Jacky Terrasson pianiste euphorique dans "Take This"
Trois ans après "Gouache", qui a contribué à faire connaître l'éblouissante Cecile McLorin Salvant, le pianiste Jacky Terrasson est de retour avec "Take This", sorti sur le célèbre label Impulse! (Universal). Dans cet album débordant d'énergie et de joie de vivre, le jazzman, tantôt au piano, tantôt au Fender Rhodes, prend un plaisir communicatif à insuffler une nouvelle texture, une nouvelle vie, une nouvelle fraîcheur à des standards de jazz (Miles Davis, Bud Powell, le Dave Brubeck Quartet...) ainsi qu'à des chansons ("Maladie d'amour", un succès des Beatles, mais aussi un tube récent de Gotye...), qui voisinnent avec ses propres compositions, joyeuses ou poétiques.
Nommé aux Victoires du Jazz
Un jeu de clavier aux accents cubains, un percussionniste africain, un groove joyeusement nostalgique des années 70, auxquels s'ajoutent les percussions vocales et corporelles de Sly Johnson (un ancien du Saïan Supa Crew), contribuent à la réussite éclatante de ce disque radieux nommé aux Victoires du Jazz dans la catégorie "album de l'année".- Culturebox : Tout d'abord, comment avez-vous réagi en apprenant votre nomination aux Victoires du Jazz ?
- Jacky Terrasson : C'est toujours flatteur, ça fait plaisir ! Je suis content d'être là avec Stéphane Kerecki et Thomas Enhco. Même si cela me fait un peu penser au milieu du classique, où il y a toutes ces récompenses, les concours pendant les études... Mais j'apprécie beaucoup ! Et c'est bien que l'on médiatise un peu cette musique qui reste souvent dans l'ombre. Finalement, les événements comme les Victoires permettent de mettre un coup de projecteur sur ce type de musique.
- Pour votre dernier disque, vous vous êtes entouré d'une équipe internationale, renforcée par un beatboxer français...
- Je joue depuis plusieurs années avec Lukmil Perrez, le batteur cubain. Quant à Burniss Travis (bassiste texan, ndlr), il était sur le dernier disque, on joue ensemble depuis 5 ou 6 ans. Quand on a commencé à parler du projet, j'avais déjà quelques thèmes en tête. J'étais à la recherche de sons qui sortiraient un peu de ma griffe jazz, je sentais que ma musique débordait un peu de ce contexte. C'est un disque inspiré par plusieurs styles, plusieurs cultures. J'avais envie de trouver un beatboxer. J'ai demandé conseil à Jean-Philippe Allard (directeur du label Impulse!, ndlr). Il m'a recommandé Sly Johnson qui a vraiment apporté sa patte à l'album, et c'est exactement ce que j'attendais de lui. Enfin, je connais beaucoup de percussionnistes latins, mais pas vraiment d'africains. Jean-Philippe m'a parlé d'Adama Diarra qui était arrivé de Bamako la veille... Sly et Adama, je les ai rencontrés dans le studio !
- Comment est-ce que ça s'est passé ?
- Ça s'est bien passé. Pour les choses plus préparées, j'avais répété avec les autres. Je me disais : "J'ai la chance de jouer avec des gens qui ont une très forte personnalité musicale. Je ne vais pas leur imposer plein de trucs ! J'ai envie qu'ils amènent leur griffe, leur empreinte !" Il y avait des choses préparées, et d'autres pour lesquelles on a cherché pendant une heure, une heure et demie, des sons, des ambiances, des climats. Une fois qu'on tenait un truc, je demandais à un ingénieur d'enregistrer.
- C'est donc pour cela que l'album comporte deux versions différentes de "Take Five", le célèbre morceau que Paul Desmond a composé pour le Dave Brubeck Quartet, l'une très rythmée, l'autre plus lente et sensuelle...
- Exactement. La version rapide, que j'appelle "psychédélique", était prévue. La version plus lente, que j'appelle "loundge", s'est faite entre deux prises. J'avais suggéré une ligne de basse au bassiste. On a commencé à chercher tout autour... Finalement, c'est la version que je préfère.
