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Interview L’hommage du pianiste Joachim Kühn à Ornette Coleman, l’ami américain

Il y a quelques jours, Joachim Kühn a fêté ses 75 ans. Pour marquer l’événement, le pianiste allemand, star du jazz européen, a voulu rendre hommage au légendaire saxophoniste américain Ornette Coleman avec lequel il a collaboré durant cinq ans dans les années 1990. Seul au piano, il a enregistré des thèmes méconnus du jazzman disparu en 2015. Il nous raconte cette histoire de musique et d’amitié.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Le pianiste allemand Joachim KĂĽhn
 (Juanjo Fotografia)

Né le 15 mars 1944 à Leipzig, en ex-Allemagne de l’est, Joachim Kühn, pianiste de formation classique, a décidé de devenir musicien de jazz à dix ans, quand son frère aîné clarinettiste l’a emmené à un concert de Chet Baker. Au sommet des rencontres les plus marquantes de sa brillante carrière, figure Ornette Coleman, considéré comme l’un des pionniers du free jazz.

"Melodic Ornette Coleman", très bel hommage discographique de Joachim Kühn au saxophoniste disparu, est sorti en mars sur le label allemand Act. Ce disque de piano solo s’ouvre sur un standard du jazzman américain, "Lonely Woman" (décliné en deux versions) et s’achève sur une improvisation du pianiste allemand. Entre les deux, une dizaine de morceaux inédits.

Une collaboration fructueuse de cinq ans

En cinq années de collaboration entre 1995 et 2000, Ornette Coleman et Joachim Kühn se sont produits ensemble à seize reprises. Pour chaque concert, le saxophoniste américain a écrit environ dix nouveaux morceaux qui n’ont jamais été rejoués, ni utilisés pour un album. De leur partenariat, le pianiste allemand a conservé quelque 170 partitions. Il en a fait une sélection pour célébrer le souvenir de son ami et fêter au passage son 75e anniversaire.
- Culturebox : Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec Ornette Coleman ?
- Joachim Kühn : La première fois, c'était à Paris en 1969, ou peut-être 1970 ou 1971, quand il est venu jouer en Europe. Je l'ai rencontré brièvement. C'est bien plus tard que ma manager Geneviève Peyrègne a rencontré Ornette à Paris lors d’une fête. Ils ont bavardé, parlé musique. Par la suite, il lui a rendu visite et lui a proposé de lui faire écouter des musiques qu'elle aimait. Elle a mis un disque de mon trio avec Daniel Humair et Jean-François Jenny-Clark [ndlr : batteur et contrebassiste français]. Ornette a dit : "Le pianiste est un vrai musicien !" Elle lui a répondu : "Tu devrais jouer avec lui !" Il a dit : "Ok." C'était aussi facile que ça ! On a fait notre premier concert en duo ensemble en Italie, à Vérone, en 1996. Puis on a joué à Leipzig, ça a donné lieu à un disque. Dès lors, pour chacun de nos concerts, il m'écrivait dix nouvelles compositions que l’on ne jouait qu’une fois. Notre collaboration musicale a duré jusqu'à 2000.

- Ornette Coleman n’a pas joué avec beaucoup de pianistes durant sa carrière, au point d’avoir la réputation d’être assez critique à leur égard. Comment expliquez-vous qu’il vous ait apprécié ?
- Je crois qu'il m'appréciait parce que je pouvais jouer avec lui immédiatement, étant donné que je m'étais entraîné sur ses disques ! Je connaissais les parties de ses vieux partenaires comme Don Cherry [trompettiste]. Quand est venu le moment de jouer avec lui, j'étais vraiment prêt. Il aimait bien mon jeu, ça lui convenait. Avant moi, il n'avait pas joué avec beaucoup de pianistes en effet, et après moi, ça a été aussi le cas. Le piano était également laissé de côté parce que de cette manière, vous pouvez jouer plus librement quand cet instrument n'est pas là pour poser des accords.

"La première fois que j'ai entendue la musique d'Ornette, je l'ai aimée immédiatement. Pour sa liberté."


- Étiez-vous un admirateur de longue date d’Ornette Coleman ?
- La première fois que j'en avais entendu parler, c'est par mon frère Rolf [clarinettiste de jazz de 15 ans son aîné, qui a vécu aux États-Unis à la fin des années 50]. Il me disait qu'il y avait un musicien à new York qui jouait sans harmonies. Je pensais alors : "Sans harmonies... Ce n'est pas possible. Comment peut-on jouer ?" Je lui ai demandé de me ramener un disque parce qu'en Allemagne de l'Est, il n'y en avait pas. Je crois que j'ai eu mon premier disque d'Ornette en 1960 ou 1961, "This is our Music". Je l'ai aimé immédiatement. C'était un son nouveau. À l'époque, nous utilisions le mot "avant-garde". Je me souviens que je pratiquais le piano avec l'album d'Ornette... parce qu'il n'y avait pas de piano dans son groupe ! Du coup, je pouvais jouer par-dessus le disque ! J'avais peut-être 18 ans quand je m'entraînais comme ça.

