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Grand entretien Le pianiste de légende Ivo Pogorelich se livre : "Mon but, c’est de présenter une nouvelle vérité qui résiste à l’épreuve du temps"

Le maître des horloges et du piano nous a accordé un entretien exceptionnel avant son prochain récital Chopin à la Philharmonie de Paris, le 7 novembre.
Article rédigé par Carine Azzopardi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 17min
Le pianiste croate Ivo Pogorelich (@ Photo Andrej Grilc)

On rappelle toujours à Ivo Pogorelich son début de carrière : le scandale fait par Martha Argerich au concours Chopin de Varsovie en 1980, lorsqu’il n’avait pas obtenu de prix. Elle avait claqué la porte du jury, arguant que c’était un "génie". Elle n’avait pas tort. Depuis plus de quarante ans, Pogorelich déroule une fabuleuse et singulière carrière. 

Le pianiste croate se produit le 7 novembre pour la première fois à la Philharmonie de Paris. Un programme exceptionnel tourné entièrement autour de Frédéric Chopin, avec entre autres la sonate numéro 3 opus 58 qu’il a enregistrée dans un CD sorti l’année dernière chez Sony. Nous le rencontrons dans les locaux de la maison de la radio à Paris pour une interview. Il revient à peine d’Italie, où il a joué Chopin, Schumann et Sibelius lors de deux concerts à Turin et à Milan. Décontracté, il répond à nos questions pendant plus de trois quarts d’heure.

Ivo Pogorelich, vous allez jouer un programme entièrement consacré à Chopin à la Philharmonie, vous avez consacré votre dernier CD à Frédéric Chopin. Or, c’était aussi votre premier enregistrement, en 1981… Vous avez une relation particulière avec ce compositeur ?

Pour moi, Chopin est un héros. Il est mort jeune et a été malade une grande partie de sa vie, mais s’il était fragile dans son corps, il ne l’a jamais été dans son esprit. C’est quelqu’un qui n’a jamais craint de transmettre ses émotions, ses pensées les plus profondes et son imagination la plus fertile aux autres... Or il était très introverti et très critique par rapport à lui-même. Il a composé directement avec son cœur, avec son âme, c’était d’un grand courage. Il a aussi inventé de nouvelles formes et de nouveaux genres – je pense aux transformations des scherzos par exemple… En italien un scherzo, c’est une blague, or ses scherzos contiennent une passion qu’il n’a pas craint d’exprimer. S’il est autant aimé, c’est que la valeur de sa musique est universelle. Et puis, il s’est consacré entièrement au piano, et il a aussi créé un nouvel horizon acoustique.

On a l’impression que vous faites la même chose, que vous créez un nouvel univers avec Chopin…

Non, pas vraiment. Mon but a été de revenir à l’inspiration originelle du compositeur, de le libérer du mauvais goût et de traditions erronées. J’ai voulu "retirer le sucre" de sa musique.

Votre dernier enregistrement de Chopin date de 1995, avec les quatre scherzi justement. Pourquoi avoir attendu vingt ans avant de l’enregistrer à nouveau ?

La sonate numéro 3, qui est sur le dernier enregistrement, cela fait 50 ans que je la joue. Je vais avoir 65 ans en octobre, et la première fois, je l’ai jouée à 15 ans. D’ailleurs, mon professeur à l’époque m’avait déconseillé de la jouer car j’étais trop jeune. Mais je l’aimais tellement que j’avais envie de le faire quand même. Je l’ai mise sur mon programme de concert, et il m’a dit qu’il y avait beaucoup de choses qui mériteraient d’être jouées différemment. Depuis ce jour, un demi-siècle a passé, et je n’ai jamais cessé de la jouer. Et puis, un jour, je me suis dit qu’il était temps d’en laisser une trace.

Quand sentez-vous que c’est le moment d’enregistrer ?

C’est quand vous pouvez vous séparer de votre approche subjective et que vous sentez qu’il y a de l’objectivité dans ce que vous faites. C’est mon critère. Vous avez exploré toutes les principales variantes, toutes les solutions pianistiques et musicales, vous êtes arrivés à une forme d’équilibre, alors il est temps de laisser une trace.

C’est important pour vous de transmettre quelque chose avec ces enregistrements ?

Bien sûr ! C’est mon rôle, je suis au service du compositeur. Les deux ponts entre l’interprète et le compositeur sont la partition et l’instrument. Mon rôle est d’élargir les portes et les fenêtres pour essayer d’atteindre l’essence de la musique et de l’inspiration qui est derrière elle. Ça prend du temps.

Pourquoi avoir arrêté d’enregistrer des disques pendant si longtemps ?

Je voulais me rapprocher du piano, perfectionner mon art (il dit "craft", qui signifie "artisanat" en anglais), mes capacités. J’ai appris un nouveau répertoire, j’ai perfectionné l’ancien, et je suis aussi retourné à des œuvres que je jouais enfant. Par exemple, la sonate numéro 8 de Beethoven, je l’avais jouée trop tôt, à dix ans. Je n’étais pas capable de bien l’interpréter. Cinquante ans plus tard, je me suis à nouveau attaqué à ce morceau. Je voulais voir, avec mes capacités actuelles, ce que je serais capable d’y trouver.

