Cet article date de plus de huit ans.

Ed Motta, le soulman brésilien de retour avec "Perpetual Gateways"

Le chanteur carioca Ed Motta est de retour avec "Perpetual Gateways", un nouvel album réjouissant, au groove infaillible, et dans lequel on retrouve toute la palette soul, jazz et pop d'un artiste brillant et facétieux, à la fois le plus francophile, cinéphile et érudit musical - tous genres confondus - que le Brésil ait connu.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Le chanteur brésilien Ed Motta
 (Chachi Ramirez)

Deux ans et demi après le solaire "AOR" qui célébrait la pop de la côte ouest américaine, le nouveau disque d'Ed Motta, "Perpetual Gateways", renforce une discographie solo riche d'une bonne douzaine d'albums. En plus d'être compositeur, arrangeur et claviériste, Ed Motta ajoute une nouvelle corde à son arc, celle d'auteur. Pour son nouveau disque, il signe à la fois toutes les musiques et les paroles. Écrites uniquement en anglais, elles ne donneront pas lieu à une version portugaise comme pour l'opus précédent.

"Perpetual Gateways" a été enregistré en Californie sous la houlette du producteur Kamau Kenyatta qui a officié dernièrement avec Gregory Porter. Un beau casting musical américain y a pris part, incluant la pianiste-chanteuse Patrice Rushen (on lui doit le tube "Forget me nots"), l'illustre flûtiste de jazz Hubert Laws, le claviériste Greg Phillinganes (ex-Toto) ou le batteur Marvin "Smitty" Smith.

Ed Motta, guéri d'une phobie des vols longues distances qui l'avait tenu éloigné de l'Europe durant de longues années, vient désormais régulièrement dans nos contrées. Il se produira à Paris le 13 mai au Flow, puis le 7 août à Jazz à Marciac.


Culturebox : L'album "AOR" était un hommage revendiqué à la pop West Coast des années 1978-82. Le nouveau, "Perpetual Gateways", fusionne soul et jazz. Était-ce un choix mûrement réfléchi de réunir ces influences majeures ?
- Ed Motta : Non, c'est quelque chose qui s'est fait naturellement. J'ai l'habitude de composer beaucoup : des chansons pop, des morceaux plutôt jazz, des musiques instrumentales pour des bandes originales... J'ai toujours un tas de choses en réserve. Et un jour, je les mélange. J'associe par exemple telle partie d'un morceau avec telle partie d'un autre... (il réfléchit) Oui, j'ai mélangé ici mes plus grandes passions musicales : soul, AOR, pop et jazz. C'est drôle, on parle de "pop", mais quand des gens font de la soul ou du reggae, certains pensent que ce n'est pas de la pop. Or pour moi, il y a d'un côté la musique classique, le jazz, alors que tout le reste, c'est de la pop. Mais "pop", ça ne veut pas dire non plus que c'est du Kylie Minogue ! (il rit)

- À propos de passion musicale, vous a-t-on déjà dit que le timbre et les intonations de votre voix chantée rappelaient Donald Fagen (Steely Dan), dont je crois que vous êtes un grand admirateur...
- C'est quelque chose d'inconscient. Il y a tellement d'amour et de respect pour lui. Ce qui est drôle, c'est qu'il n'est pas vraiment un chanteur au sens traditionnel du terme. Mais en tant que compositeur, il m'a beaucoup influencé. C'est mon compositeur préféré tous genres confondus.

- Pourquoi avoir appelé votre nouvel album "Perpetual Gateways" ?
- D'abord, j'adore le mot "perpetual". Un guitariste portugais, Carlos Paredes, a fait un album célèbre qui s'appelle "Movimento Perpetuo". Le mot "perpétuel" est lié à une certaine angoisse, une tension. Ensuite, le mot "gateway" me faisait penser à des films, à des séries de science-fiction comme "Lost in Space".