- Vous souvenez-vous de ce qui vous avait frappé dans sa façon de jouer ?
- De manière immédiate, la liberté. Je viens d'Allemagne de l'Est où il n'y avait pas de liberté. J'ai entendu cette musique délestée de cette règle de reprendre les standards avec des solos répétés à l'infini... Une fois qu'Ornette avait joué la mélodie, il pouvait partir dans n'importe quelle direction !
Ornette Coleman et Joachim KĂĽhn en 1997 Ă  New York, Ă  l'Ă©poque oĂą ils collaboraient ensemble
 (Austin Trevett)
- Comment se passaient vos séances de travail avec lui ?
- Ornette me faisait venir à New York depuis Ibiza, où je m'étais installé [ndlr : Kühn y vit depuis 25 ans]. Il louait un piano Steinway pour nos séances et pendant une semaine, nous pouvions jouer douze heures par jour, parfois plus, dans son studio d'enregistrement à Harlem. Ce n'était que du plaisir. Parfois on riait, tellement on jouait bien ensemble ! On se disait : "Incroyable !" Ornette composait les morceaux, je pouvais y écrire les harmonies. J'avais une idée et je disais : "Ah, je pourrais utiliser le système diminué-augmenté..." [ndlr : une méthode spéciale dont il est l'inventeur] Ornette répondait : "Oui, essaie ça !" Parfois aussi, il me demandait un avis sur une de ses mélodies. Il disait : "Dans la musique, il n'y a pas de leader." C'était ses mots. Mais je pense qu'il était un leader !

- Pouvez-vous nous expliquer ce fameux système harmonique que vous avez inventé ?
- C'est un système que j'ai fait pour moi-même, inspiré par Ornette Coleman, quand je travaillais avec lui. Je l'ai développé vers 1999. Il permet de jouer de manière plus libre, tout en conservant une harmonie interne. C'est quelque chose de très naturel, il n'y a rien d'intellectuel, tout bon musicien peut s'y mettre immédiatement. Ça permet juste de jouer du free jazz en y mettant un peu plus de sens, via l'ajout de quelques harmonies qui sont le plus souvent "diminuées" et "augmentées" au lieu d'être "majeures" et "mineures". Et il n'y a plus de "clés", seulement des "sons".

"Ornette était le seul musicien que j'aie jamais rencontré que vous ne pouviez pas acheter avec de l'argent."


- Quel homme Ă©tait Ornette Coleman ?
- C'était un homme formidable, très généreux, et qui avait un grand sens de l’humour. Il vient d'un milieu pauvre et a connu un grand succès. Je pense qu'il a eu une vie très difficile. Pendant nos répétitions, nous parlions beaucoup. C'était une personne incroyable en tant qu'être humain et en tant qu'Américain. Il était le seul musicien que j'aie jamais rencontré que vous ne pouviez pas acheter avec de l'argent. C'est très rare en Amérique où vous pouvez acheter presque tout le monde ! Mais cet homme avait sa propre vision, sa propre façon de réagir, il ne faisait que ce qu'il voulait. Être Noir en Amérique, ce n'était pas drôle. Il disait : "Dans la vie quotidienne, si je me trouvais dans la rue, un chauffeur de taxi blanc ne s'arrêtait pas pour moi." Jusqu'à sa mort, il en parlait encore. Il était vraiment blessé.

- Tant d’années après cette collaboration, comment est né le projet d’un hommage au piano solo ?
- J'ai tous les enregistrements de notre travail commun, ainsi que des copies des partitions originales d'Ornette. Je les ai retranscrites de manière à ce que tout musicien puisse les comprendre. L'année dernière, en janvier je pense, je me suis dit : "J'ai tellement de morceaux d'Ornette, je vais peut-être en faire un album entier." J'ai enregistré quelques pièces dans mon studio, comme pour une démo, afin de vérifier si l'idée était bonne. Je me suis dit que c'était le cas. Dans un deuxième temps, j'ai étudié les partitions d'une cinquantaine de pièces et j'ai fait une sélection très rapide, sans trop réfléchir : "Ça, c'est bon pour le piano solo, Ça, c'est mieux avec une batterie... " J'ai fait une séance d'enregistrement en février [2018] et quand j'ai écouté le résultat, je n'ai pas aimé... En mars 2018, j'ai fait un nouvel essai. J'ai tout enregistré en une heure, j'ai joué les morceaux l'un après l'autre, en une prise, comme en concert. Siggi Loch [le patron du label Act] a proposé de sortir le disque pour mon 75e anniversaire. Il m'a juste demandé de compléter le répertoire avec "Lonely Woman", l'un des grands succès d'Ornette. Ce n'était pas mon choix initial car je ne voulais enregistrer que des morceaux que personne ne connaissait.

- Les enregistrements de vos séances et de vos concerts avec Ornette Coleman ont-ils une chance d’être publiés un jour ?
- Je ne sais pas. J'ai tous ces enregistrements mais je n'ai pas le droit de les utiliser. Ornette étant mort, c'est son fils Denardo Coleman [ndlr : batteur de jazz] qui possède aujourd'hui les droits sur les musiques de son père. S'il décide un jour de sortir certaines choses...

- Vous célébrez cette année vos 75 ans... Est-ce l'occasion de vous poser, de prendre du temps pour faire le point sur votre carrière ?
- Ce n'est pas le moment de m'arrêter, mais plutôt celui d'être impatient d'écrire de nouvelles musiques, d'enregistrer de nouvelles idées, de continuer... Je ne sais pas quoi faire d'autre !

> L'agenda-concert de Joachim KĂĽhn

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