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Cortázar revisité par les jazzmen Miguel Zenón et Laurent Coq : rendez-vous samedi soir à Vincennes

L'un est saxophoniste portoricain, l'autre pianiste français. Miguel Zenón et Laurent Coq se sont associés sur un projet original et ambitieux : écrire de la musique autour de "Marelle" ("Rayuela"), grand roman de l'Argentin Julio Cortázar (1914-1984). Pari réussi. Le quatuor qu'ils ont formé présente ce répertoire fascinant samedi à Vincennes et le 9 mai au Mans. Nous avons rencontré Laurent Coq.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Miguel Zenón et Laurent Coq
 (DR)

Laurent Coq et Miguel Zenón se sont rencontrés à New York à la fin des années 90. Mais ils n'avaient jamais enregistré ensemble. Quand le jeune saxophoniste sud-américain a eu l'idée de travailler sur "Marelle" ("Rayuela", son titre original, et de facto le titre du disque) de Cortázar, qui se situe entre Buenos Aires et Paris, il a immédiatement pensé au pianiste français. Les deux jazzmen se sont partagé l'écriture des morceaux et ont fait appel à deux musiciens américains particulièrement éclectiques pour les accompagner en studio et sur scène : Dana Leong, un jeune violoncelliste et tromboniste, et Dan Weiss, batteur et percussionniste qui joue également des tablas, les percussions indiennes.

Les quatre artistes ont étrenné leur répertoire à Paris il y a trois ans avant de l'enregistrer. Un travail d'écriture et d'arrangement impressionnant -échelonné sur trois ans- pour un résultat captivant, dense, coloré, un souffle épique, qui n'est pas sans évoquer une belle musique de film, un voyage lointain... Les titres des morceaux sont inspirés des personnages, des événements ou des lieux de "Marelle"/"Rayuela". Dans le CD, ils sont numérotés de façon aléatoire, clin d'oeil au chapitrage du livre dans lequel le lecteur est invité à suivre un chemin différent de celui de la narration chronologique habituelle. On ne peut qu'attendre avec hâte de découvrir ce beau projet sur scène.

Rencontre avec Laurent Coq
Samedi soir à Vincennes, dans le cadre de la saison Sorano Jazz, Laurent Coq, Miguel Zenón, Dana Leong et Dan Weiss joueront les musiques de "Rayuela" pour la première fois depuis la sortie du disque, au printemps 2012. Laurent Coq nous en dit plus sur ce projet. Nous l'avons rencontré mercredi au coeur de Paris, ville d'adoption depuis vingt-cinq ans de cet Aixois né en 1970.
Laurent Coq
 (Chris Drukker)
- Culturebox : Pouvez-vous nous raconter la genèse de l'album "Rayuela" ?
- Laurent Coq : Ce projet s’est fait sur le long terme. Miguel et moi voulions travailler ensemble depuis longtemps. Il est fan de ce livre de Cortázar, qui est extraordinaire à plus d’un titre. Il s’est dit que cela constituerait un matériel impeccable pour cette collaboration : ça se passe à moitié à Paris, à moitié à Buenos Aires, il y a le côté latin américain, Miguel étant portoricain. Il y a également une vraie recherche sur la forme qui nous renvoie, Miguel et moi, à une réflexion que l’on fait chacun de notre côté, tout comme de nombreux musiciens de jazz : comment raconter une histoire autrement, sans que l’on ait un thème (la mélodie principale, ndlr), un solo, un autre solo, puis à nouveau un thème, mais en essayant de penser à autre chose.

- Pouvez-vous nous dire quelques mots de votre complice Miguel Zenón ?
- Miguel est un prodige. Il a grandi dans les cités de la périphérie de San Juan, à Porto Rico. Au début, il voulait faire du piano. Comme il n'y avait plus de place en section piano dans son école de musique, on lui a donné un saxophone. Très vite remarqué, il a obtenu une bourse pour partir étudier à Berkeley où il a fait des études très brillantes. Puis il a fait la Manhattan School, toujours avec une bourse. Il était encore étudiant là-bas quand je l'ai vu jouer pour la première fois, un soir, au Village Vanguard, célèbre club de jazz de New York. Il avait 23 ans (il est né fin 1976, ndlr) et ce qu'il jouait était incroyable. Plus tard, on a vraiment fait connaissance par le biais d'une session organisée chez un ami commun, Jérôme Sabbagh (saxophoniste, ndlr). Quand j'ai entendu son premier disque, qu'il a sorti à 24 ans, j'y ai trouvé tout ce que j'étais moi-même en train de travailler en termes d'écriture, et Miguel y avait résolu des problèmes auxquels j'étais encore confronté. Je suis parti à New York en 2000, et j'allais souvent l'écouter. Il écoutait aussi les disques que je faisais. Quand il venait jouer en Europe, il m'appelait parfois pour remplacer son pianiste. On a tissé des liens. Et quand Miguel a obtenu une bourse pour réaliser son projet "Rayuela", cela nous a donné l'opportunité de collaborer ensemble.

