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"Eastern Spring", la pop engagée d'Orient revisitée avec grâce par le duo Madeleine & Salomon

L'ardent duo musical formé par la chanteuse Clotilde Rullaud et le pianiste Alexandre Saada revisite avec poésie des chansons pop militantes produites dans le monde oriental dans les années 60 et 70. Clotilde Rullaud nous parle de ce disque.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 12min
Madeleine & Salomon : la chanteuse et flûtiste Clotilde Rullaud et le pianiste Alexandre Saada. C'est ce dernier qui a imaginé et préparé leur photo, avec l'assistance de Louise Gaillard (ALEXANDRE SAADA)

Il y a sept ans, ils avaient sorti un premier album envoûtant et enchanteur, A Woman's Journey, pour lequel franceinfo culture les avait rencontrés. Le duo Madeleine & Salomon, formé par Clotide Rullaud, chanteuse et flûtiste, et Alexandre Saada, pianiste (et choriste), a fait son grand retour à l'automne 2022 avec un deuxième disque, Eastern Spring (chez Tzig'Art) aussi profond et engagé que son prédécesseur. Entre-temps, chacun a mené ses propres projets artistiques. Après avoir célébré en 2016 les figures militantes de la chanson populaire américaine, ils revisitent un autre répertoire créé dans un puissant élan d'émancipation et de questionnement, celui des chansons pop d'Orient et du Moyen-Orient des années 60 et 70.

Clotilde Rullaud chante dans différentes langues (surtout en anglais, un peu en français, arabe et turc) pour servir des chansons venues d'Iran (Komakam Kon, combinée avec le poème Howl d'Allen Ginsberg), du Liban (Matar Naem du groupe Ferkat Al-Ard sur un texte du poète palestinien Mahmoud Darwich, ainsi que le magnifique Do You Love Me ? de la Bendaly Family), du Maroc (Lili Twil des Frères Megri), d'Égypte (Ma Fatsh Leah du groupe Al Massrieen), de Tunisie (De l'Orient à Orion de K.R. Nagati), d'Israël (Layil de Shalom Hanoch ainsi que l'émouvant Ha'Yalda Hachi Yafa Ba'Gan de Yehonatan Geffen et Yoni Rechter), et enfin de Turquie (Ince Ince Bir Kar Yagar, succès de Selda Bagcan, et le traditionnel Dere Geliyor Dere). Certains morceaux s'imbriquent les uns aux autres au gré d'arrangements inspirés, épurés, chargés d'émotion du tandem. Simplement splendide. Avant des concerts à Paris et Nevers, Clotilde Rullaud répond aux questions de Franceinfo Culture.


Franceinfo Culture : Qu'est-ce qui vous a poussés à aborder ce répertoire particulier ?

Clotilde Rullaud : Quand on a sorti notre premier album A Woman's Journey, la chanson Swallow Song est devenue un peu notre "tube"... Au moment de réfléchir à un nouvel album, on s'est demandé pourquoi ce titre avait tellement plu aux gens. Nous avions adapté la chanson interprétée par Mimi Fariña, la sœur de Joan Baez, et son mari Richard. À l'époque de sa sortie, par le biais de réactions sur les réseaux sociaux, nous nous sommes rendu compte qu'il s'agissait déjà d'une adaptation : celle d'une musique Ladino, d'origine juive sépharade d'Espagne, intitulée Los Bilbilicos. On a trouvé intéressant que cette chanson, qui était la plus proche de nos origines méditerranéennes, soit celle qui avait le plus marqué les gens.

Vous avez tous les deux des liens avec la Méditerranée ?
Oui. Alexandre est d'origine algérienne et tunisienne par ses parents. Je viens du sud-ouest, et dans nos origines familiales il y a une branche en Grèce. La Gironde, où j'ai grandi, a été marquée par des mixités, des mélanges, des influences. Et ma grand-mère paternelle a toujours vécu dans un coin de Charente qui s'appelle La Maurie... Enfin, j'ai eu l'occasion de passer du temps au Liban durant une période de ma vie. J'y ai conservé des attaches très fortes. Face à cette histoire de racines, on a commencé à creuser ce monde oriental, cette Méditerranée qui nous est proche et chère. On est tombés alors sur cette période musicale absolument incroyable des années 60-70 de tout ce pourtour sud de la Méditerranée qui va du Maroc à la Grèce. J'étais déjà fascinée par le Festival des Arts de Shiraz qui avait lieu en Iran. Toute la planète s'y rendait : les musiciens américains de free jazz, les Indiens, les Africains...

