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Le lumineux « Théâtre d’ombres » de Tigran Hamasyan, en concert à Paris

Après l’expérience solo de l’excellent « A Fable », c’est en quintette qu’il a imaginé et enregistré son nouvel album, « Shadow Theater » (« théâtre d’ombres », en référence à un art ancestral de son pays). Tigran Hamasyan, pianiste ardent et porte-drapeau d’un jazz arménien ouvert aux sons du XXIe siècle, présentait ce nouveau projet jeudi au festival Jazz à La Villette. Nous l’avons rencontré.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
Une des miniatures illustrant l'album "Shadow Theater" de Tigran Hamasyan (détail)
 (Karen Mirzoyan)
Sans relâche, Tigran Hamasyan, 26 ans, poursuit son exploration des tréfonds de l’âme et de la culture arméniennes. Sans se priver d’enrichir, diversifier et élargir son langage musical bien au-delà des codes du jazz. Dans « Shadow Theater », mélodies traditionnelles et structures rythmiques typiquement arméniennes s’épanouissent dans des arrangements pop, rock, parfois électro, tandis que des improvisations jazz surgissent surtout dans deux morceaux de la seconde moitié du disque. « Shadow Theater » est définitivement inclassable, au risque peut-être de désarçonner, à la toute première écoute, les amateurs des chemins bien balisés. Mais voilà, plus on explore ce disque fougueux, parfois baroque, plus on en découvre les richesses et trésors de créativité.

Dans son nouvel album, le jeune pianiste s’adonne avec joie à sa passion pour le chant, avec le renfort de la voix cristalline d'Areni Agbabian, l’une des membres du groupe Aratta Rebirth avec lequel il avait enregistré le très beau « Red Hail » en 2009. D’autres complices de cette aventure, tels Nate Wood (batterie), Ben Wendel (saxophone) et Sam Minaie (basse) font leur retour sur « Shadow Theater ».
 

Tigran Hamasyan et le facétieux Ben Wendel, après l'interview et avant une répétition à Issy-les-Moulineaux (4 septembre 2013)
 (Annie Yanbékian)


La rencontre
Rendez-vous était fixé à 9h45, mercredi, dans une brasserie du XVe arrondissement de Paris. Tigran Hamasyan est arrivé près d'une heure plus tard, prisonnier d’un taxi, subissant les affres du périphérique. L’interview, décalée comme les autres engagements du jour, aura finalement lieu dans un studio d’Issy-les-Moulineaux. Le temps que le jeune pianiste, stoïque, placide mais affamé, s’offre quelques bouchées de croissant en guise de petit déjeuner…

- Culturebox : Votre précédent album, « A Fable », était un hommage aux contes médiévaux. Vous avez appelé le nouveau disque « Shadow Theater » en référence au théâtre d’ombres, un genre de spectacle très ancien d’Arménie. Est-ce un hommage à une autre tradition qui vous tient à coeur ?
- Tigran Hamasyan : Je parlerais plus d’une inspiration que d’un hommage. L’idée globale du disque, c’est le théâtre en général, mais plus spécialement les ombres. Par exemple, les gens payent pour aller au théâtre. Ils s’assoient et regardent des ombres... L’idée sonne déjà comme complètement abstraite. Ce spectacle est un mensonge, un truc pas réel, et les gens payent pour le voir. Ils y vont quand même dans l’espoir de capter une vérité, un enseignement, sur la vie. Quant à l’auteur de la pièce, il espère s’approcher de quelque chose qui les aidera à comprendre.
 
- Comment se passe une représentation du théâtre d’ombres ?
- Vous avez une sorte de castelet derrière lequel se tiennent trois gars. Il y a des lumières, des jouets artisanaux, certains en papier, d’autres en bois. Certains sont très anciens, très traditionnels, d’autres ont été créés plus récemment pour représenter d’autres personnages. Les concepteurs du spectacle parlent, chantent et montrent des ombres, le tout racontant une histoire. C’est vraiment formidable. C’est destiné aux enfants mais c’est très instructif, avec une dimension philosophique. Chaque histoire est censée enseigner des vérités toutes simples, sur l’avidité, par exemple.
 
