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Interview Tigran Hamasyan, pianiste contemplatif

Le 31 mars, le pianiste arménien Tigran Hamasyan a sorti un nouvel album en solo, "An Ancient Observer", le premier depuis l’inoubliable "A Fable" sorti début 2011. Il l'a présenté d’ores et déjà sur scène, avec plusieurs dates dont un concert à Paris, au Trianon, à guichets fermés. Rencontre, suivie de la présentation des dix morceaux du disque.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12 min
Tigran Hamasyan dans le portrait qui illustre la pochette de l'album "An Ancient Observer" (sortie : 31 mars 2017)
 (Elena Petrosyan)

En 2015, nous avions quitté Tigran Hamasyan sur une exploration des chants sacrés arméniens dans le splendide "Luys i Luso", l’un des deux disques qu’il a sortis sur le fameux label allemand ECM avec l’onirique "Atmosphères" réalisé avec des pointures du jazz norvégien. Nous le retrouvons pour un retour à la formule qui lui a valu un grand succès il y a plus de six ans avec le très beau "A Fable" (Universal), celle du piano solo.

Annoncé pour le 31 mars chez Nonesuch Records, "An Ancient Observer" nous conte l’observation du monde par un artiste aujourd’hui âgé de 29 ans, et habité de toute évidence par une âme ancienne. Il nous livre dix morceaux de pure poésie (dont deux variations sur le même thème), tantôt simplement joués au piano, tantôt enrichis d’effets électro, de vocaux éthérés et, parfois, de percussions vocales. Au cœur de thèmes souvent mélancoliques, parfois poignants, d'envolées et d'improvisations jazz, de clins d’œil au baroque et au minimalisme, on devine l’ADN de l'écriture mélodique et rythmique d’Arménie. Comme il aime à le faire dans ses disques, Tigran Hamasyan a d’ailleurs réarrangé deux thèmes populaires de son pays.

Le pianiste présentait son nouvel album le vendredi 24 mars à Paris, au Trianon, un concert qui affichait complet depuis quelques jours déjà. D'autres dates suivent, dans un premier temps Alfortville, ainsi que Rennes pour le festival Jazz à l'Étage.


- Culturebox : Qui est "l’observateur ancien" dont il est question dans le disque ?
- Tigran Hamasyan : C’est moi, c’est quiconque observe le monde. C’est aussi un habitant de l’Arménie, il y a cinq siècles par exemple, qui observait son pays, qui voyait la même nature, les mêmes montagnes, rivières, oiseaux… Il peignait sur des vases d’argile. Évidemment, tout avait une signification spirituelle, et dans le même temps, il était inspiré par la nature. L’observateur, c’est lui, c’est moi, c’est un photographe, un cinéaste, tout artiste, tout le monde. Ça parle de l’art de l’observation. Et si je parle d’observateur ancien, c’est parce que nous sommes tous amenés à être anciens à court terme !

- Dans le texte de présentation du disque, vous évoquez la vue, depuis la fenêtre de votre maison, de l’Ararat, la montagne sacrée des Arméniens, désormais parasitée par des pylônes, des antennes…
- Je n’ai pas la vue la plus parfaite de l’Ararat, on voit beaucoup d’autres choses... Mais en effet, si vous regardez par la fenêtre depuis chez moi, vous éprouvez un sentiment existentiel. Dans le disque, il est question d’observation un peu à la manière de photographes à la recherche de quelque chose de précis. Au départ, ils doivent observer pendant un long moment, ils ont une vision unique, ils voient des choses que les autres ne peuvent pas voir. Cela peut s’appliquer à la musique. Cet album, très visuel, est une photographie musicale, d’une certaine manière.