Savez-vous exactement ce que vous voulez atteindre à chaque concert ?

Oui. Toutes les pensées, les intentions, ont été élaborées avant. Et malgré tout, il n’y a pas deux concerts identiques. Vous savez, Léonard de Vinci disait que "l’eau des fleuves est la dernière eau qui s’en va et la première qui arrive". Les conditions ne sont jamais les mêmes, nous non plus. L’inspiration est à chaque fois différente, mais l’architecture de l’œuvre et le travail sur le son sont fixés avant.

Qu’est-ce que vous répondez aux gens qui sont totalement hermétiques à ce que vous faites avec le piano ?

Ils en ont tout à fait le droit. Mais ils ont besoin d’être plus exposés à ma musique. Tout dans l’art dépend de l’exposition. Certains vont au Louvre une fois dans leur vie, d’autres s’y rendent très souvent, parfois juste pour observer une œuvre en particulier. Ils sont plus "exposés". Ils ont plus d’interactions avec l’œuvre. Ceux qui ne me comprennent pas devraient juste m’écouter, et m’écouter encore. Je leur garantis qu’à la fin ils ne seront pas déçus.

Quel compositeur admirez-vous le plus ?

Aucun. Je me dois d’être loyal envers tous. Pour moi, il est très difficile de sauter d’un répertoire à l’autre, car je veux me montrer digne de confiance de chaque compositeur que j’interprète. Je veux donner mon maximum. L’interprétation, ce n’est pas une penderie que vous ouvrez le matin et vous vous dites : "Tiens, aujourd’hui je vais porter telle chemise, et demain, j’en mettrai une autre." Ça ne fonctionne pas comme ça.

Vous ne jouez plus les mêmes œuvres de la même manière qu’il y a vingt ans. Mais vous ne vous dites jamais : "Là, c’est bon, j’en ai terminé avec ce morceau" ?

Je ne pense pas que ce soit possible, même si je le voulais. Bien sûr, une fois qu’on a enregistré, on ne peut pas modifier l’enregistrement. Un CD, c’est une vérité, la somme de nos efforts, à un moment donné du temps. Ça a une certaine valeur. Mais des années plus tard, je peux tout à fait reprendre ces morceaux et les lire d’une manière différente.

Vous êtes en perpétuelle évolution ?

Oui ! Et c’est un privilège. Je suis en apprentissage perpétuel, et c’est la meilleure manière de voir l’existence. Le travail créatif, c’est cela. En ce moment, par exemple, je suis en période de préparation. Je vais jouer le programme Chopin (le 7 novembre à la Philarmonie de Paris, NDLR) qui comprend des morceaux que j’ai enregistrés l’an dernier, mais aussi des nouveaux. En même temps, je travaille sur un projet différent avec d’autres compositeurs et des morceaux différents et c’est très difficile pour moi de me couper en deux. Je mets énormément d’énergie dans ce que je fais, je vais au bout des œuvres, et quand je travaille bien, j’ai la sensation que le compositeur est là, à côté de moi, qu’il sourit et qu’il approuve ce que je fais…

Un jour, vous avez dit que vous n’acceptiez pas d’être le second. Ce genre d’esprit de compétition a-t-il encore du sens pour vous aujourd’hui ?

Je ne dirais plus ça comme ça. Je ne veux certes pas être le second, mais par rapport à moi-même. J’essaie d’atteindre un but, et pour l’atteindre il faut se dépasser, faire toujours un effort supplémentaire, exactement comme dans le domaine sportif. Quand vous êtes parmi les meilleurs, pour donner toujours plus, il ne faut pas être en compétition avec les autres, mais avec soi-même. Quand on s’engage dans quelque chose, ce qui est important c’est de se concentrer, d’y mettre tout son cœur, et de dépasser ses propres limites.

Selon vous, peut-on appliquer les notions de "tradition" et de "révolution" au piano ?

Oui, les deux ! Il s’agit d’évolution, et de tradition. L’évolution sans fondations est une mauvaise chose, car elle mène à la frivolité. Il est nécessaire d’avoir certaines règles, une bonne formation, et ensuite vous pouvez vous développer, avancer… Une évolution, ou révolution, est forcément issue des connaissances qui ont été accumulées par d'autres avant vous. En musique, le "self-made man" n’existe pas. D’abord il faut apprendre à copier, ensuite seulement on peut créer. Et puis on ne peut pas créer tout seul, j’ai un alter ego avec qui je travaille. On a tous besoin de critiques, de conseils, d’échanger des opinions, pour avancer. Votre valeur est plus grande si vous avez un miroir, et on a tous besoin d’un être humain comme miroir. Ce miroir, il va chercher avec vous des solutions, il peut aussi s’opposer à ce que vous faites. C’est fondamental d’avoir ce miroir. On peut tous se tromper, aller dans une mauvaise direction, et soudain s’apercevoir que ce n’est pas la bonne. J’accepte bien évidemment les conseils. Vous voyez, je ne suis pas un snob, au contraire…

Au début de votre carrière, vous craigniez les tournées, les concerts… Vous aviez peur de ne pas avoir suffisamment de temps pour travailler…

Le travail académique et une carrière sont en conflit frontal. Que pouvez-vous entreprendre musicalement quand vous donnez 120 concerts par an et que vous changez de répertoire chaque semaine ? Vous vous épuisez, et vous dévaluez le contenu de ce que vous produisez… D’un autre côté, si vous restez assis chez vous tout seul et que vous ne faites que travailler votre piano, vous vous retirez du mouvement. Trouver l’équilibre est très difficile.

