Le lumineux « Théâtre d’ombres » de Tigran Hamasyan, en concert à Paris
Dans son nouvel album, le jeune pianiste s’adonne avec joie à sa passion pour le chant, avec le renfort de la voix cristalline d'Areni Agbabian, l’une des membres du groupe Aratta Rebirth avec lequel il avait enregistré le très beau « Red Hail » en 2009. D’autres complices de cette aventure, tels Nate Wood (batterie), Ben Wendel (saxophone) et Sam Minaie (basse) font leur retour sur « Shadow Theater ».
La rencontre
Rendez-vous était fixé à 9h45, mercredi, dans une brasserie du XVe arrondissement de Paris. Tigran Hamasyan est arrivé près d'une heure plus tard, prisonnier d’un taxi, subissant les affres du périphérique. L’interview, décalée comme les autres engagements du jour, aura finalement lieu dans un studio d’Issy-les-Moulineaux. Le temps que le jeune pianiste, stoïque, placide mais affamé, s’offre quelques bouchées de croissant en guise de petit déjeuner…
- Parmi mes sources d’inspiration, la musique traditionnelle arménienne constitue en effet une sorte de base pour mes compositions. Mais il y a beaucoup plus. Et la question principale, c’est : « Que faites-vous de tout cela ? » J’écris aussi des morceaux qui ne s'en inspirent pas du tout. Parmi mes influences, il y a beaucoup de groupes comme Meshuggah, Sigur Rós, Tool, ou Hudson Mohawke, un artiste écossais électro et hip-hop, ou encore Flying Lotus… Il y a aussi la folk scandinave, la musique classique indienne…
- Comment choisissez-vous les morceaux traditionnels arméniens que vous allez réarranger et inclure dans un disque ?
- J’essaye de réfléchir à la cohérence générale de l’album, afin qu’il n’y ait pas de morceaux qui sonnent hors contexte. Parfois, j’enregistre des titres et après-coup, je réalise qu’il y a des choses qui ne sonnent pas comme je l’avais imaginé. Je retire les morceaux ou je refais complètement les arrangements.
- Dans le disque, y a-t-il un morceau qui vous tienne particulièrement à coeur ?
- Je pense que mon préféré serait « The Year is gone ». Il parle du temps qui passe, de l'éphémère des choses. Je me sens dans cet état d'esprit quand arrive la fin de l'année. Et c'était ma dernière composition de cette année-là, 2012. Puis je l'ai réarrangé après la mort de mon oncle, qui était pour moi un ami très proche, un confident (il s'agit de l'oncle qui lui a fait découvrir le jazz quand Tigran était enfant, ndlr).
- Avez-vous fait les arrangements du disque seul, ou bien avec le concours des membres du quintette ?
- J’ai présenté mes arrangements au groupe, certains d’entre eux m'ont suggéré d’essayer telle ou telle chose sur certains passages. J’ai parfois réarrangé des choses durant les répétitions, ou après les concerts lors desquels nous avons joué certains titres. Pour moi, qui suis un improvisateur, il est impossible de jouer exactement la même chose à l’infini…
- « Shadow Theater » ne sonne pas comme un disque de jazz classique mais possède une couleur davantage pop. Était-ce ainsi que vous l’aviez imaginé au départ ?
- Oui. Je voulais un travail poussé de production pour cet album. C’est le premier disque pour lequel j’ai décidé de consacrer beaucoup de temps à cet aspect du processus. Nous avons répété six mois avant d’entrer en studio. Puis nous ne sommes pas revus, on a communiqué par Skype, on s’est envoyé les morceaux et on s’est retrouvés une semaine avant l'enregistrement pour une résidence où nous avons pratiqué la musique douze heures par jour. Nous avons ensuite passé une semaine en studio, ce qui est un luxe pour un disque de jazz ! Le mixage a pris deux semaines, ce qui n’est rien pour un disque pop, rock ou électro, mais qui reste du grand luxe pour du jazz. Ensuite, j’ai passé une semaine avec David Kiledjian, du groupe Fowatile, qui est producteur, pianiste et saxophoniste. Nous avons travaillé sur trois chansons, sur des détails, de la programmation, des samples, des effets... Vous ne passez pas autant de temps sur un disque de jazz...
- Après votre album solo « A Fable », est-ce que cela vous manquait de retrouver le plaisir de travailler en groupe, avec des complices comme ceux de Aratta Rebirth ?
- Oui, ils m’ont beaucoup manqué ! Nous nous sommes parfois retrouvés pendant que j’étais en tournée. La plus grande partie des musiques du disque étaient déjà écrites, j’attendais impatiemment de les enregistrer. J’y pensais déjà après Aratta Rebirth (en 2009, ndlr), puis j’ai décidé de me consacrer d’abord au projet solo « A Fable ». Cet été, nous avons joué certains nouveaux morceaux lors de trois concerts. Maintenant, je suis impatient de jouer cet album en live. Son répertoire est désormais complet et aménagé pour la scène. Vu la production très sophistiquée, il a fallu repenser les arrangements pour le live, ce que je n’avais jamais fait auparavant. Dans certains titres qui ont un format pop, des sections solo ont été aménagées, par exemple. Il va y avoir des surprises.
- Y a-t-il un plaisir, ou des difficultés, particuliers à l'écriture pour un quintette ?
- J'adore écrire pour des larges ensembles. C'est plus dur pour moi de jouer du piano en solo... Je compose pour des formations élargies de cinq personnes, parfois six, depuis l'âge de 17 ans. C'est ma configuration idéale, et j'ai tellement de compositions en attente... Des centaines !
- Travaillez-vous déjà sur de futurs projets ?
- En ce moment, je réfléchis sur un projet d'écriture pour choeur et piano, un travail sur des réarrangements des musiques de Mesrop Machtots (362-440, fondateur de l'alphabet arménien, ndlr), et sur mes propres compositions entre-temps... Il me faudrait sept mois de congé sabbatique !
(Propos recueillis par A.Y.)
Tigran Hamasyan : piano, voix
Areni Agbabian : voix
Ben Wendel : saxophone
Nate Wood : batterie
Christopher Tordini : contrebasse
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