Cyrille Aimée, la jazzwoman française qui a conquis New York
À 31 ans, Cyrille Aimée a déjà vécu plusieurs vies. Après maints voyages, coups de cœur et volte-face (admise à un célèbre télé-crochet, elle a jeté l'éponge avant la phase finale), Cyrille Aimée a posé ses valises à New York. Elle y est devenue une artiste de jazz reconnue.
La jeune femme, né d'un père français et d'une mère dominicaine, a découvert le jazz auprès des Manouches à Samois-sur-Seine. Plus tard, elle l'a étudié à New York avant de remporter des concours – Montreux, Sarah Vaughan – et d'arriver en finale de la Thelonious Monk Competition. Repérée très tôt par la presse new-yorkaise, elle a enregistré six disques, autoproduits ou réalisés pour divers labels et clubs de jazz, avant de signer chez Mack Avenue, basé près de Detroit. En 2013, Cyrille Aimée a été choisie par Stephen Sondheim, prince de la comédie musicale, pour chanter à des spectacles.
"Let's get lost" est son deuxième album chez Mack Avenue, deux ans après "It's a good day". Écrit et réalisé avec le guitariste Michael Valeanu, avec le concours du guitariste Adrien Moignard, le disque a pour fil conducteur l'état amoureux. Il renferme de belles compositions originales ("Nine more minutes"…), des reprises issues du jazz, du répertoire français (Georges Moustaki) et dominicain (Juan Luis Guerra). La ballade "Each day" marque les retrouvailles de Cyrille Aimée avec Matt Simons, ancien condisciple devenu pop star. Intimiste et chaleureux, l'album "Let's get lost" laisse entrevoir le talent de la chanteuse pour l'improvisation. Sur scène, elle s'en donne à cœur joie. Rendez-vous le 6 avril à Cenon, puis le 8 à Paris, au New Morning.
- Culturebox : Le répertoire de "Let's get lost" est très éclectique, comme sur le précédent disque. Est-ce dû à une envie de partager vos multiples influences ?
- Cyrille Aimée : Le précédent disque réunissait des standards, compositions, reprises de chansons françaises et rock. Avant de signer chez Mack Avenue, j'avais fait un disque de big band, trois disques avec un groupe associant piano, basse, batterie, trompette, saxophone, et deux disques en duo avec le guitariste brésilien Diego Figueiredo. Pour "It's a good day", je voulais réaliser quelque chose qui ait tous ces petits bouts de moi : manouche (elle prononce "man-nouche" avec un accent sur le "an", comme ses amis de Samois, ndlr), latino, jazz américain, brésilien. Pour y parvenir, il me fallait un son original et j'ai eu l'idée d'un groupe avec trois guitares complètement différentes : manouche, brésilienne, jazz. Avec Michael Valeanu, qui joue de la guitare électrique, on a collaboré en amont pour définir le répertoire, les arrangements, le rôle de chaque guitare. Puis j'ai amené tout le monde en studio où la musique a pris forme. C'était un album plus brut, plus jeune.
- "Let's get lost" a-t-il été pensé comme une suite de "It's a good day" ?
- Pour moi, "It's a good day", c'est un peu le Soleil, alors que "Let's get lost", c'est plutôt la Lune. Dans ce nouveau disque, on retrouve le même groupe, mais après deux années non-stop passées sur la route à vivre, à jouer ensemble. On a appris à se connaître musicalement et personnellement. C'est beaucoup plus profond. Le répertoire du nouveau disque s'est créé à travers ces deux années. Quand on s'est retrouvés en studio, on s'est davantage concentrés sur l'ambiance et le message des morceaux plutôt que sur les arrangements et la répartition des rôles.
- Qui se charge des compositions, des arrangements, du choix des reprises ?
- Michael Valeanu et moi. Michael est français mais je l'ai rencontré à Brooklyn. On est vraiment les parents du disque ! On compose ensemble. Pour les reprises, on passe des heures sur YouTube à rechercher des chansons françaises qui n'auraient pas été chantées mille fois. Michael m'a fait découvrir "T'es beau tu sais" que Georges Moustaki avait composé pour Édith Piaf. Pour les arrangements, j'ai plutôt l'idée de l'ambiance, du groove, de l'intro, tandis que Michael pense en termes de coordination entre les guitares. Il connaît bien l'instrument et il sait ce qui va marcher. On se complète bien. Ensuite, on propose les idées au groupe, on fait des essais, les autres musiciens font des suggestions à leur tour et ça devient un travail plus collectif.