- Le choix d'avoir intitulé votre album "Take this" a-t-il un lien avec le fait que vous y ayez glissé deux versions de "Take Five" ?
- Le fait de reprendre "Take Five" me permettait de rendre hommage à Dave Brubeck (disparu en décembre 2012, ndlr). Honnêtement, à mon arrivée en studio, je n'avais aucune idée du titre de l'album. C'est seulement après avoir fait la deuxième version de "Take Five", et après m'être rendu compte que ce disque sortait un peu de mes sentiers battus, que j'ai pensé à un tel titre. "Take This", ça voulait dire pour moi "Prenez ceci", sans le côté provocation. "Écoutez ceci, essayez", tout simplement. Mais c'est vrai que ça joue aussi un peu sur les mots, vu qu'il y a deux versions de "Take Five".
- Ce que vous invitez l'auditeur à "prendre", c'est surtout du "kiff", comme l'indique le titre d'ouverture du disque, court et joyeux, très années 70, une époque que vous aimez beaucoup...
- Oui, j'adore cette époque. En fait, c'est très difficile de mettre un titre sur un morceau quand il n'a pas été composé pour quelqu'un ou pour un événement... Je voulais écrire ce morceau car une semaine avant d'entrer en studio, j'avais une idée de ce qui allait figurer sur l'album mais je trouvais qu'il me manquait un morceau un peu pêchu. Je n'avais pas du tout de titre pour ce morceau. Une fois l'album enregistré, je l'ai fait écouter en avant-première à des copains dans un café près de chez moi, à New York, où il n'y a quasiment que des Français. En écoutant ce morceau, le barman s'exclame : "Ah, c'est bien, ça, Jacky, je kiffe !" Je l'ai remercié, j'avais trouvé mon titre !
- C'est amusant que vous ayez pu penser qu'il vous "manquait un morceau pêchu"... Globalement, votre disque est gorgé de groove et de rythme, avec un piano très percussif, des intros au beatbox... Même s'il se termine en effet par un morceau très calme et apaisant, "Letting Go"...
- Oui, c'est un album très groovy au final, je suis d'accord... La petite histoire, c'est que quelques mois avant de rentrer en studio, je m'étais fait plaquer. J'avais peur de faire un album triste. j'ai donc voulu écrire un truc qui donne la banane. Voilà, vous savez tout ! Et "Letting Go", ça signifie "Lâcher prise". Sur cette histoire, sur cette femme.
- Parlons des reprises de l'album. Vous avez repris un succès d'Henri Salvador...
- Dans tous mes disques, j'essaye d'inclure soit une mélodie française, tirée du classique, comme je l'ai fait avec Érik Satie dans "Gouache", soit une chanson française, parce que je suis français et que ça fait partie de mes racines. ce coup-ci, c'est Henri Salvador avec "Maladie d'amour". Il a une très belle voix et il n'a pas été trop repris dans le jazz.
- Vous aimez aussi beaucoup reprendre de la pop. Après John Lennon dans "Gouache", vous revisitez "Come Together" des Beatles... Il faut entendre la version voix-piano avec Sly Johnson qui flirte avec le gospel...
- En fait, on a enregistré cette chanson deux fois. Une fois avec tout le groupe, une autre juste en duo. J'ai jugé que cette deuxième version était plus cohérente. Et comme vous le disiez, finalement, dans le disque, il y a pas mal de choses très percussives, aussi, cette version apporte un peu plus d'air. L'idée de reprendre "Come together" a surgi en studio. On avait prévu une ou deux choses avec Sly. Puis on a réfléchi à faire un morceau en plus. J'ai pensé que ce serait bien de faire une reprise. J'avais une idée de rythme un peu impair. À la fin d'une journée d'enregistrement, j'ai proposé un arrangement à Sly, on l'a travaillé le soir et on a enregistré le lendemain matin.
