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Billie Holiday, le centenaire de "Lady Day"

Il y a un siècle, le 7 avril 1915, naissait à Baltimore Eleanora Fagan, connue plus tard sous le nom de Billie Holiday, surnommée Lady Day. En un quart de siècle de carrière, la chanteuse allait marquer l'histoire du jazz avant de s'éteindre à 44 ans, usée par la vie et les excès. Arnaud Merlin, producteur à France Musique, revient pour Culturebox sur sa carrière et son destin douloureux.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Billie Holiday en 1958 à l'aéroport d'Orly, près de Paris
 (UPI / AFP)

- Culturebox : Quelles sont les grandes influences de Billie Holiday ?
- Arnaud Merlin : Il y a d'abord Louis Armstrong qui est la vedette dans les années 30, et qu'elle découvre toute jeune, étant née en 1915. Armstrong est vraiment connu à partir du milieu des années 20. Donc Billie Holiday a toujours vécu avec la voix et le jeu de trompette d'Armstrong. C'est très déterminant parce qu'il invente vraiment un phrasé différent, qu'il applique à la fois à la voix et à l'instrument. La façon de se placer dans le temps par rapport à la barre de mesure, c'est quelque chose que Billie Holiday va énormément développer dans le traitement des chansons, à sa manière, avec un remodelage de la ligne mélodique et un swing qui lui sont très personnels. Je pense que ça vient beaucoup d'Armstrong.

- Et au niveau des artistes avec qui elle travaille ?
- Certains musiciens de sa génération lui ont été très proches. Je pense à Lester Young, saxophoniste ténor dans l'orchestre de Count Basie. Lester et Billie se sont connus très jeunes, vers 1933 ou 34, pour enregistrer deux ou trois ans plus tard. C'est une sorte de grand-frère pour elle, il est de six ans son aîné. Lester a une conception extrêmement mélodique de la phrase musicale. Il est déjà un musicien accompli quand elle commence, vers 18-19 ans, à enregistrer et se faire connaître sur scène. Lester a déjà un style que je qualifierais de très décontracté, avec un phrasé qui prend son temps et qui met en valeur toute l'invention mélodique en partant du texte. Il disait toujours qu'il fallait connaître les paroles d'un standard pour bien le jouer, même à l'instrument. Dans les années 30, l'autre versant du saxophone ténor, plus marqué par l'harmonie, c'est Coleman Hawkins. Lester Young, lui, est plus un mélodiste et un improvisateur à partir de la mélodie, ce qui, je pense, va beaucoup marquer Billie Holiday. Si j'avais à citer deux influences, ce serait le père Armstrong et le frère Lester !

- Comment décririez-vous la voix et la façon de chanter, si particulières, de Billie Holiday ?
- Elle a une voix qui, plastiquement, n'est certainement pas la plus belle voix parmi les chanteuses de jazz. Sarah Vaughn et Ella Fitzgerald possèdent une voix plus séduisante. C'est un peu comme dans l'opéra. Maria Callas n'a pas la plus belle voix du monde, par rapport à Renata Tebaldi, par exemple. En revanche, si on aime Callas, c'est parce que c'est une interprète de génie, totalement engagée dans son interprétation, y compris en retravaillant des choses à l'infini pour parvenir à la perfection dans son idée à elle, par rapport au texte et au jeu, parce que c'est une grande actrice.

- Maria Callas, Billie Holiday, une démarche comparable ?
- Billie Holiday, c'est un peu la même chose, sans avoir les mêmes armes que Callas : elle ne part pas d'une partition écrite à 100% mais d'une chanson qu'elle va mettre beaucoup de soin à choisir. Dès les années 30, quand elle enregistre avec les petites formations du pianiste Teddy Wilson, elle prend du temps à choisir, travailler et apprendre les chansons. Et ce, bien avant "Strange Fruit", cette chanson engagée de la fin des années 30 que beaucoup considèrent comme un tournant. Elle veut absolument s'assurer que les textes lui conviennent. Elle les répète pour se les mettre en bouche et peu à peu, elle en fait quelque chose de très original et de très personnel, quitte à prendre quelques libertés avec la ligne mélodique. Très tôt, elle a un phrasé qui tire plutôt vers l'arrière, qui donne un swing très particulier et qui sera la marque des musiciens cool dans les années 40. Elle accentue certaines syllabes, certains mots, ce que ne feront pas forcément les autres chanteuses de jazz qui privilégieront parfois le son au sens. Billie Holiday privilégie plutôt le sens pour faire mieux passer le texte.
- Sa voix évolue au fil du temps, de ses addictions et de ses problèmes de santé...
- Oui, mais elle a parfois des rémissions assez spectaculaires. Si vous écoutez les enregistrements des années 50 que le label Verve a réunis dans un coffret, c'est frappant. On voit des évolutions vers le bas, puis elle reprend du poil de la bête lors de quelques séances, puis ça dégénère de nouveau... C'est très sismographique en fonction des événements de sa vie personnelle. Billie Holiday va passer une année en prison, elle va avoir de très gros problèmes avec la drogue, puis elle va arrêter la drogue et se mettre à l'alcool, avec des médicaments... Elle a un mode de vie totalement dégradé et parfois, la voix ne suit pas. Les amateurs sont souvent mitigés sur l'avant-dernier disque, "Lady in Satin", sorti en 1958. Billie Holiday y est très diminuée sur le plan vocal. Mais comme les chansons sont bien choisies, comme les arrangements de Ray Ellis la mettent en valeur, c'est un beau disque, c'est bizarre. Billie Holiday devait avoir une grande force physique pour encaisser tout ce qu'elle prenait. Elle est morte à 44 ans mais elle aurait dû mourir beaucoup plus tôt.