- Sur combien de temps l'écriture et la réalisation du disque s'est-elle échelonnée ?
- Tout ce travail s'est fait durant les deux années passées sur la route. Parfois, on testait un nouveau morceau pendant la balance avant un concert. S'il nous plaisait, on le rejouait aux balances suivantes en essayant d'autres arrangements. Pour "There's a lull in my life", on était dans le van, coincés dans les embouteillages. Adrien Moignard et Michael avaient sorti les guitares. J'avais la caméra. On a commencé à jouer et à filmer, j'ai mis le morceau sur YouTube et tout le monde a adoré. Donc on l'a enregistré. Enfin, juste avant d'entrer en studio, on a joué trois semaines au Qatar. Chaque soir, on se produisait trois heures dans un hôtel. Il nous fallait beaucoup de répertoire. Ça a été l'occasion de créer pas mal de morceaux et de les peaufiner ! Une fois en studio, on était fin prêts.
- L'album renferme un beau duo, "Each Day", enregistré avec Matt Simons…
- C'est un de mes amis de l'université aux États-Unis. Il y étudiait le saxophone. J'ai monté mon premier groupe avec lui. Au bout de la première année, j'ai amené mes cinq meilleurs amis de la classe, dont Matt, en Europe. Ils n'avaient jamais quitté les États-Unis. On voyageait avec Interrail, on dormait dans les trains, on jouait dans la rue, avec le chapeau... C'est comme ça qu'on a commencé à chanter ensemble. Il avait son saxophone mais je lui proposais de chanter avec moi en duo. On a vécu beaucoup d'aventures ensemble. Il est devenu une pop star gigantesque en Europe !
- Pouvez-vous nous parler de "Nine more minutes", dans laquelle on entend, sur le disque, le bruit du métro ?
- L'histoire de cette chanson est romantique. Je connais Michael Valeanu depuis cinq ans. Pendant deux ans, nous étions les meilleurs amis mais nous ne travaillions pas vraiment ensemble. On traînait dans les jazz clubs, le soir, jusque très tard. Vers 3h du matin, il me raccompagnait à ma station de métro et il attendait avec moi, avant de rejoindre son propre arrêt. Une nuit, on arrive à ma station et on lit que le prochain train est annoncé dans neuf minutes. Michael a sorti un recueil de poèmes de sa poche. Pendant neuf minutes, il m'a lu de la poésie, jusqu'à l'arrivée du métro. Quelques semaines plus tard, il m'a dit : "Cyrille, je travaille sur une chanson, j'aimerais bien que tu mettes des paroles, ça s'appelle Nine more minutes." (elle rit) Voilà... J'ai craqué !
De samois à New York, une vie comme un roman
La sortie du nouvel album de Cyrille Aimée a constitué l'occasion idéale de revenir avec elle sur une vie déjà pleine d'aventures, de mésaventures et de rebondissements...
- Il y a quelques années, on aurait dû vous voir dans une célèbre émission de télé-crochet... Au lieu de cela, on vous a retrouvée plus tard chanteuse de jazz à New York. Que s'est-il passé ?
- Il s'agissait de la Star Ac, la 4e édition. J'avais 18 ans, j'avais déjà fait les interviews pour l'émission, les photos, le clip de présentation, j'étais en couverture de "Télé 7 Jours"... Avant le début des soirées "prime", on m'a présenté le contrat à signer. J'ai réalisé que je n'étais pas prête, que je n'avais pas envie de chanter des chansons qu'on m'imposerait. J'avais envie d'apprendre, je venais de découvrir le jazz, j'avais très envie de l'étudier. J'ai refusé de signer et je suis partie habiter en République dominicaine, le pays de ma mère.
- Vous êtes une grande voyageuse. Pouvez-vous nous résumer votre itinéraire ?