Vous avez même refusé un projet avec Michael Jackson, pourquoi ?

Oh oui, mais pas seulement ! J’ai refusé beaucoup de choses. Jouer trois ou quatre concertos différents la même saison, je ne le ferai jamais, par exemple. Je préfère jouer les mêmes morceaux, et j’ai eu de la chance de faire une carrière intercontinentale qui m’en a donné la possibilité. Ainsi, j’ai pu faire mûrir les morceaux sur scène. Je pense toujours que "moins" en termes de volume, c’est plus, car si vous faites bien quelque chose, cela passe l’épreuve du temps. J’ai été frappé en Chine après mes concerts de voir arriver des jeunes gens pour me faire signer des autographes avec mes enregistrements des années 1980… et les derniers. Ils ne faisaient pas la différence ! Quelque chose que vous mettez du soin à fabriquer vivra longtemps…

Le pianiste Ivo Pogorelich en concert au théâtre St-Bonnet à Bourges le 21 mars 2019. (@ Photo P. Delobelle - Le Berry républicain)

Qu’est-ce qui est important dans votre lien avec le public ?

C’est la qualité de son silence… Cela montre que je suis en train de bien jouer. Cette qualité d’écoute, c’est le meilleur compliment qu’on puisse me faire, loin devant les tonnerres d’applaudissements ou les "standing ovations". D’expérience, vous faites deux pas sur scène, et vous savez qui est en face de vous. Vous sentez si le public est prêt. Vous devez le conquérir à chaque fois, mais si vous sentez qu’il écoute alors le canal est ouvert, le chemin qui s’ouvre à vous pendant le concert est clair…

L’an dernier, je suis allée vous voir salle Gaveau à Paris, et lorsque je suis arrivée dans la salle légèrement en avance, je vous ai vu sur scène, affublé d’une écharpe et d’un bonnet… Vous jouiez tout doucement, et personne n’avait remarqué que c’était vous. C’était très drôle…

Ce qui est merveilleux, c’est que la plupart des gens me prennent pour l’accordeur (Il rit). J’aime rester avec l’instrument jusqu’à la dernière minute avant d’aller me changer. Pourquoi ? Parce que j’ai besoin de chauffer l’instrument… La plupart des pianistes vous diront qu’ils ont besoin de se chauffer les doigts, mais il faut aussi chauffer l’instrument. Sans le pianiste, ce n’est qu’un meuble. Il a besoin d’être préparé pour la représentation. J’accorde mes oreilles, mes doigts, mais je prépare aussi le clavier. Et puis, j’ai aussi besoin d’échauffer mon corps dans l’ambiance de la salle, parce que c’est totalement différent des loges.  En jouant tout doucement, on peut aller au fond des touches, et au moment où je sens que mes doigts deviennent amis avec le clavier, que le clavier répond, je sais que je peux aller me changer.

L’écrivain Romain Gary a écrit le dernier jour de sa vie : "Je me suis enfin exprimé entièrement". Pensez-vous que vous arriverez un jour au point où vous vous serez exprimé entièrement ?

Je ne sais pas si une vie entière est suffisante, ne serait-ce que pour se comprendre soi-même. Je trouve le concept de réincarnation intéressant. Il renvoie à soi-même, philosophiquement. Le temps d’une vie est limité, on progresse, on apprend sur soi-même. Parfois on est heureux de ce qu’on apprend, parfois pas… C’est une confrontation perpétuelle avec soi-même, mais aussi un rapprochement continu. Mon but, c’est d’apporter quelque chose de plus, de présenter une nouvelle vérité, d’apporter ma contribution personnelle… Car qu’est-ce que la musique sans ses interprètes ? Juste des partitions… Il faut leur donner vie, et chaque génération d’interprètes la renouvelle en la jouant. J’aime l’idée de trouver quelque chose qui dure longtemps… Quelque chose qui résiste à l’épreuve du temps, qui peut avoir une longue vie…

CD Chopin, par Ivo Pogorelich (18 février 2022) (@ 2022 Sony Classical)

Prochain concert : 7 novembre 2023, Philharmonie de Paris, 20H.
Programme :
Frédéric CHOPIN
Polonaise-Fantaisie, Op. 61 · Sonata No. 3Op. 58
Fantaisie, Op. 49 · Berceuse, Op. 57
Barcarolle, Op. 60
 
Tarifs : Places de 10 à 97€.

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