- Les chansons du disque sont-elles des compositions plutôt récentes ?
- C'est un mélange. J'avais écrit la chanson "Overblown Overweight" avant "AOR", elle date de six ou sept ans. Je l'avais mise de côté. L'idée de départ était de faire un album jazz. Le label et le manager m'avaient conseillé en ce sens, assurant que ça m'ouvrirait les portes de davantage de festivals de jazz. Or, j'ai montré certaines musiques à Kamau Kenyatta, le producteur du disque. Il m'a dit : "Nous avons besoin de ces chansons !" C'est avec lui que j'ai constitué le répertoire du disque.


- Racontez-moi votre collaboration avec Kamau Kenyatta.
- En tant que professeur à l'université de musique de Los Angeles, il utilisait certains de mes morceaux jazz comme matériaux pour des analyses harmoniques. En 1998 je crois, il m'avait contacté par le biais de MySpace. Il m'avait dit : "J'enseigne votre musique à mes étudiants." J'ai répondu : "Oh, êtes-vous le Kamau Kenyatta qui a enregistré avec le chanteur Fred Johnson ? Il y a une chanson qui s'appelle 'A Child runs free' et qui a eu un grand succès dans les jazz clubs du Royaume-Uni." C'était bien lui, on a commencé à échanger. Comme il a vécu au Brésil dans les années 70, il parle un peu le portugais. C'est un grand connaisseur de musique brésilienne, qu'elle soit traditionnelle ou pop. C'était agréable de travailler avec lui.

- C'est la première fois que vous collaborez sur un projet concret ?
- Oui, et c'est la première fois que je retravaillais avec un producteur ! C'est quelque chose que j'avais évité depuis très longtemps... J'avais déjà eu un producteur pour le seul de mes albums qui ait été disque de platine ("Manual Prático para Festas, Bailes e Afins", sorti en 1997, ndlr). Mais je ne peux pas me plaindre car ce disque m'a permis d'acheter mon appartement ! Ce producteur était venu me voir avec un projet hip-hop en me disant : "Il faut que tu écoutes ça, il faut que tu fasses ci, travaillons avec une boîte à rythmes..." J'avais fini par me dire : "Ok, faisons comme il veut, je m'achète un appartement et j'oublie tout." Mais à la fin, j'étais malade et j'ai dû me faire opérer de la gorge. Et j'en avais été affecté mentalement.

- On a l'impression que vous regrettez le côté trop "commercial" de cet ancien disque qui avait bien marché.
- Pas du tout, au contraire ! En fait, je n'aime pas quand il y a plusieurs décisionnaires. Je suis du signe du Lion ! Soit je prends moi-même les décisions, soit quelqu'un d'autre le fait et je suis obéissant ! Dans la vie, quand on est deux à se partager ce genre de choses, l'un des deux ne sera jamais tout à fait authentique, il se sentira lésé et pensera : "C'est bon... J'ai perdu !" (il rit) Toute ma vie, j'ai souhaité décider par moi-même, dès mon premier album solo, quand j'ai signé avec Warner. Avant ce premier contrat, mon groupe de l'époque (Conexão Japeri, ndlr) connaissait un grand succès. Alors, la firme Warner est arrivée avec un énorme chèque en guise d'avance et un contrat de cinq ans. J'ai dit : "Avant tout, je veux la garantie que je sois le producteur, que je puisse tout contrôler : la pochette, la photo, la sortie..." C'était très important et assez inhabituel pour le marché brésilien où tout le monde a un producteur et où personne ne veut décider de rien ! Il y a toujours dix personnes pour donner leur avis... Je n'imagine pas Henry Mancini travailler avec des avis ! Debussy ne travaillait pas comme ça non plus. Maintenant, si on a de l'argent pour tout financer, on peut faire les choses comme on l'entend...

- Comment la collaboration avec Kamau Kenyatta a-t-elle fonctionné ?
- Avec Kamau, la situation est très différente du cas d'un producteur de pop music qui arrive avec des chiffres en tête et la mentalité d'une "major". Kamau est un musicien de jazz. Nous sommes dans le même bateau... et on cherche de l'aide ! (il rit) Nous avons choisi ensemble le groupe qui enregistrerait le disque. Puis il s'est plutôt occupé de l'organisation avec les musiciens. De mon côté, j'ai écrit les arrangements. J'avais très peur au départ, je craignais des désaccords. Je me disais : "Peut-être qu'on va se battre !" Mais avec Kamau, tout se passe en douceur. On aime quasiment les mêmes choses. Quand vous êtes en studio, il commence par vous parler de John Cassavetes !