- J’ai lu qu’aujourd’hui, si cette tradition ancestrale survit en Arménie, c’est grâce aux efforts d’une poignée de passionnés…
- Il existe une association basée à Achtarak, le club Ayrudzi, qui a démarré dans les années 70. Mon deuxième oncle en était l’un des fondateurs. C’était des jeunes gars fous et passionnés. Ayant lancé un club équestre, ils ont tourné à travers l’Arménie avec un spectacle équestre traditionnel, suivi de démonstrations de danses anciennes et de théâtre d’ombres. J’aurais adoré voir ça… À l’époque, il y a eu un énorme buzz et ce groupe est devenu très connu, car en Union soviétique, vous n’aviez pas le droit de mener la moindre activité à connotation nationaliste. C’était un mouvement vraiment courageux.
- La culture et la musique arméniennes demeurent-elles votre principale source d’inspiration ?
- Parmi mes sources d’inspiration, la musique traditionnelle arménienne constitue en effet une sorte de base pour mes compositions. Mais il y a beaucoup plus. Et la question principale, c’est : « Que faites-vous de tout cela ? » J’écris aussi des morceaux qui ne s'en inspirent pas du tout. Parmi mes influences, il y a beaucoup de groupes comme Meshuggah, Sigur Rós, Tool, ou Hudson Mohawke, un artiste écossais électro et hip-hop, ou encore Flying Lotus… Il y a aussi la folk scandinave, la musique classique indienne…
 
- Les choses que vous vivez vous inspirent-elles également ?
- Certainement. Mais la plupart du temps, quand je compose, je ne pense à rien. Je me sens dans une sorte de transe, j’entends juste des sons. En revanche, quand j’improvise, je peux être en train de penser à une sorte de scénario ou à quelque chose qui n’a rien à voir avec la musique, mais que la musique va visualiser, en quelque sorte. Quand je compose, le plus souvent, j’écris ou je chante une mélodie, un rythme, je m’enregistre, et plus tard je me mets au piano pour travailler, arranger ce matériel.
 
- Vous chantez de plus en plus, comme on peut l’entendre sur votre dernier disque. Avez-vous pris des leçons ?
- J’ai pris quelques cours, en Arménie et en France, j’ai testé différentes techniques dans le but de recevoir quelques conseils et d’obtenir le résultat auquel j’aspirais. Je me considère comme un débutant.
 
- En combien de temps avez-vous composé les morceaux de « Shadow Theater » ?
- L’ensemble du répertoire du disque a été écrit sur une période de six ans environ. J’ai écrit la mélodie principale de « Erishta » à 18 ans, à l’université. Quand aux morceaux « Part 1 : The Collapse » et « Part 2 : Alternative Universe », je les ai écrits et présentés au groupe début 2009. Le reste a été écrit au fil des années et a été finalisé il y a environ un an. Mais en studio, il y a toujours des choses qui peuvent être modifiées.
  (Karen Mirzoyan)


- Comment choisissez-vous les morceaux traditionnels arméniens que vous allez réarranger et inclure dans un disque ?
- J’essaye de réfléchir à la cohérence générale de l’album, afin qu’il n’y ait pas de morceaux qui sonnent hors contexte. Parfois, j’enregistre des titres et après-coup, je réalise qu’il y a des choses qui ne sonnent pas comme je l’avais imaginé. Je retire les morceaux ou je refais complètement les arrangements.

- Dans le disque, y a-t-il un morceau qui vous tienne particulièrement à coeur ?
- Je pense que mon préféré serait « The Year is gone ». Il parle du temps qui passe, de l'éphémère des choses. Je me sens dans cet état d'esprit quand arrive la fin de l'année. Et c'était ma dernière composition de cette année-là, 2012. Puis je l'ai réarrangé après la mort de mon oncle, qui était pour moi un ami très proche, un confident (il s'agit de l'oncle qui lui a fait découvrir le jazz quand Tigran était enfant, ndlr).

