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Dans "Afrodeezia", Marcus Miller voyage aux sources du rythme

Dans son nouvel album "Afrodeezia", disque joyeux et foisonnant paru le 16 mars chez Blue Note, le bassiste de jazz Marcus Miller marche sur les traces des esclaves et des communautés noires au fil du temps, par le biais des musiques et des rythmes nés au sein de leur histoire tourmentée. Actuellement en tournée en France, l'ancien complice de Miles Davis présente son nouvel album à Culturebox.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Marcus Miller
 (Ingrid Hertfelder)

- Culturebox : Deux ans après "Renaissance", avec "Afrodeezia", vous effectuez un véritable retour aux sources. D'où est venue cette impulsion ?
- Marcus Miller : Pour l’album "Renaissance", j’avais enregistré un morceau intitulé "Gorée". Il y a 5 ou 6 ans, j’avais visité l’île de Gorée (dans la baie de Dakar, ndlr), au Sénégal. Elle abrite un musée, la Maison des Esclaves. J’ai entendu l’histoire de Gorée. J’ai composé un morceau à partir de l'émotion que j'avais pu ressentir là-bas. On a joué ce morceau durant la tournée mondiale de "Renaissance". À Paris, à l’Olympia, j’ai joué "Gorée" après avoir expliqué son histoire sur scène. La directrice de l’Unesco était dans le public. Après le concert, elle m’a proposé de devenir artiste pour la paix et porte-parole d'un projet de l’Unesco baptisé "Route de l'Esclave", qui existait depuis plusieurs années et auquel elle souhaitait insuffler une nouvelle énergie.

- Comment avez-vous accueilli cette invitation ?
- C’était une très bonne idée pour moi, car j’avais déjà le sentiment que mes racines étaient quelque chose de très important. À mon avis, on est entré dans une nouvelle ère pour les Américains noirs parce qu’on peut faire des tests ADN pour retrouver ses origines, et cela va bien au-delà de la Caroline du Nord ! J’ai fait le test. Il a révélé que j'avais des origines au Nigeria, au Cameroun...

- Comment marchent ces tests ?
- On fait juste un prélèvement de salive. L’échantillon est envoyé à des laboratoires. Au bout de quelques semaines, vous recevez le résultat. Je ne me souviens pas des taux exacts, mais j'ai lu quelque chose du genre : "Vous avez 23% d’ADN du Nigeria, 29% du Cameroun..." Il y en avait aussi d’Espagne, d’Angleterre… Avec les Noirs américains, il y a eu un vrai mélange. Maintenant, j’ai le sentiment que mon histoire est plus grande ! Mais avec ma musique, dès l'adolescence, j’ai su que c’était important d'apprendre à jouer la musique de la Caraïbe, le calypso, le reggae, les musiques d’Afrique. À New York, j’ai joué avec des groupes africains, latinos... C’était l'occasion de faire la connexion. Maintenant, on arrive à l'étape supérieure de cette connaissance avec les recherches d'ADN.

- Et de votre côté, vous avez concrétisé cette quête avec ce disque...
- Je me suis dit que je pourrais associer ce travail à l’Unesco avec ma musique. J’ai eu l'idée de collaborer avec des musiciens qui venaient de différents points de la route des esclaves, en commençant par l’Afrique de l’Ouest et en passant par les Caraïbes, l’Amérique du Sud et le Sud des États-Unis avec des villes comme la Nouvelle-Orléans, et enfin les grandes villes du Nord des USA comme New York, Chicago, Detroit.

