Interview de Jean-Claude Casadesus, 80 ans : adieu Lille, mais l'aventure continue
Jean-Claude Casadesus est l'homme d'une lignée, qui compte aujourd'hui cinq générations d'artistes évoluant le plus souvent dans la musique ou le théâtre. Tous ont eu pour phare (voire comme lui, pour demeure) un immeuble dans le 18e arrondissement de Paris, à quelques mètres du Sacré Cœur. C'est là que tout a commencé avec le grand-père au début du siècle dernier, c'est là qu'il nous donne rendez-vous. Sixième étage, l'appartement jouxte celui de sa mère, la grande comédienne Gisèle Casadesus, plus que centenaire et sociétaire honoraire de la Comédie française.
Jean-Claude Casadesus, on vous associe toujours à Lille, dont vous avez créé et dirigé l'orchestre pendant quarante ans, mais il suffit de fouler le parquet de cet appartement pour comprendre que votre "lieu de mémoire" n'est pas vraiment dans le Nord…
(Jean-Claude Casadesus sans ouvrir la bouche indique de ses deux index la pièce où nous sommes). Je n'ai jamais su me séparer de cet appartement dans lequel est née ma mère, Gisèle Casadesus. Mon grand-père y a joué avec ses frères et sœurs, ils avaient un orchestre d'instruments anciens, dont Camille Saint-Saëns avait été le premier président ! Dans la pièce où nous parlons, mon grand-père et son grand ami Pierre Monteux (le chef qui a créé le "Sacre du Printemps" en 1913) m'ont mis un violon dans les mains quand j'étais tout petit ! Mes premières sensations musicales sont vraiment associées à cette pièce où ce grand père jouait Rameau, Bach, Couperin. Et naturellement, très tôt, mon panthéon musical s'est éveillé ici : Bach d'abord, puis le tango et la valse viennoise, avant de rejoindre Mahler et la Mitteleuropa. Ce plancher a entendu toutes ces musiques et il y a ici une vibration particulière…
La famille, ça peut vous stimuler, comme ça peut aussi être une contrainte…
J'ai été élevé dans la musique des mots et dans la poésie des notes. Avec une mère sociétaire de la Comédie française, et un père également comédien, j'ai eu, un moment, envie de théâtre, comme de littérature. Et en même temps, j'aurais bien voulu faire Sciences Po, pour être un témoin de notre temps. Puis la musique m'a saisi à la gorge. Mais ce métier m'a permis d'une certaine façon de l'être, témoin de mon temps, en participant au lien social que permet la musique, car face à elle le plus favorisé et le plus démuni sont à égalité.
Vous êtes donc devenu musicien, mais grâce ou malgré la famille ?
Malgré la famille ! Mes parents ne voulaient pas que je fasse de la musique, parce que c'est aléatoire, comme le théâtre... Et comme ils ne m'ont pas favorisé l'accès à la musique, j'ai naturellement fait de la musique. Evidemment, il fallait que je m'affirme dans une famille où un certain nombre d'illustres personnages avaient fait leur chemin.
Quand il y a de grandes familles d'artistes on parle souvent de "clan" sans nécessairement une acception péjorative…
Je récuse complètement ce mot de clan ou de tribu ! Il y a chez nous une règle : on n'empêche personne de développer sa passion mais il faut travailler. On n'est ni dans le népotisme, ni dans l'exclusion des autres par le soutien familial. Simplement, il faut que chacun fasse ses preuves, la musique est un club un peu fermé, il faut se faire un prénom.
En dehors de votre terreau familial, qu'est-ce qui vous a constitué comme artiste ?
