’ils en ont été inspirés d'une certaine façon. Par contre, je trouve que ce qu'on appelle aujourd'hui rock progressif a perdu un peu de sa fibre d'inspiration classique et de sa musicalité. On se trouve davantage dans une espèce de compétition musicale. À l'époque, il y avait une vraie recherche en termes de subtilité harmonique, rythmique. Aujourd'hui, cette recherche me semble moins flagrante. Mais il y a certainement des choses que je ne connais pas ! Ce qui m'importe le plus, quelque soit le genre, c'est la musicalité, que ce soit une mélodie, une série d'harmonies qui aient un vrai sens. Aujourd'hui, dans la musique en général, j'ai l'impression qu'il y a plus de performance et moins de musicalité.
- En 2007, vous avez réarrangé le morceau "Trilogy" avec un quintet, avec la chanteuse Ceilin Poggi et le violoncelliste Yan Garac qui vont participer au concert au Triton…
- Je connais Ceilin Poggi depuis 2003, 2004. On avait commencé alors à réfléchir à un groupe, je lui avais fait écouter "Trilogy". On avait formé ce quintet de reprises pop et rock avec un violoncelle, des percussions, une contrebasse. Finalement, ce qui a le plus marqué les gens dans ce répertoire, c'est notre version de "Trilogy". Au Triton, on va en jouer une version réécrite pour trio.
- Comment avez-vous abordé le répertoire d’ELP pour ce nouveau projet acoustique ?
- J'ai réarrangé des choses que j'avais travaillées à l'époque. J'ai envie d'apporter ma patte personnelle, mon expérience musicale à ce répertoire, en allant un peu plus vers le jazz, avec des couleurs harmoniques. J’aime ce parti pris du piano acoustique. Ça prend le contrepied de tout ce qui peut être électrique, électronique, avec tous ces tribute bands à ELP qui existent dans le monde. Je voulais prendre la musique telle qu'elle a pu être écrite, conçue à la base, sans l'orchestration, le décorum qui l'entourait, mais avec mon apport personnel de références. Du coup, je redécouvre les morceaux. Et dans l'interprétation, j'ai vraiment envie d'amener une couleur personnelle. Ça donne un côté très intimiste, ça tend parfois vers la musique classique. Jouer en acoustique me permet de proposer un angle de vue différent. J'aime beaucoup ce défi.
Thierry Eliez & Guests
Hommage à Keith Emerson
Vendredi 24 juin 2016 - 20H
Le Triton
11 bis, rue du Coq-Français
93260 Les Lilas
Infos / Billetterie : 01 49 72 83 13
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