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La splendide ode musicale de John Greaves à Verlaine

John Greaves, musicien et compositeur gallois installé à Paris, a écrit une somptueuse suite musicale, "Verlaine gisant", teintée de rock, de chanson française et de jazz autour d'un recueil de textes d'Emmanuel Tugny. Il s'est entouré de formidables musiciens, à commencer par les chanteurs Élise Caron, Jeanne Added et Thomas de Pourquery. En concert samedi à Jazz à la Villette. Rencontre.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
John Greaves à Paris le 9 septembre 2015
 (Annie Yanbékian)
Le concert du samedi 12 septembre est retransmis sur Culturebox à partir de 20H depuis la Grande Halle de la Villette, à Paris (à suivre ici).

John Greaves, bassiste, pianiste, chanteur, compositeur né le 23 février 1950 à Prestatyn, au Pays de Galles, s'est illustré au sein du groupe d'avant-garde Henri Cow, du groupe de rock progressif National Health et dans de nombreuses collaborations avec des musiciens comme Robert Wyatt, Peter Blegvad ou, en France, Vincent Courtois. Il s'est installé à Paris en 1983.

John Greaves s'intéresse de près à l'œuvre de Paul Verlaine (1844-1896) depuis le milieu des années 2000. "Verlaine gisant" est le troisième disque qu'il consacre au poète après "Greaves Verlaine" (2008) et "Greaves Verlaine 2" (2012). Dans les deux précédents, il avait mis des poèmes en musique. Cette fois, le compositeurs gallois a écrit des musiques autour de textes de l'écrivain-diplomate Emmanuel Tugny, ce dernier s'étant inspiré du livre "Les Derniers jours de Paul Verlaine", écrit par Gustave Le Rouge, un ami du poète.

Verlaine face à ses fantômes

"Verlaine gisant", fable onirique qui confronte Verlaine aux fantômes de sa vie, est servi par le chant habité de Thomas de Pourquery, quasi-sosie du poète, Élise Caron, Jeanne Added et John Greaves lui-même, et par - entre autres- la pianiste Ève Risser et le guitariste Olivier Mellano. Inclassable et réjouissante, cette perle musicale lyrique, poétique et ombrageuse, a été créée fin 2012 au Triton, aux Lilas, au cours d'une résidence. Enregistré à Radio France en novembre 2013, le disque est dédié au percussionniste Léon Milo, partie prenante du projet, disparu en 2014.


- Culturebox : Comment avez-vous découvert Paul Verlaine ?
- John Greaves : À l'école, comme nous tous, je suppose. Même les Gallois l'étudient, en version anglaise bien sûr. À vrai dire, à l'époque, ça ne m'a pas touché du tout. Mon intérêt remonte seulement à quelques années. J'ai eu envie de faire un disque en français. J'écris de temps en temps des textes en français, mais je suis très lent... Comme j'étais pressé de réaliser ce projet, j'ai décidé de chercher du côté de tous ces vieux auteurs que j'avais étudiés à l'école et à l'université. J'ai passé un été à tout relire : Rimbaud, Musset, Hugo, Apollinaire... Je me suis régalé. Mais en relisant Verlaine, j'ai ressenti de manière immédiate et directe que ça chantait.

- Verlaine vous a immédiatement inspiré...
- Ça s'est passé très vite. Je voyais, j'entendais tout de suite la musique dans le texte. Je n'ai pas ramé pour la prosodie. Ça parlait dans ma tête directement. J'avais trouvé mon parolier en la personne de Verlaine ! J'ai fait un premier disque. J'ai choisi des poèmes pour lesquels les musiques m'étaient apparues très vite. Il y avait plus d'une douzaine de chansons. Après avoir réalisé le premier album, il me restait des morceaux que j'ai enregistrés dans un deuxième disque quelques années plus tard. J'avais réalisé mon désir de faire des disques en français comme chanteur, ce qui était un exploit en soi, avec mon petit accent ! Pour moi, cela représentait aussi un enjeu de voir ce que ça donnait de chanter de grands poèmes français avec cet accent qui grince.

- Comment ces premiers enregistrements ont-ils été accueillis ?
- Il y a des gens qui n'ont pas du tout supporté ! Mais il y a surtout des jeunes, ceux que la poésie ennuyait à l'école, qui m'ont dit : "Non, ce n'est pas Verlaine, ce n'est pas possible !" C'est quelque chose dont j'étais content. J'aurai toujours cet accent, et je pense modestement que ça fonctionne à merveille avec les textes car ça donne justement une distance, c'est une autre façon d'aborder ces textes qui sont des stèles dans la littérature française.

- Comment est né le projet "Verlaine gisant" ?
- Dans les précédents disques sur Verlaine, je suis le chanteur. Mais ce que j'adore, c'est faire chanter les autres. Je suis un fanatique des voix. En France, je suis bien entouré. J'y ai trouvé les meilleurs chanteurs du monde ! J'avais envie de faire une espèce d'opéra, une œuvre scénique à partir d'une idée de Verlaine, en utilisant des voix qui ne soient pas comme la mienne, bizarroïde, grave, britannique ! Je voulais de vraies voix françaises, des voix d'anges ! Et vous avez vu la gueule de Thomas ? (il rit) Il n'y a rien à dire, c'est Verlaine ! D'ailleurs, il est plus beau ! J'ai eu beaucoup de chance puisque tous les chanteurs que j'avais choisis étaient disponibles pour la résidence, pour quelques concerts et pour l'enregistrement du disque à Radio France.


