Dhafer Youssef, au nom du beau et de l'étrange
Musicien autodidacte, vocaliste aux aigus surnaturels, Dhafer Youssef incarne comme nul autre la fusion entre chant soufi, musique arabe, jazz, électro et autres courants de la sono mondiale. Né le 19 novembre 1967 à Téboulba, en Tunisie, issu d'une dynastie de muezzins, il chantait dès son enfance avant de se mettre à l'oud puis à la basse électrique. Après un passage au conservatoire, en 1989, il est parti en Autriche pour parfaire son éducation musicale. Parallèlement à des études de musicologie, il a découvert le jazz et fait des rencontres déterminantes, soir après soir, au club viennois Porgy & Bess.
Dhafer Youssef a sorti son premier disque en 1996. Sa carrière l'a amené ensuite à collaborer avec des artistes comme Nguyen Lê, Paolo Fresu, Elvind Aarset ou Tigran Hamasyan.
En 2013, l'album "Birds Requiem", dédié à sa mère disparue, a enchanté le public et la critique. Le 16 septembre, quelques mois après un concert triomphal en avril dernier au Théâtre du Châtelet, Dhafer Youssef a sorti un nouveau disque, "Diwan of Beauty and Odd" (Okeh / Sony Music), qu'il a enregistré à New York avec des musiciens de jazz américains : Aaron Parks (piano), Ambrose Akinmusire (trompette), Ben Williams (contrebasse) et Mark Guiliana (batterie).
- Culturebox : Expliquez-nous le titre "Diwan of Beauty and Odd", dans lequel on devine quelques jeux de mots...
- Dhafer Youssef : Dans la vie, il n'y a que des jeux de mots ! "Diwan", dans la littérature arabe, c'est un recueil de poèmes destiné à être chanté, récité... Dans ce disque, je parle de la beauté et de ce qui est "odd", un genre de laideur dans le sens de "weird" (terme anglais qui englobe les sens de "curieux", "bizarre", ndlr). Et en musique, "odd rhythm" signifie "rythme impair". J'utilise beaucoup de rythmes impairs. Au compositeur que je suis, ils donnent l'accès à d'autres univers. C'est très important pour moi. Je compose depuis longtemps afin que la musique soit écoutée comme quelque chose de simple. Les musiciens savent ce qui est compliqué et s'en occupent, mais l'auditeur n'en a que faire. Quant à moi, ça me donne la possibilité de marier les rythmes impairs, l'"odd", le "weird", le laid et d'en faire quelque chose de poétique.
- Dans votre disque, vous rendez hommage à différents poètes. Que disent les textes que vous reprenez ?
- J'utilise des textes qui ne sont pas forcément anciens. L'un d'eux, écrit par le poète Nabulsi (dans le morceau d'ouverture "Fly Shadow Fly", ndlr), parle à la fois de l'amour de Dieu, de blasphème, des gens qui prient seulement pour s'assurer d'aller au paradis : "Ils font la prière à Dieu parce qu'ils ont peur du feu de l'enfer. Alors ils prient pour le feu mais pas pour Dieu." C'est une hypocrisie morale. Je crois en quelque chose et je l'exprime. Cela peut provoquer, certains peuvent réagir de manière tendue, mais je suis toujours respectueux. Et je suis honnête. Je ne pense jamais à utiliser Dieu pour sauver ma peau. Je n'ai pas peur d'aller en enfer. Si je le mérite, je m'en fiche. En fin de compte, selon moi, le paradis, l'enfer, c'est ici. Je sais que beaucoup de monde souffre. J'ai souffert aussi. Pour apprécier, déguster la vie, il faut souffrir. La création a besoin des deux. Je ne veux pas être un prédicateur ou un visionnaire. Simplement, j'aime bien la provocation dans l'art. C'est très important. Je chante. Il y a la beauté musicale, et dans le même temps, c’est bien de passer un message universel. Je ne parle pas aux musulmans. Je parle à l’être humain en général. Je me parle à moi-même. Je n’ai pas peur de Dieu.
- Donc vous croyez en Dieu.
- Je crois qu’il y a quelque chose. S’il y a un Dieu, il est avec moi. C’est ce que j’adore dans le bouddhisme. Quand je fais l’amour, quand je déguste un bon vin, quand je lis un bon bouquin, quand j’écoute de la bonne musique, quand je danse, Dieu est là. C’est ça, mon Dieu. Après, s’il y a Allah, Bouddha ou Jésus, je m'en fiche, je le respecte. J’adore le côté mystique, spirituel. Vous ne pouvez pas juger quelqu’un simplement parce qu’il porte une barbe. Je ne peux pas juger. Dans chacun, il y a de la lumière.
