Cet article date de plus d'onze ans.
Ahmad Jamal, la force tranquille du jazz, en concert à Paris
À 83 ans, véritable légende du jazz, Ahmad Jamal affiche une forme radieuse et une inspiration optimale. Fin septembre, il a sorti un nouvel album serein et lumineux, "Saturday Morning". Il a investi le splendide Théâtre de l'Odéon, à Paris, pour trois soirs : jeudi - le public a savouré une grande leçon de classe et de swing -, vendredi et samedi, à guichets fermés. Rencontre avec un vieux sage.
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Temps de lecture : 19min
Un peu moins de deux ans après le splendide « Blue Moon », Ahmad Jamal est de retour avec un nouveau disque, « Saturday Morning », d’ores et déjà estampillé du même succès critique, mais également public, et qu’il a étrenné début août à Marciac. Les dates du Théâtre de l’Odéon, à Paris, affichent complet depuis une bonne semaine, ce qui n’est pas forcément la norme, de nos jours, pour un artiste de jazz.
Paru comme l'album précédent sur le label français Jazz Village (associé à Harmonia Mundi), l’album a été enregistré avec le même groupe que « Blue Moon » : Herlin Riley à la batterie, Reginald Veal à la contrebasse et Manolo Badrena aux percussions, le premier et le troisième ayant une longue expérience avec le pianiste.
Le disque, swingant et léger, mais non dénué de moments de douce introspection, comporte une majorité de compositions originales, des hommages à Duke Ellington et Horace Silver et quelques standards. Le morceau-étendard, « Saturday Morning », qui a donné son titre à l’album, porte toute la sérénité d’un samedi matin dans le home, sweet home de Jamal, sérénité qu’il nous invite sans cesse à cultiver. La rencontre
Paru comme l'album précédent sur le label français Jazz Village (associé à Harmonia Mundi), l’album a été enregistré avec le même groupe que « Blue Moon » : Herlin Riley à la batterie, Reginald Veal à la contrebasse et Manolo Badrena aux percussions, le premier et le troisième ayant une longue expérience avec le pianiste.
Le disque, swingant et léger, mais non dénué de moments de douce introspection, comporte une majorité de compositions originales, des hommages à Duke Ellington et Horace Silver et quelques standards. Le morceau-étendard, « Saturday Morning », qui a donné son titre à l’album, porte toute la sérénité d’un samedi matin dans le home, sweet home de Jamal, sérénité qu’il nous invite sans cesse à cultiver. La rencontre
Lundi matin, 4 novembre 2013, 30e étage d’un hôtel du XVe arrondissement de Paris. Un petit salon dont la baie vitrée offre une vue imposante de la Tour Eiffel. Un canapé et un fauteuil rouges. Une petite table carrée. Bientôt, Ahmad Jamal, affable, vous rejoint avec un large sourire, le rire (très) facile et la décontraction de celui qui n’a plus rien à prouver.
- Culturebox : Votre précédent disque « Blue Moon » a connu un grand succès critique et public. Cet accueil a-t-il constitué une source de motivation pour enregistrer assez rapidement votre nouvel album, moins de deux ans plus tard ?
- Ahmad Jamal : Je n’enregistre pas vite. Il se passe un long moment entre mes enregistrements. Vous ne pouvez plus faire la promotion de vos disques comme avant. Même dans le passé, quand je vendais beaucoup plus, je n’allais pas au studio avant d’être prêt. En comparaison avec mes pairs, j’ai enregistré peu de disques. « Saturday Morning » sort deux ans après « Blue Moon » (précisément, le dernier disque est sorti en septembre 2013 et le précédent en février 2012, ndlr). Je ne retourne en studio que quand je considère que c’est le bon moment.
- Comment sentez-vous que c’est le bon moment ?
- Cela dépend des compositions, de l’avancement des répétitions, de combien de fois nous avons pu jouer les compositions en concert… Je dois tâter le terrain, « tester l’eau », comme on dit chez nous. Et si l’eau est bonne, je nage ! (rires)
- Peut-être aviez-vous aussi envie de rejouer avec le groupe qui vous a déjà accompagné sur « Blue Moon » ?