Le chanteur brésilien Ed Motta
 (Chachi Ramirez)

- Lors de notre précédente rencontre, vous assuriez qu'écrire des textes de chansons n'était pas votre fort, que vous vous concentriez sur la composition et les arrangements. Or, cette fois, vous avez tout écrit, paroles et musique !
- Oui. Quand j'ai commencé à écrire des paroles, c'était presque une blague entre moi et moi-même... Or c'est venu très facilement. J'ai tout écrit en une semaine !

- Avez-vous écrit vos textes directement en anglais, ou y a-t-il eu d'abord une version portugaise ?
- Directement en anglais. Musicalement, les choses que j'écoute sont plutôt dans cette langue. Et pour être honnête, certains de mes textes sonnent moins agressifs en anglais que s'ils avaient été rédigés en portugais. Dans "Overblown Overweight", j'ai écrit : "Il y a un appel pour toi, tu ne l'entends pas ? Les sons de ton téléphone mobile me rendent malade." En anglais, c'est recevable car il y a beaucoup de gens "freaky" avec des problèmes un peu "nerdy" ! En portugais, il y aurait quelque chose de choquant. Dans un pays tropical, personne n'a envie de parler de choses qui rendraient quiconque malade. Tout est beau, la vie est parfaite, le soleil brille… Plus tard, j'écrirai sûrement des paroles en portugais, même si c'est plus difficile, avec une grammaire très compliquée qui ne facilite pas l'écriture de textes de chansons. Je pense que la situation est similaire avec le français.

- Quels thèmes abordez-vous dans vos chansons ?
- Après avoir fini de les écrire, j'ai pris conscience de quelque chose. Dans mes textes, il n'y a pas de chanson d'amour, à part "Forgotten Nickname" qui est plutôt triste. L'amour, pourtant, c'est ce que j'ai recherché toute ma vie. J'y crois si fort. Je suis marié depuis bientôt 26 ans. Mais dans ce disque, le storytelling, la narration prédominent, ainsi qu'une certaine critique de la société moderne. Par "moderne", je parle de la société qui a émergé après la Seconde Guerre mondiale. Mes paroles sont sarcastiques.

- D'où est venue votre inspiration ?
- Pour être honnête, elle est venue de choses qui m'ennuient ! Je pense aux hipsters, aux gens qui répètent sans arrêt "Cet album est trop bien !" comme s'il s'agissait d'une religion. Le fait que tout le monde doive écrire comme ci, voir tel film, visiter tel endroit... Par exemple, la chanson "I remember Julie", dans laquelle le personnage est fictif, constitue une critique amusante des hipsters. Je dis : "She now has been 'digging' some vinyle. And how are 'Indies' gonna rate it ?" (Elle va "creuser" dans le vinyle, et maintenant, comment les "Indies" vont évaluer ça ?") "Digging vinyles", c'est une terminologie dans la culture hip-hop. Ils n'achètent pas de disques, ils ne cherchent pas, ils "creusent" ! Moi, je ne creuse pas, je recherche ou j'achète ! (Ed Motta est un collectionneur insatiable de disques, ndlr) Les gens qui me connaissent savent que je me moque sans cesse de cette expression, de cette tendance très superficielle. Mes textes sont acides mais c'est de l'humour, il n'y a pas de colère ou d'agressivité. Même si un avis est toujours agressif dès que vous vous aventurez en dehors de l'opinion commune, du bon sens...

- Et vous savez de quoi vous parlez, vous qui avez toujours évolué hors des normes, n'hésitant jamais à prendre le risque de déplaire...
- Oh oui ! Ça a été un problème dès le début de ma carrière, avec mes interviews au Brésil. Je parle anglais comme ci comme ça... Mais en portugais, les choses sont beaucoup plus éloquentes, les critiques assez dangereuses, et tous mes monstres ressortent !

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.