- Comment les rencontres avec ces musiciens se sont-elles organisées ?
-  Ça s’est passé de manière très organique, à l’occasion de concerts. Par exemple, après un concert à Rio de Janeiro, j’ai loué un studio pour une nuit avec mon groupe. J’ai rencontré un très bon percussionniste brésilien, Marco Lobo. Je lui ai dit : "Marco, je voudrais faire une samba avec le rythme authentique, pas la samba américaine !" Quand je l’ai entendu jouer, j’ai réalisé que c’était presque exactement le même rythme que l'on trouvait dans le gnawa ! Je lui ai fait la remarque. Marco a répondu : "Bien sûr ! Les rythmes ont voyagé à travers les mers avec l’esclavage." C’est très intéressant. Avec les esclaves, l’histoire des noms, des villes natales, a été effacée. Mais dans la musique, l’histoire existe toujours ! On la retrouve dans ces rythmes venus d’Afrique, du Brésil, on la retrouve à la Nouvelle-Orléans, dans le jazz, dans les musiques de danse. Il y a quelque chose de très profond dans ces musiques car elles portent l'histoire de cette expérience.
- "Hylife", le morceau d'ouverture de l'album, inspiré d'un style musical nigerian, annonce clairement l’hommage dont il va être question.
- Oui. J’ai donné un grand concert en Pologne devant 30.000 personnes, le jour de la fête de Solidarité (l'anniversaire du syndicat Solidarnosc, ndlr). Il y avait Esperanza (Spalding, ndlr), Herbie Hancock et Wayne Shorter, mais aussi Oumou Sangaré (chanteuse malienne, ndlr). Son bassiste m'a dit : "Bonjour, je m’appelle Alune Wade, je suis le Marcus Miller du Sénégal !" Nous avons beaucoup discuté. Je lui ai dit que je souhaitais travailler avec des musiciens d’Afrique de l’Ouest. Il m'a invité à venir à Paris où il me présenterait des musiciens africains. J’ai rencontré Cherif Soumano, Guimba Kouyaté, Julia Sarr... C’était incroyable ! Le premier jour où on a joué ensemble, c’était simple, rapide, la relation s’est faite instantanément, d'autant plus que je parlais un peu français, ce qui aurait été impossible il y a sept ans. Quand je suis allé au Nigeria, j’ai parlé avec des jeunes musiciens au sujet du Hylife, ils m'ont demandé d’ajouter tel rythme afin que cela soit plus authentique. Alune a été très important sur ce projet. Il m'a aussi aidé sur le morceau que j'ai dédié à mon père.

- Vous parlez de "Preacher's Kid" ?
- Oui. Mon grand-père était prêcheur. Dans l’église des Noirs, le prêcheur est un personnage très dynamique. J’ai voulu faire une dédicace à mon père qui était le fils de ce prêcheur et organiste. Le morceau commence avec un chœur. Alune a écrit le texte. Il a compris ce que j'attendais de la musique et des paroles, il a donné des instructions aux autres musiciens. Alune, c'est mon frère, maintenant, le Marcus du Sénégal ! Quant à mon père, qui est malade, il n'a pas encore entendu ce titre. Dès la fin de ma tournée, j'irai à New York pour le lui jouer.

- En plus d'être tourné vers vos racines, votre nouvel album est ponctué d'hommages à des musiciens qui ont marqué votre vie.
- Il est important que je garde les pieds sur terre, connectés avec les racines... Quand vous faites de la musique depuis longtemps, chaque note vous rappelle quelqu’un ou quelque chose. Pour la samba, vous pensez à George Duke. Pour la bossa nova, Joe Sample (un hommage est rendu aux deux artistes dans "We were there", écrit sur un thème de Djavan, ndlr). Vous jouez du calypso ? Vous pensez à Ralph MacDonald (Miller a écrit pour lui "Son of Macbeth"). Du gospel américain ? Wayman Tisdale (Miller lui dédie "Xtraordinary"). Ça fait partie de ma vie.

- Dans le second titre d'"Afrodeezia", "B's River", vous relatez le voyage de votre épouse en Zambie où elle est engagée dans des actions humanitaires...
- Ma femme Brenda a voyagé en Zambie afin d’y construire des maisons. C’est un travail très dur. Il faut porter de l’eau puisée dans une rivière située à un demi-mile. Ma femme est exceptionnelle ! Elle m’a parlé de cette rivière qui était si belle qu'elle ne trouvait pas les mots pour la décrire. J’ai décidé d’essayer de transcrire tout cela en musique. Je lui ai joué le morceau. Elle a dit que c’était parfaitement ce qu’elle avait voulu dire ! "Comment as-tu fait ?" J'ai répondu : "C'est parce que je suis bon !" L’instrument principal du morceau est le guembri, incontournable au Maroc. Il est similaire à une guitare basse, mais différent au niveau technique.