- J’ai vécu de merveilleuses alchimies avec les musiciens qui m’ont entouré au cours de ma carrière. J’ai eu l’occasion de travailler avec les meilleurs bassistes, les meilleurs batteurs. J’ai eu des relations exceptionnelles avec eux. C’est pareil avec le groupe actuel. Il y a toujours un respect mutuel entre nous, et ça marche. - Récemment, sur France Inter, vous présentiez « Back to the Future », extrait du nouveau disque, à la fois comme un hommage au swing et un clin d’œil à Duke Ellington qui avait écrit « It don't mean a thing if you ain't got that swing ». Pour vous, est-ce que le swing, le groove, c’est quelque chose d’inné, ou est-ce qu’on peut l’acquérir avec le travail ?
- Comment sentez-vous que c’est le bon moment ?
- Cela dépend des compositions, de l’avancement des répétitions, de combien de fois nous avons pu jouer les compositions en concert… Je dois tâter le terrain, « tester l’eau », comme on dit chez nous. Et si l’eau est bonne, je nage ! (rires)
- Peut-être aviez-vous aussi envie de rejouer avec le groupe qui vous a déjà accompagné sur « Blue Moon » ?
- J’ai vécu de merveilleuses alchimies avec les musiciens qui m’ont entouré au cours de ma carrière. J’ai eu l’occasion de travailler avec les meilleurs bassistes, les meilleurs batteurs. J’ai eu des relations exceptionnelles avec eux. C’est pareil avec le groupe actuel. Il y a toujours un respect mutuel entre nous, et ça marche. - Récemment, sur France Inter, vous présentiez « Back to the Future », extrait du nouveau disque, à la fois comme un hommage au swing et un clin d’œil à Duke Ellington qui avait écrit « It don't mean a thing if you ain't got that swing ». Pour vous, est-ce que le swing, le groove, c’est quelque chose d’inné, ou est-ce qu’on peut l’acquérir avec le travail ?
- Chacun naît avec des aptitudes. Tout le monde ne peut pas devenir musicien, ou scientifique. Mais tout le monde possède un don particulier pour quelque chose. Chacun doit découvrir ce pour quoi il est doué. Les uns vont devenir docteurs, les autres journalistes, écrivains, artistes… Mais on ne peut pas juste le prendre pour acquis. On doit prendre soin de ce don, sinon on le perd. Vous devez le développer, le nourrir entre 1 et 82 ans si vous avez la chance de vivre aussi longtemps ! Moi j’en ai 83 ! (il rit) Je dois penser à pratiquer chaque jour, même à mon âge.
- Vous dites souvent, en effet, que vous êtes toujours en train d’apprendre…
- Vous dites souvent, en effet, que vous êtes toujours en train d’apprendre…
- Bien sûr ! C’est ce qui rend la vie intéressante ! Chaque jour, vous découvrez quelque chose de nouveau, et si ce n’est pas le cas, si vous n’apprenez rien, alors vous êtes mort, que vous ayez 22, 30 ans, 60 ou 160 ans ! (rires)
- En tout cas, vous affichez autant d’enthousiasme que si vous aviez 20 ou 30 ans !
- En tout cas, vous affichez autant d’enthousiasme que si vous aviez 20 ou 30 ans !
- L’enthousiasme est l’un des ingrédients les plus importants dans la recette de la vie. Sans lui, la recette ne peut pas marcher. L’enthousiasme, c’est une découverte. C’est quelque chose que vous devez travailler, cela prend du temps. Quand le ciel est gris, comme à Paris aujourd’hui, vous ne pouvez pas être triste parce qu’il fait sombre, car c’est quelque chose contre lequel vous ne pouvez rien. Vous devez toujours rester enthousiaste à propos de la vie, même si ce n’est pas toujours facile. Moi-même, je travaille dessus encore aujourd’hui.
- Dans le magazine « Jazz News » de novembre, vous insistez sur l'importance de l'enseignement et déplorez au passage que plus la technologie progresse dans le monde, plus la culture recule...
