Mort de Juliette Gréco : "C'est elle qui a inventé la femme libre", explique Bertrand Dicale
Le spécialiste de la chanson française Bertrand Dicale dresse le portrait d'une chanteuse "révolutionnaire" qui incarnait la France et Paris à l'étranger.
Juliette Gréco est morte entourée de sa famille mercrerdi 23 septembre à l'âge de 93 ans. En plus de 60 années de carrière, elle a interprété les textes des plus grands, de Boris Vian à Jacques Prévert, en passant par Serge Gainsbourg et plus récemment Benjamin Biolay. "C'est elle qui a inventé la femme libre", explique Bertrand Dicale, spécialiste chanson française de franceinfo.
franceinfo : Son producteur dit que c'est une très grande dame qui s'en va... Que dites-vous ?
Bertrand Dicale : On ne peut dire que cette chose-là, c'est effectivement une grande dame. Encore que le terme soit un peu galvaudé à force. Si on veut résumer, c'est elle qui a inventé la femme libre. C'est-à-dire qu'elle débarque dans la chanson en 1949. Aujourd'hui, on a la nostalgie de ces photos, de cette grande brune, très belle avec les cheveux qui lui coulent sur les épaules, les cheveux de noyée, comme on disait à l'époque. Rien que ça, c'est une révolution, mais rien qu'une jeune femme qui porte des cheveux longs et noirs comme ça, qui pendent sur les épaules, c'est une révolution. Toute sa vie, artistiquement, sera une vie de révolution. Au départ, elle chante des chansons qui sont écrites par Raymond Queneau, qui sont écrites par Jean-Paul Sartre, avec des compositions faites pour elle par Joseph Kosma. Donc, c'est à la fois ce qu'on appelle une chanteuse intello, mais tout de suite, elle touche le grand public populaire qui comprend immédiatement ce qui se passe avec elle, une autre façon de chanter. C'est une façon de chanter avec intelligence, avec de la sensibilité, avec de la poésie et surtout une immense liberté.
Elle était aussi une immense interprète ?
Oui, parce qu'elle a chanté tout le monde. Sur ses derniers albums, il y a des chansons d'Olivia Ruiz et Abd Al Malik. Donc elle a vraiment, toute sa vie, comme elle le disait, chanté les jeunes artistes. Quand elle chante Queneau, il est jeune. Quand elle chante Sartre, il n'a même pas 40 ans. Quand elle chante Brassens, c'est un débutant. Quand elle chante Gainsbourg, c'est vraiment absolument un débutant. Elle a chanté tous les grands noms, tous les grands artistes de la chanson française, tous les grands auteurs et tous les grands compositeurs, au moment où ils ont commencé leur carrière, au moment où ils ont émergé, au moment où ils ont explosé. C'est certainement ce qui en a fait non seulement une personnalité unique du point de vue de sa popularité et de sa renommée, mais aussi de son importance historique.
"Ma raison de vivre, c'est chanter. Chanter, c'est la totale, il y a le corps, l'instinct, la tête", déclarait la chanteuse encore tout récemment. C'est ça Gréco ?
Elle vivait pour ça. Elle a arrêté de chanter il y a très peu de temps, il y a deux ou trois ans, peut-être quatre. Tout simplement parce que son mari, Gérard Jouannest, qui avait été pianiste et compositeur pour Jacques Brel, est mort. C'est là, vraiment à ce moment-là, qu'elle a arrêté de chanter.
Jusqu'au bout, elle voulait chanter, même vraiment très malade ou au bord du malaise. Parce que c'était sa raison de vivre.
Bertrand Dicaleà franceinfo
Et elle avait quelque chose de très singulier dans sa façon de chanter, qui était un engagement de tout le corps, un engagement de toute l'âme, longtemps avant les rockeurs, longtemps avant le reggae ou les musiques électroniques. Elle a mis le corps dans la chanson et pour quelqu'un qui a mis autant de mots, autant de justesse, autant d'idées, autant de liberté dans la chanson, on se dit qu'elle est aussi l'une des premières artistes à avoir fait exploser de cette manière-là, la beauté féminine, la beauté du corps et le langage du corps dans la façon de chanter. C'était réellement une double victoire. Aujourd'hui, elle apparaît comme une chanteuse absolument classique et même au-delà du classique. Elle a été non seulement révolutionnaire, mais absolument scandaleuse dans les années 1940 et 1960. Il ne faut pas oublier que son plus grand succès radiophonique, Déshabillez-moi, est sorti en 1967, mais il est devenu vraiment un succès en 1969 car les radios ont mis longtemps à oser passer cette chanson, qui était chantée par une femme de plus de 40 ans. Ça dit vraiment ce qu'elle était.
Cette chanteuse, c'était aussi l'incarnation de la France et de Paris à l'étranger, dans le monde entier...
C'était un produit d'exportation. Elle le disait elle-même. Elle disait "je suis un produit de luxe, je suis un produit d'exportation". C'est pour ça qu'elle est tout aussi couverte de décorations de la République. Elle était commandeur de la Légion d'honneur. C'est quand même rare chez les artistes de variétés. Elle incarnait une certaine image de la France de Paris, le Paris de l'intelligence. Souvenez-vous de ces mots de Léo Ferré dans une chanson qui disait "Paris, qui s'est levé avec l'intelligence". Il parlait aussi de Gréco. Il parlait aussi de cette capacité qu'avait le peuple de France, le peuple de Paris, cette idée qu'on fait de notre peuple, de notre pays, de notre nation, de transformer la littérature en un objet populaire. C'était vraiment ce qu'ont rêvé de raconter tellement de profs de français. Et elle l'avait fait pour certaine gloire de la France, de notre culture, de notre langue, de notre littérature, de notre musique, de notre féminité, elle était devenue une espèce de drapeau français, mais de drapeau noir, le drapeau noir de sa robe.
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