- Vous reprenez aussi un air d'opéra de Georges Bizet, "Je crois entendre encore" (devenu "I still believe I hear") !
- Oui ! Il y a dix ans, j'avais fait un projet sur l'opéra et le jazz avec le ténor Kenn Hicks autour des ""Pêcheurs de perles". J’ai voulu refaire ce morceau en version instrumentale avec un violoncelliste, Ben Hong que j'ai rencontré à Los Angeles. On a joué la mélodie ensemble, mettant l'accent sur un rythme d’Afrique du Nord, créant un beau mélange...
- Dans une autre reprise, le célèbre "Papa was a Rolling Stone", vous expliquez que vous avez glissé la synthèse de différents rythmes…
- À la fin de mon voyage, j'ai eu envie d'inclure un morceau de la Motown, qui était basée à Detroit. Ma ligne de basse préférée, c’est "Papa was a Rolling Stone" : elle possède une tension dramatique, un suspense, elle tient l’auditeur en haleine. J’ai voulu glisser des éléments de ce que j’avais découvert : percussions africaines et des Caraïbes, sons de Nouvelle-Orléans… J’ai pensé que ça marquerait symboliquement la fin du voyage. Alors que la production touchait à sa fin, j’ai découvert à la télé les événements entre des policiers et des Noirs, comme Eric Garner (père de famille tué lors d’une bavure en juillet 2014 à New York, ndlr). Ce genre de chose n'a jamais cessé de se passer depuis soixante ans. La différence aujourd’hui, c’est qu’il y a des téléphones munis de caméras pour filmer. Et il y a internet. Le monde peut voir ce qui se passe aux États-Unis. J'en parle dans "I can’t breathe".

- Face aux événements internationaux et ceux de son propre pays, jugez-vous essentiel qu’un artiste s’engage ?
- Oui ! J’ai réalisé que pour toute bonne musique, il existait une connexion avec la politique. C’est le rapport entre les gens. La musique et la politique œuvrent ensemble. Aux États-Unis, la musique créée dans les années 60 était incroyable ! Je pense que c’était lié à des mouvements comme la défense des droits civiques, les hippies… Je pense que la musique, c’est la vie. Miles Davis m’a dit : "Quand j’entends la musique que j’ai enregistrée dans les années 60, je pense à des pantalons des années 60 !" Pour lui, il y avait une connexion entre la situation politique, la mode, la musique… C’est une bonne manière de penser.
- Et comme vous l’expliquez dans un texte de présentation d’"Afrodeezia", la musique est aussi une forme de résistance à l’oppression.
- Oui, mais une résistance passive. Même si d’une certaine manière, c’est très agressif. La musique est très puissante. Elle a changé le monde. Écoutez les spirituals, les musiques gospel des esclaves nord-américains, le calypso des Caraïbes, la samba, le gnawa… Cette musique renferme tellement de joie alors qu’elle a été créée dans des conditions si répressives, si dures ! C’est incroyable ! Mon album est une célébration de cette transformation.

- Vous parlez bien français. Suivez-vous la situation politique et économique française ? Le monde de la culture s’inquiète de la suppression des subventions, des festivals disparaissent, certaines mairies gérées par l’extrême droite prennent des décisions controversées...
- Chaque jour, en guise de leçon de français, je lis le journal, même si beaucoup de détails m’échappent. À propos de la culture, la même chose s’est passée aux États-Unis. Dans les années 80, la présidence de Ronald Reagan a marqué le commencement de la fin des leçons de musique dans les écoles. J’ai débuté la musique à l’école à dix ans avec la clarinette. Juste après moi, pour la génération qui a suivi, ces leçons n'existaient plus. Cela a contribué au lancement du hip-hop. Les jeunes ont voulu faire de la musique sans instrument, alors ils ont commencé à jouer sur des platines, ils avaient la musique dans le cœur ! À l’époque, la France était un pays incroyable. Miles Davis et d’autres musiciens américains installés en France me disaient : "Il y a des festivals qui sont soutenus par le gouvernement, malgré le coût important, c’est incroyable !" Maintenant, il y a une possibilité que cela change… Je pense que c’est juste un mauvais passage…

(Propos recueillis par A.Y.)

Marcus Miller en concert en France

Lundi 13 avril à Paris, à l'Olympia
Mercredi 15 avril à Marseille, au Silo
Jeudi 16 avril à Toulouse, au Casino Théâtre Barrière
Vendredi 17 avril à Bordeaux, au Rocher de Palmer
Samedi 18 avril à Rouen, au 106
Mardi 21 avril à Lille, au Théâtre Sébastopol
> L'agenda-concert de Marcus Miller ici

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