- C’est exactement ce qui est en train d’arriver. De plus en plus de choses terribles arrivent parce que les gens n’ont pas de culture. Il n’y a que la technologie qui compte. Mais la technologie va être détruite. Il est nécessaire d’avoir la culture et la technologie au même niveau dans une société. Combien de civilisations ont disparu parce que ce n’était pas le cas ? Il faut un équilibre, faute de quoi on porte la technologie aux nues, et on jette l’éducation et les bonnes manières à la poubelle (il le dit en français)... Cela ne peut pas marcher ainsi. Vous devez d’abord apprendre comment vous comporter avec votre prochain. Aujourd’hui, on tue partout, il y a toujours plus de guerres… On ne se concentre que sur les choses, le fait de posséder, toujours plus... Moi aussi, j’aime les choses ! Mais j’aime aussi quand les gens disent « bonjour » et « au revoir » correctement.
- Revenons à votre disque. Il comporte un hommage émouvant à Horace Silver, illustre pianiste et compositeur américain. Vous avez révélé récemment qu’il était souffrant, ce qui vous avait motivé pour glisser ce morceau dans votre disque. Pouvez-vous nous parler un peu de lui ?
- Je connais Horace depuis de nombreuses années. Nous avons fait partie ensemble du jury de l’institut Thelonious Monk, à Washington, lors d’un concours de piano (en 1989, ndlr). Nous sommes de la même génération. Comme moi, Horace joue en tant que leader. Il est un grand compositeur. Je compose moi aussi, depuis l’âge de dix ans. Il a connu un grand succès. Il a été l’un des premiers musiciens à créer son propre label. J’ai décidé de composer un morceau pour lui il y a quatre ou cinq ans. Mais je l’ai enregistré récemment car j’ai appris qu’il n’allait pas très bien ces temps-ci.
- Savez-vous s’il a entendu ce morceau, « Silver » ?
- Je ne sais pas s’il l’a entendu, mais j’espère que quelqu’un l’aura prévenu ! Un de ses fils s’occupe de ses affaires. Je suis presque certain qu’il lui aura parlé de mon hommage. Le monde est petit, vous savez ! Donc je pense que l’information lui parviendra… - Pouvez-vous me décrire une journée typique d’Ahmad Jamal, quand vous n’êtes pas en voyage ou en tournée ?
- C’est exactement ce qui est en train d’arriver. De plus en plus de choses terribles arrivent parce que les gens n’ont pas de culture. Il n’y a que la technologie qui compte. Mais la technologie va être détruite. Il est nécessaire d’avoir la culture et la technologie au même niveau dans une société. Combien de civilisations ont disparu parce que ce n’était pas le cas ? Il faut un équilibre, faute de quoi on porte la technologie aux nues, et on jette l’éducation et les bonnes manières à la poubelle (il le dit en français)... Cela ne peut pas marcher ainsi. Vous devez d’abord apprendre comment vous comporter avec votre prochain. Aujourd’hui, on tue partout, il y a toujours plus de guerres… On ne se concentre que sur les choses, le fait de posséder, toujours plus... Moi aussi, j’aime les choses ! Mais j’aime aussi quand les gens disent « bonjour » et « au revoir » correctement.
- Revenons à votre disque. Il comporte un hommage émouvant à Horace Silver, illustre pianiste et compositeur américain. Vous avez révélé récemment qu’il était souffrant, ce qui vous avait motivé pour glisser ce morceau dans votre disque. Pouvez-vous nous parler un peu de lui ?
- Je connais Horace depuis de nombreuses années. Nous avons fait partie ensemble du jury de l’institut Thelonious Monk, à Washington, lors d’un concours de piano (en 1989, ndlr). Nous sommes de la même génération. Comme moi, Horace joue en tant que leader. Il est un grand compositeur. Je compose moi aussi, depuis l’âge de dix ans. Il a connu un grand succès. Il a été l’un des premiers musiciens à créer son propre label. J’ai décidé de composer un morceau pour lui il y a quatre ou cinq ans. Mais je l’ai enregistré récemment car j’ai appris qu’il n’allait pas très bien ces temps-ci.