- Souvent, je demande à mon père de me faire une frise chronologique des différents voyages ! Même moi, je m'emmêle les pinceaux ! Si on a déménagé aussi souvent, c'est parce qu'au bout de trois ans au même endroit, mon père se lassait et cherchait un métier ailleurs. En résumé, je suis née à Fontainebleau. Deux semaines plus tard, on est partis au Cameroun. Trois ans plus tard, on est revenus en France. Puis il y a eu New York où ma sœur est née, le Mexique, un retour en France, Singapour, New York à nouveau, l'Allemagne, la République dominicaine... Je ne suis pas sûre de l'ordre chronologique.
- Votre père vous a donc transmis son virus !
- Pour moi, c'est la normalité, je n'ai pas connu autre chose. Cependant, cela fait dix ans que je suis à New York. C'est beaucoup ! C'est la première fois que je reste quelque part aussi longtemps.
- C'est à Samois que votre connexion à la musique et au jazz s'est faite...
- Oui, j'ai grandi là-bas et j'y ai découvert la musique. Quand j'étais petite, j'allais au festival Django Reinhardt mais ce n'était pas vraiment pour la musique, d'ailleurs je n'accrochais pas spécialement. À la maison, il y a toujours eu beaucoup de musique. Ma mère adore la musique latino, le flamenco, mais aussi Michael Jackson, Stevie Wonder, la chanson française, la musique classique... J'ai rencontré les manouches en tant que personnes, que culture, ayant une manière de vivre, d'être, de parler. Je suis tombée amoureuse de leur culture. J'ai compris d'où venait leur musique et j'en suis tombée aussi amoureuse.
- Comment les avez-vous rencontrés ?
- J'avais 14 ans, j'étais sur mon vélo sur la place de Samois. Une petite Manouche est venue vers moi et m'a dit : "On va faire un touère !" Je lui ai fait répéter cinq fois avant de comprendre qu'elle voulait "faire un tour". J'ai accepté et elle a appelé ses quatre cousines. On était toutes sur le vélo et on a dévalé la côte pavée de Samois ! La jeune Manouche est devenue une copine. Puis je me suis liée d'amitié avec son grand-frère Loumpi. Il m'a offert une guitare rouge et m'a appris à en jouer. En échange, je lui ai appris à lire. Un jour, son grand-frère Dallas m'a proposé de chanter un standard, "Sweet Sue", qu'on trouve dans un disque de Django. Il pleuvait et comme on ne pouvait pas tous rentrer dans la caravane, on est montés dans un bus garé sur la place. Pour la première fois, j'ai chanté devant toute la famille. À partir de ce jour, les Manouches m'ont appelée Sweet Sue. J'ai découvert les disques de Django, j'y cherchais les morceaux où il y avait de la voix. Or il y en a très peu. Alors, quelqu'un m'a offert un coffret de quatre CD d'Ella Fitzgerald. Je l'ai entendue scatter, j'en suis tombée complètement amoureuse. C'est l'improvisation qui m'a donné envie de chanter, c'est pour ça que j'aime le jazz.
- Avez-vous pris des cours de musique ?
- Ma mère m'a inscrite à des cours de chant à Avon mais ce n'était pas terrible... J'allais chez un prof qui m'indiquait des gammes à faire et qui s'éclipsait pendant vingt minutes ! Un jour, je l'ai espionné : il était à table et mangeait en famille ! Quand il est redescendu, j'ai dit : "Ça sent le poulet !" (elle rit) Je n'ai pas trop continué les cours avec lui... Plus tard, quand j'ai passé mon bac, j'ai vécu un an à Paris. J'étais inscrite à l'American School of Modern Music. J'y ai fait ma vidéo pour la Star Ac. Entre-temps, lors de vacances à Saint-Domingue, j'avais rencontré un pianiste assez connu là-bas. Il m'avait proposé de venir habiter chez lui, avec sa femme et ses enfants, afin qu'on collabore. C'est ce que j'ai fait après avoir quitté la Star Ac. Mais ça ne s'est pas bien passé.
- Pourquoi ?