- De quoi parle la pièce en trois parties, "Al-Akhtal Rhapsody" ?
- J'y chante un texte du poète Akhtal (poète arabe chrétien de la fin du 7e, début 8e siècle, ndlr). Il raconte qu'il a rencontré un calife qui voulait qu'il se convertisse à l'islam. Or, le poète adorait boire, bien vivre. Il a demandé au calife : "Si je deviens musulman, tu me laisseras boire ?" L'autre a répondu : "Bien sûr que non et je vais te punir." Alors le poète a écrit : "Je m'en fiche, je ne vais pas me lever aux aurores pour aller prier et écouter un prêcheur..." C'est beau et c'est encore valable aujourd'hui ! Ce qui m'intéresse dans la poésie, c'est ce jeu dans lequel la beauté met la laideur en valeur, la lumière fait de même avec l'obscurité, et réciproquement. C'est ce que je mets dans ce disque et dans ma musique en général. Le thème de "Diwan of Beauty and Odd", c'est la vie même.
- J'imagine que l'actualité du monde fait partie de vos sources d'inspiration quand vous écrivez de la musique...
- Bien sûr, on n'est qu'un miroir de ce qu'on vit, de notre petit monde. Je n'ai pas envie d'être politicien, je laisse ça à ceux qui s'y intéressent. Je fais de la musique. Mais en même temps, on est jugé tout le temps parce qu'on voyage. On a besoin d'un passeport. On a besoin de se justifier. Sur scène, je n'ai pas besoin de me justifier parce que je suis dans mon élément. Mais dans la vie, je suis aussi musicien. Mais je n'ai pas à me tenir devant le gars de l'aéroport, à prendre mon oud et jouer pour lui. Cela dit, je n'ai pas de problème car sincèrement, j'ai de la chance, les gens sont respectueux. Récemment, j'ai été amené à parler des migrations. C'est dans notre nature ! Les oiseaux sont plus intelligents que nous. Ils ne discutent pas à propos de qui va passer de l'Afrique à l'Europe, ou s'arrêter en Tunisie ou en Libye... Aujourd'hui, tout est cadré afin de se protéger. On a peur de l'autre. Moi aussi, si je ne voyageais pas, j'aurais peur de l'autre. Aujourd'hui, moi aussi, je peux aider, parce que moi aussi, je suis immigrant. On l'est tous.
- Le morceau "Cheerful Meshuggah" fait-il allusion au fameux groupe de metal suédois Meshuggah ?
- Exactement. Et en yiddish, "meshuggah" signifie... "odd" ! J’adore ce mot, je le trouve laid, mais en même temps, ça décrit exactement ce que je voulais au départ : à partir de choses impaires, de choses bizarres, faire naître et vivre avec la poésie. C'est un morceau rythmiquement très compliqué, avec une mélodie qui fonctionne. Un corps avec une âme, telle est l’idée de ce titre. J’adore aussi le groupe Meshuggah et ce morceau est un genre de dédicace. Ce qu’ils font est très intéressant, ça répond au même principe, mais d’une autre manière.
- Votre nouvel album a été enregistré à New York avec un groupe 100% américain...
- Depuis longtemps, je voulais faire un disque avec des musiciens new-yorkais. En 1999, j’ai fait un disque entre New York, où je me rendais souvent, et Vienne où je vivais. New York est une ville qui attire et inspire beaucoup de musiciens. On y trouve la crème des jazzmen. Dans les clubs de jazz, on écoute d’excellents musiciens, qu’ils soient connus ou pas. On ne se trouve pas dans la compétition mais dans le partage, tout le monde joue, c’est très inspirant et c’est ce que j’adore. Des musiciens américains ont participé à mes précédents disques, mais au nombre d’un ou deux à chaque fois. Après "Birds Requiem" (en 2013, ndlr), je voulais faire quelque chose qui soit électro. Mais c’est le disque qui a décidé, pas moi !
- Comment le groupe s’est-il constitué ?