- Savez-vous s’il a entendu ce morceau, « Silver » ?
- Je ne sais pas s’il l’a entendu, mais j’espère que quelqu’un l’aura prévenu ! Un de ses fils s’occupe de ses affaires. Je suis presque certain qu’il lui aura parlé de mon hommage. Le monde est petit, vous savez ! Donc je pense que l’information lui parviendra… - Pouvez-vous me décrire une journée typique d’Ahmad Jamal, quand vous n’êtes pas en voyage ou en tournée ?
- Une journée typique est « O-C-C-U-P- É-E » ! (il rit) Je suis en perpétuel mouvement, autant à la maison qu’en voyage, c’est ce qui rend ma vie intéressante. Bien sûr, chaque jour, je prends un moment pour me relaxer, pour partir en retraite, pour me mettre en vacances ! Je sais quand il faut y aller et quand je dois faire une pause. C’est très important de savoir s’arrêter parfois. Chaque matin, je me lève très tôt et il peut m’arriver de me recoucher dans la journée. En fait, je dors deux fois par an ! (il rit) J’essaie de dormir un peu plus maintenant, même si je ne suis pas un grand dormeur, ce qui n’est pas bon pour moi. Parfois, je ne dors que quatre ou cinq heures. En dehors de la musique, je m’intéresse énormément à la philosophie. Je lis tous les jours le Coran, c’est le livre parfait, celui qui m’inspire le plus.
- Y a-t-il un moment de la journée spécialement propice à la pratique du piano ?
- Je préfère jouer quand je sais que je vais aboutir à quelque chose. Vous pouvez rester assis au piano pendant neuf heures sans rien réaliser de concret. Et vous pouvez y passer quinze minutes et faire plein de choses. Donc tout dépend de ce que vous ressentez, de votre inspiration. Je n’aime pas me mettre au piano sans rien accomplir. Je veux être productif. Je me mets au piano quand je me sens inspiré, quand je sais que de nouvelles idées vont surgir. C’est mon approche.
- Donc vous ne vous mettez pas au piano pour le plaisir de jouer quelque chose que vous connaissez, que vous appréciez ? Un bon vieux Mozart, par exemple ?
- Y a-t-il un moment de la journée spécialement propice à la pratique du piano ?
- Je préfère jouer quand je sais que je vais aboutir à quelque chose. Vous pouvez rester assis au piano pendant neuf heures sans rien réaliser de concret. Et vous pouvez y passer quinze minutes et faire plein de choses. Donc tout dépend de ce que vous ressentez, de votre inspiration. Je n’aime pas me mettre au piano sans rien accomplir. Je veux être productif. Je me mets au piano quand je me sens inspiré, quand je sais que de nouvelles idées vont surgir. C’est mon approche.
- Donc vous ne vous mettez pas au piano pour le plaisir de jouer quelque chose que vous connaissez, que vous appréciez ? Un bon vieux Mozart, par exemple ?
- Je suis mon propre Mozart ! (il rit) Je jouais tout ça quand j’étais très jeune. J’ai joué Mozart et Liszt quand j’avais dix ans et que je passais des concours. Aujourd’hui, je joue Ahmad Jamal ! Je joue… « moi » ! (il rit) Il y a un Mozart en chacun de nous. Nous devons trouver ce génie en nous. J’ai trouvé ma propre voie, musicalement, et j’ai dû tracer mon chemin.
- Y a-t-il des pianistes de la jeune génération qui vous inspirent ?