- Parlez-moi de l'auteur des textes, Emmanuel Tugny.
- Au moment où j'avais cette nouvelle idée sur Verlaine dans un coin de la tête, j'ai été invité en Russie par Emmanuel Tugny (écrivain, musicien, diplomate, ndlr). Il y a quelques années, j'avais écrit des musiques sur ses textes mais ce travail n'a pas encore abouti et dort dans un placard. Après son séjour comme attaché culturel au Brésil, Emmanuel travaillait à Ekatérinburg. J'y suis resté une semaine pour donner un concert solo. Un soir, très tard, dans un bar russe, nous avons parlé de mon projet sur Verlaine. Or, Emmanuel, qui est l'homme le plus érudit que je connaisse, a fait une thèse, durant ses études, sur le livre "Les derniers jours de Paul Verlaine" de Gustave Le Rouge... Jusqu'à 5 heures du matin, on a esquissé, mis en forme cette idée... Je suis rentré en France. Une semaine plus tard, Emmanuel, plus rapide que Lucky Luke, m'a envoyé une trentaine de textes ! J'en ai gardé une douzaine que j'ai mis en forme. On a laissé tomber le projet d'opéra... mais peut-être pas définitivement. J'aimerais bien écrire une version orchestrale un jour, avec un livret plus développé.

- Comment avez-vous construit ce projet ?
- Notre idée était la suivante : que ce soit moi, Thomas, Élise ou Jeanne qui chante, "Verlaine gisant" décrit tout ce qui se passe autour du poète. On se trouve dans un monde assez onirique dans lequel beaucoup de personnages apparaissent comme des ombres, des spectres. Les voix se partagent pour représenter tous ces éléments de la vie de Verlaine, les filles, sa mère, sa femme, ses putes...

- D'où ces changements de climats, parfois surprenants, au sein de certaines chansons...
- Ça, c'est mon travail. Je ne sais pas si Emmanuel a été frappé, heurté, par le fait que parfois, je pars d'un beau texte comme "L'Air de la Lune" et je le casse, parce que je suis comme ça. C'est comme cela que je compose, que je travaille sur la matière sonore. Entre parenthèses, on n'aurait pas pu aboutir à ce résultat sans le travail formidable, au son, de Pascal Besnard de Radio France. Quand je travaille sur les poèmes de Verlaine, de la même façon que je l'ai fait avec des textes de Dylan Thomas ou James Joyce, je perçois déjà une prosodie, une narration, autres que celle que l'on peut voir sur la page du livre. C'est là que mon travail de compositeur commence. Et si ça marche, tant mieux.


- Dans la presse, mais également dans le disque, vous décrivez Verlaine comme votre "obsession"...
- Ce n'est pas vraiment le terme que j'avais employé... C'est celui qu'a choisi le traducteur de mon texte de présentation, que j'avais écrit initialement en anglais. Je n'en suis plus tout à fait sûr, mais j'avais peut-être employé le mot anglais "fixation", il est un peu moins fort qu'"obsession" ! Je parlerais plutôt d'un attrait très développé ! Je voulais en finir ! J'avais aussi d'autres projets à mener, et j'ai fait d'autres choses entre-temps. Mais je voulais compléter ce travail sur Verlaine. Il faisait partie d'une étape pour moi, l'entrée dans les textes, dans la littérature, dans le verbe.

- Le projet a-t-il été mis en forme pendant votre résidence au Triton ?
- Oui. Ce projet a pris beaucoup de temps, car les artistes qui y participent, parmi les meilleurs du monde, sont rarement disponibles. La résidence s'est échelonnée entre 2012 et 2013. On se retrouvait trois jours ici, trois jours là, pour travailler ensemble. C'est un processus que j'adore. Ça ne me viendrait pas à l'idée d'apporter des partitions toutes faites pour tout le monde. Je donne des grilles, des esquisses des morceaux, et ensuite, les gens mettent ça en forme avec leur talent et leur expérience. Ils sont des musiciens complets, des improvisateurs-nés et ils peuvent mettre ce talent au service de l'écriture. C'est pour moi un privilège de travailler avec eux.

- Est-ce que cette aventure au long cours vous a donné envie, finalement, de vous lancer dans l'écriture de chansons en français ?
- Non, pas pour l'instant. Peut-être parce que je suis un gros fainéant ! Simplement, j'écris plus facilement en anglais. Je suis assez exigeant avec moi-même, comme avec les autres, au niveau des textes. Si un chanteur, une chanteuse ou un poète ouvre sa gueule, il faut qu'il ait quelque chose à dire ! Actuellement, j'écris de nouvelles chansons en anglais et les morceaux sont presque finis. Je travaille avec Olivier (Mellano, le guitariste de "Verlaine gisant", ndlr), Cyril Atef et Vincent Segal.

- Vous allez présenter "Verlaine gisant" à Jazz à la Villette. Qu'est-ce qui vous apporte le plus de fierté dans ce projet ?
- C'est justement de le présenter en concert. Nous sommes huit sur scène, ce n'est pas rien. Indépendamment de la résidence au Triton, qui constituait une esquisse, nous avons présenté "Verlaine gisant" trois fois seulement sur scène. Pour vous répondre autrement, ce qui est le plus frustrant, avec un disque, c'est de ne pas pouvoir le laisser s'exprimer au-delà de l'enregistrement. Normalement, l'étape du studio n'est qu'un commencement. Quand, ensuite, on le joue une fois, deux fois, dix fois sur scène, le projet prend vie, se transforme, devient autonome. Mon plaisir, c'est cela.


John Greaves en concert à Jazz à la Villette
Samedi 12 septembre 2015, Grande Halle, 20H
John Greaves : composition, direction, chant, basse
Élise Caron, Jeanne Added, Thomas de Pourquery : chant
Éve Risser : piano
Guillaume Roy : alto
Olivier Mellano : guitare
Régis Boulard : batterie

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