Il y a évidemment la rencontre avec des professeurs : Pierre Boulez, sous la direction duquel j'ai également beaucoup joué comme soliste du Domaine Musical et Pierre Derveaux. Ils sont, chacun dans sa spécialité, de grands interprètes. Cela dit, pour la direction d'orchestre, on apprend assez vite ce qu'il ne faut pas faire. C'est ensuite à chacun, au cours de sa vie, de trouver ce qu'il faut faire, car ces professeurs n'enseignent pas la métaphysique de la musique. C'est un questionnement personnel, permanent auquel il faut se soumettre. Ce qui m'a constitué, c'est la passion de jouer, et plus largement, le désir de faire et de rencontrer, l'appétence pour un tas de choses, y compris le sport : je joue au tennis, je monte à cheval, j'ai fait un peu de sports de combat…
Le sport est à ce point important ?
Oui, surtout le tennis, qui est pour moi très proche des qualités exigées dans mon métier : l'anticipation, la nécessité de ne pas regarder où va la balle mais plutôt de penser où on va l'envoyer, la construction, la concentration. Le slice, le coupé, le coup droit, l'amorti sont comme le phrasé du musicien (la manière d'interpréter le morceau). En tant que chef, vous devez devenir le hautbois, le trombone, la clarinette ou le violon, et devrez transmettre à ces instrumentistes simplement, vraiment par la pensée, qui sera concrétisée par le geste, la couleur ou le rythme dans lequel vous venez de l'entendre mentalement.
Revenons à vos attaches comme musicien. Si votre lieu de mémoire familiale se situe dans le 18e arrondissement de Paris, votre deuxième ville est Lille. Peut-on parler "d'ancrage" ?
A Lille, au début des années 1970, je n'avais aucune attache, rien. Je me suis aperçu que dans cette région du Nord-Pas de Calais, de 4 millions d'habitants, la plus jeune de France, il n'y avait aucune vie symphonique. Alors quand, en 1975, le ministre de la culture de l'époque, Michel Guy, m'a demandé de terminer le contrat d'un orchestre dissous dans le cadre de la restructuration de l'ORTF, je me suis dit que c'était l'occasion de proposer un grand dessein musical : créer un ensemble (qui sera l'Orchestre national de Lille) et porter, avec lui, la musique dans tous les endroits où elle pouvait être reçue.
On est partis les pieds dans la glaise, de rien, et je ne dois ma liberté d'action totale qu'au peu de confiance qu'on accordait à mon futur. Au premier concert, il y avait plus de monde sur la scène que dans la salle, aujourd'hui, quarante ans plus tard, nous avons près de 200 000 auditeurs dans la région et nous formons à la musique 15 000 enfants ! On a été pionniers, je crois, en termes de recherche de nouveaux publics, de pédagogie, de résidence de compositeurs, de répertoires à installer, et de concerts hors les murs : il y a 40 ans, il n'y avait pas beaucoup de gens qui allaient jouer, comme nous, dans des usines ou dans des prisons ! Ni, d'ailleurs dans des cadres aussi prestigieux que le Concertgebow d'Amsterdam, le festival d'Aix-en-Provence ou le Carnegie Hall ! Ce n'est pas une démarche "boy-scoutiste", mais citoyenne, qui m'a absolument dicté de partager ce que j'ai eu la chance de recevoir dans la fréquentation des chefs d'œuvre.
A quoi sert la musique ?
La musique permet de transformer le banal en sublime. C'est l'une des voies les plus pures vers la spiritualité la plus élevée. Et c'est la traduction la plus poétique de la vie : de ses souffrances, de ses joies, de ses voluptés, de ses espérances. Personne ne sort indemne d'un concert magnifique où il est rentré pour la première fois.
Quel chef êtes-vous ?
Je n'aime pas le mot caporaliste de "chef", je préfère le mot anglais de "conductor". Parce que les musiciens sont des collègues, qui attendent simplement que vous leur permettiez d'exercer leur métier le mieux possible. L'une de mes devises, concernant ce métier, est : "servir, oser, transmettre et obtenir". Servir : les compositeurs. Nous avons un texte, nous sommes un peu les gardiens de la pensée du compositeur. Oser, c'est s'autoriser quelques transgressions qu'on croit positives pour donner la vie à la musique. Transmettre : la partition nous transmet la musique, et à notre tour, nous la transmettons au public. Enfin, le plus difficile, est d'obtenir. Construire un orchestre, c'est construire un son et chaque musicien doit avoir une pensée du son. Il faut toucher les gens, il faut faire vivre la musique, il faut donner l'âme au sens latin du terme, c'est-à-dire animer, transmettre la vie dans la musique.