- Il y a plein de jeunes gens merveilleux. Je me suis beaucoup impliqué auprès de la Japonaise Hiromi. Mon manager s’occupe aussi de sa carrière. J’essaye d’aider à promouvoir les jeunes artistes, parce que le jazz s’est répandu dans le monde entier. Même si pour ma part, je l’appelle « musique classique américaine ». C’est un genre culturel très puissant, la seule forme artistique qui se soit développée aux Etats-Unis - et qui continue de le faire - à côté de l’art des Indiens d’Amérique. Nous possédons deux formes d’art locales mais aucune ne bénéficie de la promotion qu’elle mérite. Je vois plus souvent nos grands artistes quand je regarde Mezzo en France qu’aux Etats-Unis où ils sont nés ! C’est ainsi. Parfois, quand une œuvre est créée, les gens qui vivent au plus près d’elle n’y prêtent pas attention. C’est pourquoi beaucoup de nos musiciens sont partis pour la France, comme Sidney Bechet qui n’est jamais revenu, Kenny Clarke qui était originaire de Pittsburgh comme moi, Bud Powell, Dexter Gordon, Johnny Griffin... Dans de nombreux cas, cette musique a été bien mieux reçue en Europe. - Avez-vous une explication au fait que l’Europe réserve un meilleur accueil aux musiciens de jazz que leur mère-patrie ?
- C’est une très bonne question… Ces problèmes d’appréciation ne sont pas propres aux Etats-Unis. Ils existent aussi en Europe. Emile Zola, Tchekhov, les peintres néerlandais, Van Gogh… Mozart n’était pas apprécié en son temps. Il a dû se battre toute sa vie. Il a fallu qu’il meure pour que cela change. Ce n’est pas bien de ne célébrer les gens qu’après leur mort. Il faut apprécier les grandes réalisations au moment où elles surviennent, pas quand il est trop tard. Malheureusement, c’est la nature humaine.
- Avez-vous une façon spécifique de composer ?
- La composition ne relève pas d’un accident, c’est une compétence acquise. Et ça prend du temps de l’acquérir. Beaucoup de facteurs entrent dans ce processus. Il y a d’abord votre répertoire. Et le mien est très vaste puisque je joue depuis l’âge de 3 ans. Je connais des œuvres occidentales, américaines et j’y puise mon inspiration. J’ai joué pour la première fois à Carnegie Hall en 1952, quand j’avais 22 ans, avec Duke Ellington. Il y avait Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Stan Getz, Billie Holiday et moi-même. Je suis le seul à être encore en vie. Je puise mon inspiration dans toutes les époques que j’ai connues : celles des big bands, de la musique électronique, des révolutionnaires comme Gillespie et Parker. J’ai connu d’immenses virtuoses comme Art Tatum, que j’ai rencontré quand j’avais 14 ans. Toutes ces expériences me nourrissent quand je compose.
- Est-ce que la vie vous inspire aussi ?
- Tout à fait. Toutes les expériences de votre vie se glissent dans votre peinture si vous êtes peintre, dans vos livres si vous êtes auteur, et c’est pareil lorsque vous composez.
- Vous avez vécu des périodes assez difficiles durant votre carrière, et vous êtes revenu à chaque fois...
- On n’obtient rien sans douleur ! Malheureusement - ou heureusement - vous devez passer par des traumatismes, des difficultés, des privations. S’il n’y avait pas des hauts et des bas, vous ne pourriez pas apprécier les bonnes choses. La vie, c’est des avancées, des coups d’arrêt, des épreuves. C’est ce qui la rend intéressante, vous devez être capable de surmonter ces obstacles. C’est comme une course de haies. Il faut pouvoir sauter, franchir les haies sans se disqualifier ! (rires) Quelqu’un qui n’a jamais connu la faim ne pourra pas vraiment comprendre les personnes qui en souffrent. Même quand vous êtes riche, il est important que vous sachiez ce que c’est. Des millions de gens en meurent parce qu’on ne sait pas évaluer l’élément « faim ».
- Y a-t-il des pianistes de la jeune génération qui vous inspirent ?