"Porosité musicale entre Orient et Occident"


Avec Alexandre, on a réalisé à quel point, à ce moment-là, il existait une porosité musicale entre l'Occident, le Moyen-Orient, voire l'Orient. Elle existait cette fois dans le sens des pays méditerranéens qui allaient chercher des influences occidentales pour les ramener dans leur musique. On savait que des groupes occidentaux comme les Beatles avaient puisé des inspirations en Inde, par exemple. Mais dans l'autre sens, on le savait un peu moins. Nos recherches ont rendu ces morceaux beaucoup plus proches de nous. Ils avaient tout leur caractère folklorique dans les rythmes, les modes, les arrangements et la poésie. Et en même temps, il y avait l'apparition d'instruments qui venaient clairement de l'Occident, un métissage avec des influences brésiliennes, de la bossa nova, du jazz, du psychédélique, de la pop britannique, tout ce qui était en train de se créer en Occident.


Ces deux univers artistiques s'influençaient mutuellement...

Complètement. On a trouvé ça passionnant. Cela donnait non seulement une porte d'entrée liée à nos racines culturelles, mais aussi à nos influences musicales actuelles. C'était une double porte dans un contexte politique local passionnant : la volonté d'une jeunesse de créer un nouveau monde. C'est aussi pour ça que ces influences se mélangent. Une partie de la jeunesse de ces pays est partie étudier en Occident et est revenue avec l'envie de créer quelque chose qui allierait peut-être le meilleur des deux mondes. On se trouvait alors dans un moment de transition entre des époques très totalitaires. Nous avons commencé à travailler sur ce projet en 2018, puis le Covid a tout retardé. Et au moment où on l'a sorti enfin, il se produisait dans la jeunesse de ces pays un "revival" musical, je pense notamment au rock anatolien, au laïkó grec... Je pense qu'il y a un parallèle très fort entre notre époque et les années 60-70. En tout cas il y a quelque chose, des échos, ce qui fait qu'on a envie de se réapproprier cette matière et la faire revivre.

Il y a eu un "revival", et dans le même temps un retour en arrière en Afghanistan, une répression en Iran pour mater les aspirations des femmes, quelle ironie du sort...
Oui, c'est arrivé au moment du lancement de l'album. C'est en effet une triste ironie du sort, et en même temps, j'ai envie de dire qu'on aurait dû le savoir. Quand quelque chose est dans l'air, je pense que c'est le propre de l'artiste d'être à l'écoute, de tendre ses antennes et de répercuter cette sensation. Si on a eu envie d'aller là-bas et d'aller creuser cette matière, c'est probablement parce que quelque part, on sentait que quelque chose allait surgir en écho.

Le répertoire que vous avez exploré a dû être énorme. Comment avez-vous sélectionné les chansons pour l'album ?
On est parti d'environ 200 titres, ce qui était le résultat d'un collectage auprès de beaucoup d'amis, pour Alexandre, et d'attaches très fortes, pour moi, de cette Méditerranée. J'ai appelé ces gens qui nous ont donné plein de fils, de pistes. On s'est retrouvés avec une playlist de 200 morceaux. Comme dit Alex, "heureusement qu'il y a eu le Covid !", ça nous a laissé du temps pour décortiquer tout ça ! On a gardé vingt à trente morceaux. Le plus difficile consistait ensuite à y mettre notre patte.

Comment vous êtes-vous approprié ces chansons ?
D'abord, on a travaillé chez Alex, avec son piano. Puis on a fait trois résidences qui nous ont permis d'affiner le répertoire. On aborde chaque morceau en essayant d'y trouver une porte d'entrée qui nous soit personnelle. Ça peut être une ritournelle, par exemple. On cherche la colonne vertébrale du morceau, ce qui a fait qu'il nous a touchés. Ce point est fondamental, c'est ce qu'on doit mettre en valeur dans notre façon d'interpréter la pièce. On part de ce petit fil, on explore, jusqu'à ce qu'émerge une matière qui nous semble cohérente et intéressante.