- Vous expliquez aussi que cet album est "le résultat d’une observation du monde qui nous entoure, une traduction musicale de ça. Un monde où chacun porte le poids de l’Histoire sur ses épaules"...
- Je parle d’une manière générale de l’histoire humaine. Chacun a une histoire différente : où vous êtes né, quel a été le parcours de vos grands-parents, de vos ancêtres… Ce disque se nourrit bien sûr de mon expérience, des problèmes auxquels j’ai été confronté, des choses que j’ai découvertes, de tout ce qui représente quelque chose pour moi… Il y a des gens qui viennent de quelque part et qui oublient leurs racines, qui n’y pensent même pas, qui deviennent citoyens du monde, quelle que soit la signification de cette expression. Mais nos parents, d’où ils venaient, leurs influences, leur héritage culturel, tout a eu un impact, qui est également génétique. C’est quelque chose sur quoi je porte beaucoup d’attention. Même si vous ne voulez pas y prêter attention, c’est présent de manière subliminale.

- Est-ce que le poids de l’histoire du peuple arménien influe sur votre façon d’être en ce monde ?
- Absolument. Ne serait-ce que l’histoire récente, qui remonte à mon enfance, avec mes parents, leur façon de vivre, l’environnement dans lequel je suis né. Dans mon enfance, il s’est passé un tremblement de terre, la guerre, l’effondrement de l’Union soviétique, le tout exactement à la même époque, ce qui est assez fou. En particulier dans la ville dont je suis originaire, Gyumri, touchée de plein fouet par le séisme.

- Sentez-vous que ces événements aient contribué à façonner l’homme que vous êtes devenu ?
- Je ne peux pas le dire… Il y a des gens qui ont traversé cette époque comme moi et qui sont devenus complètement stupides… Beaucoup sont devenus alcooliques ou ont commencé à se droguer, à cause de la dépression, du désœuvrement… Tout le monde buvait. Mon père me raconte encore aujourd’hui que c’était une période vraiment difficile. La famille est réellement essentielle. Je suis très reconnaissant envers mon père, ma mère, mes grands-parents… J’ai eu une enfance heureuse, je ne me rendais pas compte à quel point les temps étaient compliqués. Je ne l’ai réalisé que plus tard, quand j’ai commencé à écouter les histoires que mon père me racontait.


- Quel regard portez-vous aujourd’hui sur le monde ?
- Nous vivons une époque très intéressante, mais difficile. D’un côté, avec l’évolution technologique, nous expérimentons beaucoup de choses pour la première fois. Mais dans le même temps, comme tout est accessible à n’importe quel moment, n’importe où, tout va très vite et les gens n’ont plus le temps de prendre leur temps, d’observer, de parler avec vous. Il y a une course au pouvoir, à la célébrité, à l’argent, il y a de la cupidité, en plus des choses horribles qui se produisent. Il n’y a plus d’espace pour ressentir les choses d’une façon plus posée, plus lente, plus spirituelle.

Ma femme m’a parlé de ce prêtre orthodoxe russe [ndlr : Fedor Konyoukov] qui enchaîne les records un peu fous, comme celui de traverser l’océan Pacifique à la rame… J’ai vu un documentaire sur lui. Il n’a l’air ni fou, ni super musclé, il a juste une barbe de prêtre… Il disait : "Je suis allé sur l’océan pour avoir du temps pour prier. C’est la même démarche que si j’étais parti prier dans une grotte." Ça fait partie des choses qui comptent vraiment pour moi. C’est quelque chose de très rare, très spécial. Il y a trois cents ans, passer des mois ou des années à prier dans une grotte n’était pas quelque chose d’extraordinaire. Ce qui est triste, c’est qu'aujourd'hui, le monde juge cela très bizarre.

- Quel regard portez-vous sur votre évolution, au fil des ans, en tant que musicien ?
- Ma façon d’écrire est bien sûr différente aujourd’hui... [Il réfléchit] J’ai le sentiment que la composition et mes influences forment davantage une entité… Vous savez, pour moi, il est important que vous n’entendiez pas les influences. Que vous n’entendiez pas ce qui est mélangé avec du jazz ou avec autre chose, mais que vous écoutiez simplement la musique et que toutes ses caractéristiques, toutes les différentes influences comme le rock, le folklore arménien ou les influences vocales se retrouvent dans une seule entité. Personnellement, j’ai la sensation que c’est devenu plus mûr.