- Il y a plein de jeunes gens merveilleux. Je me suis beaucoup impliqué auprès de la Japonaise Hiromi. Mon manager s’occupe aussi de sa carrière. J’essaye d’aider à promouvoir les jeunes artistes, parce que le jazz s’est répandu dans le monde entier. Même si pour ma part, je l’appelle « musique classique américaine ». C’est un genre culturel très puissant, la seule forme artistique qui se soit développée aux Etats-Unis - et qui continue de le faire - à côté de l’art des Indiens d’Amérique. Nous possédons deux formes d’art locales mais aucune ne bénéficie de la promotion qu’elle mérite. Je vois plus souvent nos grands artistes quand je regarde Mezzo en France qu’aux Etats-Unis où ils sont nés ! C’est ainsi. Parfois, quand une œuvre est créée, les gens qui vivent au plus près d’elle n’y prêtent pas attention. C’est pourquoi beaucoup de nos musiciens sont partis pour la France, comme Sidney Bechet qui n’est jamais revenu, Kenny Clarke qui était originaire de Pittsburgh comme moi, Bud Powell, Dexter Gordon, Johnny Griffin... Dans de nombreux cas, cette musique a été bien mieux reçue en Europe. - Avez-vous une explication au fait que l’Europe réserve un meilleur accueil aux musiciens de jazz que leur mère-patrie ?
- C’est une très bonne question… Ces problèmes d’appréciation ne sont pas propres aux Etats-Unis. Ils existent aussi en Europe. Emile Zola, Tchekhov, les peintres néerlandais, Van Gogh… Mozart n’était pas apprécié en son temps. Il a dû se battre toute sa vie. Il a fallu qu’il meure pour que cela change. Ce n’est pas bien de ne célébrer les gens qu’après leur mort. Il faut apprécier les grandes réalisations au moment où elles surviennent, pas quand il est trop tard. Malheureusement, c’est la nature humaine.
- Avez-vous une façon spécifique de composer ?
- La composition ne relève pas d’un accident, c’est une compétence acquise. Et ça prend du temps de l’acquérir. Beaucoup de facteurs entrent dans ce processus. Il y a d’abord votre répertoire. Et le mien est très vaste puisque je joue depuis l’âge de 3 ans. Je connais des œuvres occidentales, américaines et j’y puise mon inspiration. J’ai joué pour la première fois à Carnegie Hall en 1952, quand j’avais 22 ans, avec Duke Ellington. Il y avait Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Stan Getz, Billie Holiday et moi-même. Je suis le seul à être encore en vie. Je puise mon inspiration dans toutes les époques que j’ai connues : celles des big bands, de la musique électronique, des révolutionnaires comme Gillespie et Parker. J’ai connu d’immenses virtuoses comme Art Tatum, que j’ai rencontré quand j’avais 14 ans. Toutes ces expériences me nourrissent quand je compose.
- Est-ce que la vie vous inspire aussi ?
- Tout à fait. Toutes les expériences de votre vie se glissent dans votre peinture si vous êtes peintre, dans vos livres si vous êtes auteur, et c’est pareil lorsque vous composez.
- Vous avez vécu des périodes assez difficiles durant votre carrière, et vous êtes revenu à chaque fois...
- On n’obtient rien sans douleur ! Malheureusement - ou heureusement - vous devez passer par des traumatismes, des difficultés, des privations. S’il n’y avait pas des hauts et des bas, vous ne pourriez pas apprécier les bonnes choses. La vie, c’est des avancées, des coups d’arrêt, des épreuves. C’est ce qui la rend intéressante, vous devez être capable de surmonter ces obstacles. C’est comme une course de haies. Il faut pouvoir sauter, franchir les haies sans se disqualifier ! (rires) Quelqu’un qui n’a jamais connu la faim ne pourra pas vraiment comprendre les personnes qui en souffrent. Même quand vous êtes riche, il est important que vous sachiez ce que c’est. Des millions de gens en meurent parce qu’on ne sait pas évaluer l’élément « faim ».
- Après nombre d’épreuves traversées, êtes-vous en paix aujourd’hui ?
- Comment me trouvez-vous ? Ai-je l’air anxieux, ému, nerveux ?
- Vous avez l’air très bien ! Et d’ailleurs, vous faites transparaître cette paix intérieure dans votre musique…
- J’essaye, en tout cas. Je ne dis pas que j’y suis arrivé. Je trouve la vie très excitante et j’essaye de le traduire dans ma musique, dans ma nourriture, dans ce que je bois, même quand je bois de l’eau, j’essaye de tout savourer, un nouveau vêtement, une nouvelle voiture... C’est un mode de vie. Si vous n’avez pas la bonne présence d’esprit, vous ne pouvez rien apprécier, parce que vous êtes tout le temps bouleversé.