- Outre ses qualités de musicien, qu'est-ce qui vous impressionne chez lui ?
- Miguel possède une faculté de concentration hors du commun, qu'il partage avec Dan Weiss, et que je n'ai pas pour ma part. C'est aussi quelqu'un qui a une très grande humilité, qui n'est pas feinte mais qui est le propre des gens qui sont constamment dans le travail. Il est tout le temps en train de regarder devant, alors qu'à son âge, 36 ans, il a déjà une carrière incroyable derrière lui, une liste impressionnante de collaborations, comme Charlie Haden (contrebassiste américain, ndlr) ou Joe Lovano (saxophoniste). C'est aussi quelqu'un de très généreux, pas seulement dans la musique. Même après trois heures de répétition, même sous le coup d'un décalage horaire, si des gens viennent lui parler, il est toujours très gentil, attentif. En même temps, il est très exigent. Il sait ce qu'il veut.
- Miguel Zenón est passionné par le livre de Cortázar. Et vous, que pensez-vous de cet ouvrage ?
- C'est un monument ! C'est l'oeuvre majeure, la plus populaire, de cet écrivain, qui était aussi un Parisien d'adoption. Il possède un lien très fort avec la France, mais aussi avec le jazz dont il était un grand amateur. Il se trouve que hier matin (l'interview a lieu mercredi 17 avril, ndlr), j'ai reçu un appel de Michel Portal, qui a déjà joué avec Miguel Zenón et Dan Weiss. Il me raconte : "Sais-tu que j'ai bien connu Cortázar ? Il aimait beaucoup les musiciens, il venait tout le temps aux concerts." Cortázar était très présent au sein de la scène jazz parisienne. Dans son livre "Rayuela", il réalise un vrai travail sur la forme, qui en fait une oeuvre très moderne. Cela nous rapproche vraiment de ce travail que nous sommes nombreux à faire aujourd'hui, parmi les musiciens.

- Expliquez-nous ce travail qui vous tient à coeur et ce parallèle avec le livre de Cortázar...
- La question, c'est comment on improvise. Comment délimiter le cadre qui va constituer le théâtre de l'improvisation. C'est le défi. En même temps, sans aucun cadre, c'est possible aussi. Cela a été très bien fait par le passé (avec le free jazz, ndlr) et certains continuent à le faire. Nous aussi, parfois, nous jouons complètement free sur scène. Mais ce qui nous intéresse, Miguel, moi-même et tant d'autres, c'est précisément de nous imposer un cadre, des balises, parce que c'est un jeu, c'est la "marelle", justement. Car les personnages du livre improvisent eux aussi. Ils ne se détachent jamais de l'instant présent. Ils sont un peu marginaux, décalés, ils n'ont pas de vision large. Le truc fou de ce livre, c'est que si on peut le lire de façon totalement chronologique, Cortázar nous suggère aussi un tout autre itinéraire, nous proposant, à chaque fin de chapitre, des renvois vers un réservoir de chapitres écrits pour ce jeu de "marelle". Cortázar disait même : "Tout ça, ce n'est qu'une proposition. Prenez un autre itinéraire, vous aurez encore un autre livre !"
- Qui, de vous ou Miguel Zenón, a choisi les thèmes des différents morceaux du disque ?
- Quand Miguel m'a proposé cette collaboration, il a pensé que logiquement, il écrirait sur tout ce qui concerne l'Argentine tandis que j'écrirais sur Paris. Or, je lui ai justement proposé l'inverse. Je trouvais plus intéressant d'avoir un regard plus distancié, plus romanesque, tel qu'on peut le porter sur quelque chose qu'on ne connaît pas bien. Après, sachant qu'on avait la possibilité d'avoir du violoncelle ou du trombone, des tablas ou de la batterie, on s'est demandé s'il fallait essayer de se répartir les choses afin de s'assurer qu'il n'y ait pas de risque de déséquilibre. Miguel a alors proposé : "On ne se fixe aucune contrainte. J'écris de mon côté, tu écris de ton côté, et quand on commence à avoir du matériel, on le confronte. Peut-être que ça va bien coller." Et c'est exactement ce qui s'est passé. Au final, tout s'est agencé comme un puzzle dans lequel il n'y avait plus qu'à mettre les pièces. À tel point, d'ailleurs, qu'en concert, nous gardons souvent le même ordre que sur le disque, qui fonctionne très bien. Et ce, même si on y fait ce clin d'oeil au livre, avec ce chiffrage particulier des morceaux, qui renvoie à des choses très modernes, contemporaines, comme l'Ipod, le random (mode d'écoute aléatoire des morceaux, ndlr)... Ce qui amène à l'idée que l'écoute que l'auditeur aura de ce disque sera de notre fait, bien sûr, mais aussi un peu du sien. Cette idée était très chère à Cortázar : le lecteur est un membre actif, déterminant, de la création...

(Propos recueillis par A.Y.)

Laurent Coq et Miguel Zenón en concert « Rayuela »  en France
> Samedi 20 avril 2013, 20H, à Vincennes
Saison Sorano Jazz
16, rue Charles-Pathé
94300 Vincennes

> Jeudi 9 mai 2013, 20H, au Mans
Festival Europa Jazz
Abbaye de l'Épau
Rue de l'Estérel
72100 Le Mans
  (Sunnyside Records)
L'équipe de "Rayuela" sur scène et sur le disque
Miguel Zenón : saxophone alto
Laurent Coq : piano
Dana Leong : violoncelle, trombone
Dan Weiss : batterie, tablas, percussions

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