Qu'est-ce qui motive vos choix de répertoire ?
J'ai des affinités personnelles mais je dois aussi, en tant que directeur musical d'une maison, penser au désir des musiciens, des invités auxquels je fais appel et du public. Il y a le grand répertoire qui est notre humus indispensable, et il y a la nourriture du patrimoine de demain et d'aujourd'hui. C'est vrai, les gens font des bonds quand on parle de musique contemporaine, mais Mozart était contemporain ! Beethoven, Mahler et Berlioz aussi ! Les créateurs sont souvent en avance ; c'est à nous, les passeurs, de permettre aux gens, même pourquoi pas, de détester… Quand vous entendez la 5e de Beethoven, ce sont les prémices de l'ère industrielle : tata tata papa tatatam ! Une espèce de secousse, presque rock and roll ! Rameau, Bach, Mozart, Stravinsky, chaque grand compositeur en son temps a inventé un langage, qui interpelle le public et le fait réfléchir : questionnement intérieur, sur l'émotion qu'il ressent, mais aussi sur son époque.
Quel est le rôle du chef d'orchestre lors d'une création : devient-il, même partiellement, le co-auteur de l'œuvre ?
Il est le Geppetto de Pinocchio. Pinocchio, c'est la partition, le chef d'œuvre, mais il est immobile. Il existe, mais il faut l'animer. Et quand le compositeur est vivant, il peut donner ses indications. J'ai eu la chance de rencontrer Messiaen, Dutilleux et Boulez. Puis les jeunes que sont Escaich ou Mantovani. Dans la plupart des cas, je leur ai beaucoup donné la parole, mais on a pour mission, avec l'orchestre, de transcender leur pensée. C'est une lourde responsabilité : on doit être capable de légitimer nos choix. C'est-à-dire : plus vite ou moins vite, plus fort ou moins fort… Chef d'orchestre, c'est à la fois un ingénieur du son et un urbaniste : il doit déterminer les routes principales, les chemins vicinaux, les allées, les montagnes, les collines… et faire vivre tout ça. Il s'adresse à l'imaginaire et l'imaginaire, qui appartient à chacun de nous, est multiple.
De quoi est fait votre demain ?
Demain, c'est : recommencer et essayer d'être meilleur qu'hier. Par exemple, sur cette 2e symphonie de Malher que je suis en train d'étudier (il me montre les pages de la partition annotées de toute part) et qui fera partie des temps forts des célébrations des 40 ans de notre orchestre. Je quitte ce dernier, mais je continue comme chef indépendant : je suis invité en Russie, en Asie, en Amérique, à Singapour, mon carnet est à peu près plein jusqu'en 2017 ! Continuer, c'est étudier : "l'art est une blessure qui devient lumière" a dit Bracq. C'est toujours difficile le bachotage, c'est un questionnement permanent, quelque soit votre expérience, votre métier. Mais il faut se remettre en permanence en état de fraîcheur devant un chef d'œuvre, et essayer de le restituer en fonction de ce qu'aurait souhaité entendre le compositeur. Au bout, comme dit Bracq, il y a la lumière !
Interview réalisée début novembre, donc quelques jours avant les attentats du 13 novembre dernier.
"Concert anniversaire Gustav Malher"
Symphonie N°2, "Résurrection"
Direction : Jean-Claude Casadesus
Auditorium du Nouveau Siècle de Lille
Le 20 novembre à 20h et le 21 novembre à 18h30
"Concert anniversaire Noël en fête(s)"
Strauss fils, Offenbach, Lehar
Direction : Jean-Claude Casadesus
Soprano : Véronique Gens
Auditorium du Nouveau Siècle de Lille
Les 16, 21 et 22 décembre à 20h
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.