- Non seulement on ressent une grande sérénité en écoutant vos compositions, mais on reconnaît toujours ce style d’une musique qui sonne toujours simple, dépouillée. C’est quelque chose que vous continuez de cultiver ?
- C’est en effet ce qui constitue ma griffe. J’ai ma propre approche de la musique et je l’attribue à ma ville d’origine, Pittsburgh, berceau de nombreux artistes. Il y a peu de villes comme Pittsburgh dans le monde. La Nouvelle-Orléans, Kansas City, Memphis, Saint-Louis… Tant d’artistes très différents viennent de Pittsburgh : George Benson, Stanley Turrentine, Gene Kelly, Ray Brown, Kenny Clarke, Art Blakey, Billy Strayhorn - qui a composé « Take the A Train » -, Erroll Garner qui a écrit « Misty », Roy Eldridge… Tous ces artistes ont eu une grande influence. Les musiciens de Pittsburgh ont inspiré ceux du reste du monde. C’est un vrai phénomène ! (il rit) Paris possède ce pouvoir également. Il y a eu Ravel, Debussy. Ravel est unique ! Et son « Boléro » est extrêmement simple ! C’est l’une de ses grandes compositions, et elle consiste en une répétition du même thème ! Comme quoi, le moins, c’est le mieux !
(Propos recueillis par A.Y.)
Ahmad Jamal en concert à Paris, au Théâtre de l'Odéon : 7, 8, 9 novembre 2013, 20H
> Complet sur internet. Peut-être une chance de places au 01 44 85 40 40...
> Le concert de vendredi soir est retransmis sur TSF Jazz
- Comment me trouvez-vous ? Ai-je l’air anxieux, ému, nerveux ?
- Vous avez l’air très bien ! Et d’ailleurs, vous faites transparaître cette paix intérieure dans votre musique…
- J’essaye, en tout cas. Je ne dis pas que j’y suis arrivé. Je trouve la vie très excitante et j’essaye de le traduire dans ma musique, dans ma nourriture, dans ce que je bois, même quand je bois de l’eau, j’essaye de tout savourer, un nouveau vêtement, une nouvelle voiture... C’est un mode de vie. Si vous n’avez pas la bonne présence d’esprit, vous ne pouvez rien apprécier, parce que vous êtes tout le temps bouleversé.
- Non seulement on ressent une grande sérénité en écoutant vos compositions, mais on reconnaît toujours ce style d’une musique qui sonne toujours simple, dépouillée. C’est quelque chose que vous continuez de cultiver ?
- C’est en effet ce qui constitue ma griffe. J’ai ma propre approche de la musique et je l’attribue à ma ville d’origine, Pittsburgh, berceau de nombreux artistes. Il y a peu de villes comme Pittsburgh dans le monde. La Nouvelle-Orléans, Kansas City, Memphis, Saint-Louis… Tant d’artistes très différents viennent de Pittsburgh : George Benson, Stanley Turrentine, Gene Kelly, Ray Brown, Kenny Clarke, Art Blakey, Billy Strayhorn - qui a composé « Take the A Train » -, Erroll Garner qui a écrit « Misty », Roy Eldridge… Tous ces artistes ont eu une grande influence. Les musiciens de Pittsburgh ont inspiré ceux du reste du monde. C’est un vrai phénomène ! (il rit) Paris possède ce pouvoir également. Il y a eu Ravel, Debussy. Ravel est unique ! Et son « Boléro » est extrêmement simple ! C’est l’une de ses grandes compositions, et elle consiste en une répétition du même thème ! Comme quoi, le moins, c’est le mieux !
(Propos recueillis par A.Y.)
Ahmad Jamal en concert à Paris, au Théâtre de l'Odéon : 7, 8, 9 novembre 2013, 20H
> Complet sur internet. Peut-être une chance de places au 01 44 85 40 40...
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