- Quand on écoute votre musique, en effet, on reconnaît tout de suite que c’est de la musique de Tigran Hamasyan, mais on y perçoit aussi les codes de la musique arménienne.
- En effet, et c’est un autre défi, le plus important : que les aspects arméniens ne virent pas au cliché. Il faut acquérir des années d’expérience dans la composition et les arrangements pour arriver à quelque chose qui n'en relève pas. Honnêtement, la musique arménienne - et toute la musique folk en général - n’a besoin de rien. Elle est déjà parfaite en soi, il est inutile d’y ajouter quoi que ce soit. Et si on le fait, ça doit être justifié, et c’est très difficile de le faire sans tomber dans le cliché.

- Cet été, vous allez fêter vos trente ans, un cap qui suscite souvent des bilans. Vous penchez-vous parfois sur votre carrière de musicien professionnel, qui est déjà longue ?
- Évidemment. Il y a quelques mois, avant d’envoyer la version finale du disque au mastering, j’ai réécouté mes albums des dernières années. J’ai pensé alors au nouveau projet et je me suis fait des angoisses. Je me suis dit : "Oh la la, je me suis complètement trompé de direction !" J’avais passé quelque chose comme une année à travailler sur cette musique, de manière obsessionnelle, complètement immergé, à sur-analyser, sans recul… [il rit] Et à ce moment, j’ai porté un regard très exigeant, dur, sur cette musique… Puis j’ai réalisé que les choses changeaient et allaient dans une certaine direction. Vous devez rester réceptif à la nouveauté, ouvrir de nouvelles portes, explorer d’autres lieux. Mais c’est important de se poser chaque année et de se souvenir de qui vous êtes. Ça vous aide à vous rappeler où vous voulez aller, et pourquoi.

Tigran présente les morceaux de "An Ancient Observer"

1) Markos and Markos : C'est inspiré d'un petit poème de Zahrad, un poète arménien de Constantinople (Istanbul). Le poème parle de deux gars appelés Markos qui ont des visions de la vie très différentes, l'un croit en la magie et l'autre pas. J’ai écrit la mélodie en 2015 à Gyumri, dans un hôtel où je séjournais avec ma femme. Il y avait une pièce dans laquelle se trouvait un piano. J’ai demandé à en avoir la clé, le piano était terrible, mais la mélodie de "Markos and Markos" est née là-bas.

2) Cave of Rebirth : Ça parle d'une grotte où vous vous rendez pour prier. Elle se situe en nous-même. Ça parle de renaissance, d'une plongée à l'intérieur de soi dans l'espoir d'une renaissance, d'essayer de comprendre le sens de votre vie, ce que vous voulez vraiment. Elle pourrait s'inspirer du mythe du labyrinthe du Minotaure. Elle a une dimension spirituelle. J'ai commencé à écrire ce morceau en 2015 et je l'ai terminé, ainsi que l'arrangement, en 2016.

3) New Baroque 1, New Baroque 2 (piste 5 sur le disque pour le deuxième) [deux morceaux courts, le même thème arrangé différemment] : Le premier est très classique, baroque. Le second est spatial, il vole vers différentes constellations... J'ai écrit ce morceau en France, pendant la balance d'un concert. J'étais en train d'improviser. J'ai joué presque toute la mélodie d'un trait, et comme ça me plaisait, j'ai commencé à enregistrer, puis j'ai été dérangé par l'ingénieur du son qui me disait : "Tigran, arrête ! Faisons la balance et des essais de voix." Je suis rentré chez moi, j'ai réécouté l'enregistrement, j'ai constaté qu'il y avait là un vrai morceau, je l'ai conservé.

4) Nairian Odyssey : C’est le morceau le plus long du disque, inspiré d’une mélodie populaire arménienne, “Hoy Nar”. Ça a été un long travail de composition, comme une "odyssée" ! Naïri est le nom d'une des tribus arméniennes qui habitaient autrefois le territoire d'Arménie. C'est aussi un nom poétique pour parler de l'Arménie. Beaucoup d'anciennes chansons mentionnent le titre ou l'expression "Hoy Nar". J'ai écrit l'adaptation de cette mélodie, et presque tout l'arrangement, en 2013. Le morceau est dédié à Yeghishé Charents, un poète arménien du début du XXe siècle, assassiné en 1937 sous le régime stalinien.