- Avez-vous fait les arrangements du disque seul, ou bien avec le concours des membres du quintette ?
- J’ai présenté mes arrangements au groupe, certains d’entre eux m'ont suggéré d’essayer telle ou telle chose sur certains passages. J’ai parfois réarrangé des choses durant les répétitions, ou après les concerts lors desquels nous avons joué certains titres. Pour moi, qui suis un improvisateur, il est impossible de jouer exactement la même chose à l’infini…
 

L'un des looks de Tigran pour "Shadow Theater"...
 (Karen Mirzoyan)


- « Shadow Theater » ne sonne pas comme un disque de jazz classique mais possède une couleur davantage pop. Était-ce ainsi que vous l’aviez imaginé au départ ?
- Oui. Je voulais un travail poussé de production pour cet album. C’est le premier disque pour lequel j’ai décidé de consacrer beaucoup de temps à cet aspect du processus. Nous avons répété six mois avant d’entrer en studio. Puis nous ne sommes pas revus, on a communiqué par Skype, on s’est envoyé les morceaux et on s’est retrouvés une semaine avant l'enregistrement pour une résidence où nous avons pratiqué la musique douze heures par jour. Nous avons ensuite passé une semaine en studio, ce qui est un luxe pour un disque de jazz ! Le mixage a pris deux semaines, ce qui n’est rien pour un disque pop, rock ou électro, mais qui reste du grand luxe pour du jazz. Ensuite, j’ai passé une semaine avec David Kiledjian, du groupe Fowatile, qui est producteur, pianiste et saxophoniste. Nous avons travaillé sur trois chansons, sur des détails, de la programmation, des samples, des effets... Vous ne passez pas autant de temps sur un disque de jazz...

- Après votre album solo « A Fable », est-ce que cela vous manquait de retrouver le plaisir de travailler en groupe, avec des complices comme ceux de Aratta Rebirth ?
- Oui, ils m’ont beaucoup manqué ! Nous nous sommes parfois retrouvés pendant que j’étais en tournée. La plus grande partie des musiques du disque étaient déjà écrites, j’attendais impatiemment de les enregistrer. J’y pensais déjà après Aratta Rebirth (en 2009, ndlr), puis j’ai décidé de me consacrer d’abord au projet solo « A Fable ». Cet été, nous avons joué certains nouveaux morceaux lors de trois concerts. Maintenant, je suis impatient de jouer cet album en live. Son répertoire est désormais complet et aménagé pour la scène. Vu la production très sophistiquée, il a fallu repenser les arrangements pour le live, ce que je n’avais jamais fait auparavant. Dans certains titres qui ont un format pop, des sections solo ont été aménagées, par exemple. Il va y avoir des surprises.

- Y a-t-il un plaisir, ou des difficultés, particuliers à l'écriture pour un quintette ?
- J'adore écrire pour des larges ensembles. C'est plus dur pour moi de jouer du piano en solo... Je compose pour des formations élargies de cinq personnes, parfois six, depuis l'âge de 17 ans. C'est ma configuration idéale, et j'ai tellement de compositions en attente... Des centaines !

- Travaillez-vous déjà sur de futurs projets ?
- En ce moment, je réfléchis sur un projet d'écriture pour choeur et piano, un travail sur des réarrangements des musiques de Mesrop Machtots (362-440, fondateur de l'alphabet arménien, ndlr), et sur mes propres compositions entre-temps... Il me faudrait sept mois de congé sabbatique !

(Propos recueillis par A.Y.)

> En concert jeudi 5 septembre 2013 à Jazz à La Villette (première partie : Shai Maestro)
Tigran Hamasyan : piano, voix
Areni Agbabian : voix
Ben Wendel : saxophone
Nate Wood : batterie
Christopher Tordini : contrebasse

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