A Pleyel, pour ses 70 ans, Nelson Freire nous fait le cadeau de Schumann et de Chopin
Costume gris, chemise fermée anthracite, il avance à pas menus, cheveux et barbiche blanche, visage rond, presque intimidé, et l’on pense à cette autre phrase d’Argerich : « C’est un chat déguisé en chien ». Car peu de pianistes réunissent comme lui le sentiment, la tendresse, la profondeur et, soudain (il aime ces changements de climat), la puissance, la folle virtuosité.
Le programme n’est pas du tout celui annoncé. On attendait Bach et Beethoven, son cher Chopin et, comme souvent, Villa-Lobos, le grand compatriote. Mais aussi Kabalevski, bon compositeur soviétique écrasé par la grande ombre de Chostakovitch et que plus personne ne joue, n’ose jouer. Sauf Freire. Chez les très grands, il n’y a que Freire à offrir souvent en récital quatre ou cinq noms et autant de palettes, de couleurs, musardant au gré de ses envies du moment, défendant le « Concerto » de Grieg (trop populaire pour d’autres et qu’il joue comme personne) Mais ce soir, bon, Schumann et Chopin. On est presque un peu déçu, même si l’on sait que Freire est coutumier de bousculer ses programmes. Liberté de l’artiste…
Inventer la musique
Et d’ailleurs Schumann est-il si joué par les pianistes ? Et joué, comme cette « Arabesque », toujours à mi-voix, avec un toucher à la fois clair et doux, tendre et net, entre ombre et lumière (l’ombre qui sculpte le visage du pianiste) Et ce talent merveilleux de Freire de sembler inventer la musique, de nous faire croire qu’elle est entendue pour la première fois et qu’elle doit être entendue comme cela, pas autre chose. En tout cas pour Schumann. Aussi pour ces merveilles que sont les « Etudes symphoniques ». Symphoniques par la richesse, la complexité de la polyphonie, mais diablement pianistiques : cycle de variations mais pas des variations comme celles de Brahms, où l’on suit nettement les évolutions du thème. Non, des variations où le thème est à chaque fois une nouvelle mélodie, sublime, introduisant un climat différent, rêve, héroïsme, peur, quelque chose ou du saut de l’elfe ou du baiser des amants. Freire les joue ainsi, trouvant la couleur qu’il faut dès les premières mesures et en même temps on écoute une œuvre, construite, architecturée, non pas une série de miniatures.
C’était il y a plusieurs années à « La folle journée » de Nantes. Hélène Grimaud devait jouer le « 2e concerto » de Rachmaninov. Elle était en plein tourbillon médiatique, la « pianiste aux loups », désormais une star pour le grand public. La rumeur court : elle annule, elle ne vient pas. Je revois une dame hystérique, criant « Je revends, je revends » avec son billet à la main comme un parchemin de pestiféré, sans même se demander quel pianiste obscur remplaçait Grimaud. C’était Nelson Freire. Qui fut magnifique, évidemment. Tant pis pour cette dame ! Et tant mieux pour l’heureux bénéficiaire !
La « Barcarolle » de Chopin surprend : Freire choisit une lecture au scalpel, insiste sur la richesse de l’écriture, le chant et les contrechants, là où d’habitude les pianistes laissent s’épanouir la mélodie (ce qui suffit largement à notre bonheur). Mais le balancement des gondoles si subtilement rendu, la limpidité du toucher et ce sens du rubato d’un homme qui joue les grands maîtres depuis 65 ans et qui aime ce musicien-là plus que tous les autres…
Un si beau cadeau
La « 3e sonate » est presque le résumé d’un art : les thèmes arrivent presque par surprise, la musique s’invente en même temps qu’elle se joue, le scherzo est joué avec des doigts de papillons et le largo est d’un abandon, d’une tendresse pudique et inquiète, qui nous suspend à ce vieux monsieur aux allures de gentil papy avant la virtuosité ébouriffante du final, pris pas trop vite (ce qu’il faut) mais joué comme une course à l’abîme. Deux bis imparables, un Nocturne de Chopin mâle, presque lisztien, un Rachmaninov aussi puissant qu’élégant. Et Freire, qui a esquissé un léger sourire soulagé (sous les vivats), repart à petits pas vers les coulisses.
C’est le paradoxe des grands artistes que, pour leur anniversaire, ce soit eux qui nous offrent un si beau cadeau.
Deux maisons publient pour les 70 ans du Brésilien de magnifiques coffrets :
Sony réunit pièces solo (Chopin, Brahms, Liszt ou… Schubert, qu’il joue moins) et concertos, le Grieg et le Schumann.
Decca, sous le titre « Radio days » s’intéresse aux années 70 et uniquement aux concertos, de Chopin et de Liszt mais aussi des Russes (Tchaïkowsky, le 3e de Rachmaninov et un 1er de Prokofiev superbe et qu’il a rarement joué)
Ajoutons chez Decca encore un plus récent concerto « L’Empereur » de Beethoven, celui-là même avec lequel il remporta à 12 ans le concours de Rio. Marguerite Long présidait le jury, elle offrit au jeune Nelson une bourse pour étudier à Paris. Il préféra Vienne…
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