- Je suis allé à New York à l’occasion de l’International Jazz Day et j’ai rencontré le bassiste Ben Williams. J’ai été impressionné et j’ai voulu l’inviter sur mon disque. Concernant le pianiste Aaron Parks, j’avais envie de travailler avec lui depuis longtemps. Je ne pouvais rien y faire ! Au lieu de faire le disque électro que j'avais prévu, j’ai enregistré avec eux ! On a fait des répétitions et j’ai eu envie de faire un album de jazz, au sein d’un quartet de jazz : Aaron Parks au piano, Ben Williams à la contrebasse, Mark Guiliana à la batterie (déjà présent dans l’album "Abu Nawas Rhapsody" en 2010, ndlr)… Puis j’ai eu envie d’avoir un instrument à vent sur le disque. J’ai pensé à Ambrose Akinmusire. Pour moi, Ambrose était une découverte. J’adore ce qu’il fait. Mais en jouant avec lui, je me suis demandé si j’étais en train de jouer avec un Américain européen ! Il a un son et une approche musicale uniques, sans équivalent en Amérique ou en Europe, tout en étant à la fois américain et européen... Il écoute et absorbe tout. On est pareil. Pour moi, il est comme un miroir. Et humainement, c’est un amour.
- Cette collaboration avec Ambrose Akinmusire aura peut-être une suite !
- Pour moi, c’est the beginning of a first chapter ("le début d'un premier chapitre"). Je pense qu’avec lui, il y aura beaucoup de surprises musicales, beaucoup de chapters, de possibilités et de créations. Avec Ambrose, on aurait pu faire des heures de musique ensemble. On est des serviteurs de la musique. On n’est pas dans la complexité, ni dans la jalousie, à jouer les stars. Cet esprit, je ne l’ai trouvé qu’avec Wayne Shorter et Herbie Hancock (avec qui Dhafer Youssef a été invité à jouer à l'Unesco lors du Jazz Day 2015, ndlr).
- Comment avez-vous vécu cette expérience avec ce nouveau groupe ?
- J’adore réunir des gens, monter une formation complètement inédite. Mark, Ben, Aaron et Ambrose ensemble, ça représentait un challenge très important. Et le résultat, on l’entend dans le disque et on pouvait l’entendre pendant l’enregistrement : c’était un moment divin. Tout le monde était heureux, tout le monde dansait. C’était quatre jours de rêve. Quand Dave Holland (célèbre contrebassiste anglais, ndlr) a écouté des extraits de nos enregistrements, il a dit : "Vous travailliez déjà ensemble auparavant ? Ça sonne comme un groupe qui joue depuis longtemps !" On avait simplement répété quelques jours avant d’entrer en studio. C’est ça, le défi : voir un working band from the first day (il le dit en anglais, ndlr)... C’est aussi ça, l’idée d’un leader. Travailler avec un groupe de jeunes New-Yorkais qui incarnent le futur du jazz américain. Et en même temps je m’en fiche… Ce qui m’intéresse, c’est les personnes. En plus d’être des musiciens magnifiques, ils sont aussi des êtres humains, des copains avec qui je me sens bien. Je peux dire que je suis très fier de cette rencontre, de cette expérience.
- La composition, est-ce un processus qui vient facilement chez vous ?
- Avant, quand je composais quelque chose, j’étais triste car je pensais : "Je peux faire mieux." Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Je me dis : "Chaque composition, chaque création ouvre une nouvelle porte." Avant tout, j’écoute beaucoup de musique. On ne peut pas être poète si on n’apprend pas de la poésie des autres. On vit avec les autres et avec leurs histoires respectives que l’on compare afin de voir où l’on se situe dans tout ça... Il faut apprendre pour pouvoir raconter à son tour. J’écoute surtout du jazz, mais aussi de la musique classique, des musiques du monde, brésilienne, africaine, farsi…J’ai lu des livres, j’essaye de m’informer, même au niveau politique, et de faire du sport… Et surtout, j’essaye de voyager, de rencontrer des gens intéressants qui m’ouvrent des portes, m’éveillent, même des gens croisés dans la rue, car tout peut être inspirant… C’est de là que vient la création, la composition. Si je m’enferme dans ma chambre, je finis par me répéter. J’aime être surpris. Composer, c’est se surprendre soi-même, s’étonner qu’il y a quelque chose qui sort de soi. J’adore l’image de la lampe qui s’éclaire quand l’idée surgit. On a besoin de cette lampe pour voir les lumières dans l’âme des autres.
Dhafer Youssef en concert
Jeudi 20 octobre 2016 à Bourdaines
Samedi 22 octobre au Festival Le Fruit des Voix, à Lons-le-Saunier
Jeudi 10 novembre à Jazz à la Coopé, à Clermont-Ferrand
Vendredi 18 novembre au Théâtre de Laval
Vendredi 13 janvier 2017 à l'Auditorium, à Lyon
Jeudi 2 mars 2017 à All That Jazz à Blois
Vendredi 14 avril 2017 à l'Olympia, à Paris
> L'agenda-concert de Dhafer Youssef
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.