- En quoi le parcours de Billie Holiday la distingue-t-il des autres grandes grandes chanteuses de jazz du XXe siècle ? Est-ce la conjonction d'une carrière, des fêlures et d'un destin tragique ?
- C'est malheureusement le cas d'école de la vie qui rejoint l'œuvre. Ce qui n'est pas le cas chez Ella Fitzgerald qui, tout en ayant une vie assez malheureuse, en fait très peu état dans son chant. Ella va chanter la bossa, les trucs qui swinguent, roboratifs, jusqu'à la fin de sa vie. Il y a quelques moments où elle se livre un peu plus. Je pense à un film avec l'orchestre de Duke Ellington en 1966, dans lequel elle chante "Something to live for" de Billy Strayhorn. C'est à pleurer, tant l'émotion est forte. Ella s'est laissée déborder par son émotion intérieure, ce qui est très rare car elle contrôlait bien son image. Pour Billie Holiday, c'est le contraire. Elle écrit elle-même certains textes. "Don't explain", c'est son histoire avec son mari de l'époque, Jimmy Monroe. D'autres chansons comme "God bless the child" sont très ancrées dans sa propre vie. Avec Billie Holiday, l'itinéraire de l'artiste et la trajectoire intime se confondent, c'est ce qui nourrit un attachement très fort à son égard plus de cinquante ans après sa disparition.
- L'itinéraire de l'artiste se confond aussi avec son engagement politique. "Strange fruit", qui dénonce les lynchages de Noirs dans le Sud des États-Unis, était-elle la première chanson de la lutte pour les droits civiques ?
- Je ne pense pas qu'on puisse le dire, parce qu'il y a toujours eu ce qu'on appelle les protest songs, qu'on a beaucoup entendues ensuite dans les années 60 avec Joan Baez, Bob Dylan, etc. Mais en tout cas, c'est la première fois qu'une chanteuse de jazz connue prend une position politique forte. Elle chante un texte écrit par un militant communiste. Jusque-là, les chanteuses étaient juste censées faire l'attraction devant le grand orchestre.
- Qu'est-ce que Billie Holiday a apporté au jazz vocal ?
- Je crois qu'elle a une influence qui déborde le jazz vocal. Cette façon de phraser et de jouer avec la mélodie rejaillit encore aujourd'hui. Si on voulait simplifier, on dirait qu'il y a trois manières d'improviser. D'abord, en prenant un élément rythmique et en jouant dessus, un peu comme Sonny Rollins. Ensuite, il y a une manière très harmonique d'improviser, que va développer Coltrane dans les années 50. Enfin, il y a cette école qui va vers l'improvisation mélodique. Aujourd'hui, un saxophoniste comme Mark Turner vient complètement de là, via la West Coast, Warne Marsh, Lee Konitz, et donc Lester Young. Je pense qu'avec Young et quelques autres, Billie Holiday est à l'origine de cette conception très moderne de l'improvisation mélodique.

- Qui sont ses autres héritiers dans le jazz vocal et au-delà ?
- L'été dernier, j'ai travaillé sur Frank Sinatra qui avait le même âge que Billie Holliday. Ce qui m'avait frappé, c'est qu'il disait avoir énormément appris d'elle, et que le phrasé qu'il avait développé venait d'elle. À l'inverse, on sait que Lester Young se baladait en tournée avec son électrophone et des disques de Sinatra ! Ça boucle un peu la boucle ! D'une certaine manière, cette façon de phraser a aussi des répercussions dans la grande variété internationale. Si Sinatra vient du jazz, il en a largement dépassé les frontières et a influencé tout le monde, y compris la pop. Si on veut aller jusqu'à Bjork ou des chanteurs encore plus récents, on peut trouver une descendance de Billie Holliday plus ou moins revendiquée. Nina Simone, Abbey Lincoln et Shirley Horn lui ont clairement rendu hommage. Aujourd'hui, il se peut que des gens qui n'en auraient pas conscience lui doivent quelque chose par personne interposée... Billie Holiday est essentielle dans l'histoire du jazz. Au-delà de cette histoire, elle a une infuence très forte sur la manière de chanter, et même de jouer au niveau instrumental.
- Quels albums, ou quels standards, nous conseilleriez-vous d'écouter pour mieux la connaître ?
- Il s'agirait plus de titres que d'albums, vu qu'elle a fait une bonne partie de sa carrière du temps des 78 tours, avant l'arrivée du microsillon. J'aurais tendance à recommander tout ce qui est de l'ordre des petites formations avec Teddy Wilson dans les années 30, et en particulier les petites formations avec Lester Young auxquelles l'éditeur Frémeaux et Associés avait consacré une compilation il y a quelques années. Je crois que ces enregistrements sont indispensables parce qu'on voit bien la complicité qui les unit. Après, il faut écouter "Strange Fruit", enregistré en avril 1939, qui est un point d'articulation très fort. Enfin, il y a un ou deux disques publiés chez Verve, dont "Body and Soul". Dans les années 54-55, il y a des choses magnifiques sur ce label. Et pour la dernière période, il y a "Lady in Satin", où, même si la voix est abîmée, le choix des titres était extrêmement approprié par rapport à son univers.

(Propos recueillis par A.Y.)

> Cet hiver, Arnaud Merlin a consacré quatre éditions de son émission "All that Jazz" à Billie Holiday, les 7 février, 14 février, 21 février et 28 février 2015.

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