- Vous reprenez aussi une chanson pop récente, "Somebody That I Used to Know" de Gotye, après avoir revisité Justin Bieber dans votre précédent album...
- Justin Bieber, je l'avais repris parce que ma fille, qui avait 11 ans à l'époque, était folle amoureuse de Justin Bieber comme toutes les gamines de son âge. Quand j'étais chez elle (puisqu'elle habite chez sa maman), j'ai dû entendre "Baby" 6000 fois ! Ça m'a un peu affecté dans ma vie personnelle, quoi ! Au bout de la 6001e fois, j'ai dit à ma fille : "Ma chérie, je vais te le faire à ma façon !" En revanche, j'ai un peu choisi "Somebody That I Used to Know" par rapport à mon spleen de séparation. Mais j'aime bien reprendre et mettre dans un autre contexte les chansons qui cartonnent et celles qui ont du sens.
- Revenons dans le jazz, avec cette reprise ébouriffante du "Un Poco Loco" de Bud Powell, au piano, au Fender Rhodes, avec des percussions latines...
- Bud Powell, c'est un héros de jeunesse et d'adolescence avec Coltrane, Jarrett, Monk, Tatum, Jamal, Bill Evans... L'idée est venue de Jean-Philippe Allard. J'étais d'accord, à condition de le sortir de son contexte, de son jus, et de le mettre dans un autre. Reprendre du Bud Powell pour essayer de jouer comme Bud Powell, c'est stupide. Personne n'y arrivera. Le Fender Rhodes permet de se démarquer de l'original. Si mon instrument préféré est le piano, le Fender Rhodes me permet réellement d'ajouter d'autres couleurs, d'autres saveurs à ma palette.
- En conclusion, qu'est-ce que ce disque dit de vous ?
- Il dit de moi qu'il ne faut jamais se laisser abattre !
- Un dernier mot avant le concert à L'Olympia, et notamment sur l'une de vos invitées, Cecile McLorin Salvant, que vous connaissez bien, et qui est la grande révélation du jazz vocal de ces dernières années...
- Cecile chante depuis déjà pas mal de temps. Je l'ai rencontrée à Washington six mois avant d'enregistrer "Gouache", lors d'un concert spécial organisé avec tous les lauréats du Concours Thelonious Monk. Cecile l'a gagné il y a 5 ou 6 ans, et moi il y a encore plus longtemps... Je m'en souviens très bien. La veille du concert, j'allais répéter, je marchais dans les couloirs et j'entendais cette voix qui venait de la salle de répétition. Je me suis dit : "Waouh ! Qui est-ce qui chante comme ça ?" Je m'attendais à voir une femme d'un certain âge. Je suis rentré dans la salle et ça a été le coup de foudre immédiat ! Superbe voix, hyper contrôlée, c'était juste, musical, sensuel. On a discuté, je l'ai invitée à chanter sur mon prochain disque. Je suis assez fier que "Gouache" l'ait un peu mise en avant.
- S'agit-il de votre premier "Olympia" ?
- En tête d'affiche, oui. En plus de vieux amis présents sur scène, comme le trompettiste Stéphane Belmondo ou le contrebassiste Thomas Bramerie que je connais depuis très longtemps, toute ma famille sera présente. Mes parents, qui vivent près de Clermont-Ferrand, montent à Paris pour l'occasion, on fêtera leur anniversaire. Ma mère va voir mon nom en rouge sur la façade...
Jacky Terrasson & Friends
Mardi 9 juin 2015, 20h30
L'Olympia
28, bd des Capucines, Paris 9e
Infos et réservations : 08 92 68 33 68 (0,34€/mn) ou ici
L'agenda-concert de Jacky Terrasson ici
Jacky Terrasson : piano, Fender Rhodes
Sly Johnson : voix, beatbox
Lukmil Perez : batterie
Thomas Bramerie : contrebasse
Invités à L'Olympia :
Cecile McLorin Salvant : voix
Stéphane Belmondo : trompette
Minino Garay : percussions
Marcio Faraco : voix, guitare
Anne Sila : voix
Mathilde : voix
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