- Je m'évadais d'un truc horrible, le contrat de la Star Ac, et les choses ont été encore pires là-bas. J'ai réalisé que l'épouse du pianiste voulait que je ne chante qu'avec lui et personne d'autre. J'habitais chez ce vieux Monsieur qui ne sortait pas le soir. Je rencontrais des musiciens qui me proposaient de chanter avec eux. Au début, sa femme m'a dit : "Cyrille, tu habites chez nous, ce n'est pas gentil d'aller jouer avec les autres musiciens." Je me disais : "Elle a raison." J'ai dû répondre aux musiciens : "Non, je n'ai pas le droit." J'ai fini par réaliser que ce n'était pas cool... Au bout de quatre mois, un pote de mon âge a eu absolument besoin d'une chanteuse. J'ai dit à l'épouse de mon hôte que je partais chanter avec mon ami, que ça ne ferait aucune concurrence avec son mari... Le lendemain, elle avait préparé ma valise et appelé un taxi.
- Où êtes vous allée ?
- Je n'avais nulle part où aller. Mes parents habitaient à Singapour et je ne voulais pas qu'ils soient au courant, qu'ils m'envoient de l'argent... À Saint-Domingue, ma grand-mère maternelle, très pauvre, habitait avec sa sœur et sa mère... Alors je suis allée habiter chez l'ex-femme de mon oncle, Milkeya. Elle avait un seul lit qu'on partageait. J'ai rappelé les musiciens qui m'avaient contactée les mois précédents. J'avais enregistré un CD que j'ai apporté aux clubs et restaurants. Très vite, j'ai eu huit concerts par semaine car j'étais la seule chanteuse de jazz de l'île. Je travaillais beaucoup mais j'avais envie d'un challenge, je voulais apprendre. C'était la raison pour laquelle j'avais quitté la France, et c'est la raison pour laquelle je suis partie aux États-Unis.
- Vous y avez donc rejoint une école de musique.
- Oui. Depuis Saint-Domingue, j'avais envoyé ma candidature à Berklee (à Boston, ndlr) et à Purchase College (État de New York). J'ai été acceptée aux deux mais j'ai choisi Purchase qui était bien moins cher. J'ai fait quatre ans d'études de jazz. J'ai beaucoup appris et je me suis créé une bande d'amis musiciens avec qui j'ai commencé à faire des concerts. Dans l'école, j'étais la seule fille et la seule chanteuse ! J'ai évolué dans une optique de musicienne instrumentiste.
- Et vous avez remporté quelques concours de chant...
- Il y a en effet les compétitions que j'ai remportées. Et il y a toutes celles que je n'ai pas gagnées... Celles-là me construisent, j'apprends d'elles plus que de celles que j'ai remportées. Il faut toujours se mettre en danger.
- Avez-vous un exemple d'un échec qui ait été formateur ?
- Je me suis fait huer à l'Apollo Theater, un vieux club de Harlem où Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan, Lauryn Hill et James Brown ont été découverts. Chaque mercredi, il y a une Amateur Night. Des candidats passent et le public a le droit de huer. La première fois que j'y ai participé, je me suis fait huer par 1500 personnes, c'était la folie. J'avais préparé "I'm beginning to see the light"... Avec une intro, du suspense... Mais là-bas, les gens n'ont pas le temps pour ça. Ils ont sanctionné tout de suite, j'avais à peine ouvert la bouche ! Or il faut continuer à chanter jusqu'à ce que la cloche sonne. J'ai chanté un couplet entier sous les huées. Du coup, j'en oubliais les paroles, j'avais la main levée, "Give me a chance !" Le logo de l'Apollo, c'est "Be good or be gone". Ça peut avoir deux effets. Soit tu abandonnes, soit ça te donne des forces ! Il ne pourra plus jamais m'arriver rien de pire ! J'y suis retournée quelques mois plus tard. Cette fois, j'ai attaqué d'entrée de jeu et j'ai remporté la première place !
Mercredi 6 avril 2016 à Cenon, au Rocher de Palmer, 20H30
Vendredi 8 avril 2016 à Paris, au New Morning, 20H30
Lundi 11 avril à Paris, master class au Baiser Salé avec Michael Valeanu, 15H
Mercredi 13 avril à Paris, showcase à la Fnac Montparnasse, 18H
> L'agenda-concert de Cyrille Aimée
Cyrille Aimée (chant), Adrien Moignard (guitare), Michael Valeanu (guitare), Shawn Conley (contrebasse), Dani Danor (batterie)
> Cyrille Aimée scatte et répond aux questions de Culturebox Lyon à la fin de cet article du 3 juillet 2015 sur le festival Jazz à Vienne
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