6) Étude n°1 : C’est le second thème du disque basé sur une mélodie populaire arménienne, "Ervum em", ce qui n’est pas vraiment un titre mais les deux premiers mots de la chanson transcrite autrefois par Komitas.

7) Egyptian Poet : C'est inspiré de la poésie égyptienne ancienne, celle d'il y a 4000 ans. Un jour, j'ai assisté à un vernissage dans une librairie. J'y ai croisé un gars qui a la réputation de vendre d'excellents livres. Je lui en ai acheté plusieurs, j'en ai eu pour environ 20 dollars... L'un d'eux parlait de la poésie du Moyen-Orient ancien. Je pensais tomber sur des textes de Roumi, par exemple. J'ai ouvert le livre et j'ai lu : "Poésie égyptienne ancienne, 2400 ans avant J.C." ! C'était une lecture vraiment incroyable, tellement belle. Les poèmes parlaient de valeurs, de spiritualité, de choses auxquelles les gens de cette époque étaient confrontés. Ça parlait déjà de pouvoir, de cupidité... Ça m'a inspiré une composition que j'ai écrite entre mars et avril 2016, alors que je travaillais sur le nouveau disque. À cette époque, j’habitais avec mon épouse dans l’appartement de sa tante. On y est resté quelques mois avant de déménager dans notre nouvelle maison, celle avec vue sur l’Ararat.

8) Fides Tua : Ce morceau est dédié à mon oncle Armen Hamasyan, décédé au début de l’année 2012. Dès que j’ai eu 3 ou 4 ans, il a vu à quel point j’aimais la musique. Il a commencé à me faire écouter beaucoup de jazz : Herbie Hancock, Miles Davis... Dès cette époque, il m’a dit : "Tu sais, un jour, tu rencontreras Herbie, et Chick Corea…" Je n’étais qu'un petit garçon ! J’ai grandi et j’ai repensé à tout ça. Je me suis dit "Wow, comment a-t-il pu…" J’ai bel et bien rencontré Herbie, Chick Corea… C’est pour lui que j’ai intitulé ce morceau "Fides tua", qui veut dire « Ta foi » [ndlr : en latin], parce qu’il croyait tellement en moi. Il croyait vraiment en quelque chose et d’une certaine manière, il lui a consacré sa vie. J’ai composé ce morceau dans les jours qui ont suivi sa mort.

9) Leninagone [ndlr : un jeu de mot avec "Leninakan", le nom de Gyumri sous l'ère soviétique. Sa ville natale a été frappée par un séisme meurtrier en 1988] : Ce morceau est dédié à tous les enfants de ma génération, ainsi que ceux, plus jeunes et plus âgés, qui ont survécu au tremblement de terre, et qui ont pu faire quelque chose de leur vie. J'ai composé la musique dans un club de Dublin. Concernant l'arrangement, je voulais avoir différentes pulsations comme des signaux radio, des sons wave… Il y a évidemment un mix avec la voix naturelle et le piano, avec la volonté de faire sonner la musique presque comme si elle venait de la fin du 19e siècle. Et en même temps, cette mélodie pourrait nous parvenir, techniquement, de Gyumri... Il y a une influence de la musique pour piano de Nikoghaios Tigranian, un compositeur arménien qui était aveugle.


10) An Ancient Observer : Ça pourrait être une musique folklorique arménienne, mais je l'ai composée. J'ai écrit ce thème à Los Angeles en 2013, je crois. Je l'ai beaucoup retravaillé au moment où je préparais le disque. Quand j'ai choisi d'intituler le projet "An Armenian Observer", j'ai décidé de donner également ce titre à ce morceau. Il correspondait bien à l'idée, à l'esprit de cette musique.

Tigran Hamasyan en concert
Vendredi 24 mars 2017 à Paris, 20H, Le Trianon (complet)
Mercredi 29 mars à Alfortville, 20H30, Pôle Culturel
Jeudi 30 mars à Rennes, 20H30, Jazz à l'Étage
> L'agenda-concert de Tigran Hamasyan sur son site, rubrique Tour Dates

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