Quelle est la chanson qui vous a le plus touchés tous les deux ? Et l'adaptation dont vous êtes le plus fiers ?

Je pense qu'Alex a vraiment aimé la chanson égyptienne Ma Fatsh Leah, et peut-être les deux chansons israéliennes qui viennent d'un disque qu'il avait chez lui. De mon côté, j'ai adoré Do You Love Me ?, la chanson libanaise qu'on a complètement explosée... J'adore ce qu'on en a fait. J'aime beaucoup, aussi, l'iranienne Komakan Kon. L'Iran ne se trouve pas sur le pourtour méditerranéen mais on a tenu à l'associer à ce projet. J'adore l'idée d'Alex de glisser dedans le poème d'Allen Ginsberg. La Beat Generation [ndlr : mouvement dont Ginsberg était le cofondateur] est l'une de mes grandes influences.

Votre premier album A Woman's Journey célébrait des personnalités militantes. On retrouve la thématique de l'engagement dans Eastern Spring. Est-ce une raison d'être de votre duo ?
En fait, on ne le fait pas exprès ! On est partis dans le bassin méditerranéen par le fil de cette résonance, de cette attache géographique, pas par le biais d'un militantisme. On se retrouve un peu comme le Bourgeois Gentilhomme qui fait de la prose sans le savoir ! [Elle rit] On le fait malgré nous, mais quelque part, ça doit faire partie intégrante de nous, et on l'assume. Est-ce que la musique qui raconte des choses en lien avec une époque nous touche plus que d'autres musiques ? Peut-être. Les chants militants restent souvent dans la mémoire collective, quels que soient les pays.

Cœurs au ralenti


Est-ce qu'on peut imaginer un jour un disque de Madeleine & Salomon avec des thèmes plus légers ?
Je ne sais pas... Si ça vient naturellement, on le fera, parce qu'on ne réfléchit pas les choses. Très récemment, Alex et moi nous sommes découvert un truc commun : on a tous les deux des cœurs qui battent très lentement. On est à la limite de la bradycardie. On a ri car c'est sorti au détour d'une conversation. On se connaît depuis longtemps et on n'en avait jamais parlé. On s'est demandé : "Est-ce que ce n'est pas là, la réponse à notre univers minimaliste et peut-être un peu mélancolique ?" On n'a pas des cœurs d'excités, quoi ! [Elle rit] En même temps, on est tous les deux fans de Stevie Wonder, de musique brésilienne, donc ça pourrait nous donner des directions futures...

Au fil des ans, comment votre duo a-t-il évolué ? Est-ce que vous vous surprenez encore ?
Oui, je crois qu'on se surprend encore. C'est la raison pour laquelle on avait choisi un nom de duo : on voulait garder d'autres projets à côté, complètement différents. Ainsi, on garde une fraîcheur parce qu'on se nourrit sur d'autres choses, individuellement. Quand on se retrouve ensemble, tout ce qu'on a glané ailleurs nourrit notre duo. Cela amène de l'air, de la surprise et des envies nouvelles. Dans cet album, par exemple, on a introduit de l'électronique. Après, j'ai l'impression qu'on est de plus en plus intimes, au sens d'abord de notre amitié, avec le temps qui passe. Et cela joue encore plus dans notre rapport scénique. On se faisait déjà beaucoup confiance avant. Et aujourd'hui, il y a entre nous quelque chose de l'ordre d'une confiance absolue, comme des frangins, c'est au-delà du stade de l'amitié. C'est ce que je dirais d'Alex... J'espère qu'il dirait la même chose de moi !


Madeleine & Salomon en concert à Paris et Nevers cet automne, après avoir lancé sa saison le 31 août à Jazz à la Villette
Samedi 7 octobre à Paris, Hommage à Serge Gainsbourg au Sunside, 19H00, dans le cadre du festival Jazz sur Seine, avec le journaliste Lionel Eskenazi
Mercredi 15 novembre à Paris, Eastern Spring au Musée d'art et d'histoire du Judaïsme, 20H00, dans le cadre du festival Jazz'n'Klezmer 
Samedi 18 novembre à Nevers, Eastern Spring au Théâtre municipal, 12h15, dans le cadre du festival D'Jazz Nevers

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