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Le publicitaire Gérald Cohen : "La Paris Fashion Week est un passage obligé pour les marques masculines"

Gérald Cohen est l’auteur de l’ouvrage "La Mode comme observatoire du monde qui change" où il explique que "l'essor de la mode masculine est une réaction au mouvement de libération des femmes, les hommes revendiquant aussi une liberté vestimentaire totale". Quel regard porte-t-il sur les créateurs qui défilent à la Paris Fashion Week masculine du 15 au 20 janvier 2019 ? Rencontre.
Article rédigé par Corinne Jeammet
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Fumito Ganryu pap masculin ah 2019-20 à Paris, janvier 2019
 (Anne-Christine POUJOULAT / AFP)

Gérald Cohen, attaché de presse et publicitaire, a accompagné dans leur développement des marques de luxe devenues mondiales. Aujourd'hui son agence s’adresse aux marques naissantes, les BabyBrand. Le plus souvent fondées par des "digital natives", elles vont vivre dans un monde tourné vers l’Asie, Internet, et la conquête des libertés individuelles menées par les femmes. Il est à l’origine du Concours BabyBrand qui repère et valorise les jeunes marques de mode et food. 

Gérald Cohen, fondateur du concours BabyBrand
 (DR)

  • Quelles sont les plus grandes évolutions de la mode masculine ?
La révolution masculine a commencé à la fin des années 60 quand les femmes ont conquis leur indépendance sexuelle et financière. Les hommes ont alors pu commencer à se libérer du carcan "bourgeois" de la société ; à commencer par leur façon de se vêtir mais également de se dévêtir. En 1971, Yves Saint Laurent pose nu sous l’objectif de Jeanloup Sieff pour la campagne de sa première eau de toilette masculine "Pour Homme". Au début des années 80, sous la direction de Calvin Klein, de jeunes hommes en sous-vêtements affichent leurs mensurations bodybuildées. Dans les années 90, ils continuent à se découvrir non plus uniquement dans des campagnes publicitaires élitistes mais en ville... en se déshabillant de débardeurs, de shorts et de sandales. Aujourd’hui que les femmes sont devenues leurs alter ego (à quelques euros près), les hommes portent eux aussi des sacs à main en ville. Un accessoire inutile quand leurs vestes et pantalons disposent de poches nombreuses et confortables mais qui montre à quel point chez l’homme aussi, en matière vestimentaire, "l’envie" a remplacé la fonction d’usage. Mais l’évolution majeure de cette décennie, c’est l’apparition du maquillage pour hommes. Après la mixité des vestiaires minimalistes des créateurs japonais des années 80, le maquillage "neutre" fait son apparition chez les Milléniums, garçons et filles, ouvrant la porte à une mode non "genrée" annoncée depuis des décennies. Ce phénomène esthétique est annonciateur d’autres révolutions ! 
  • Hier conservatrice, quel terme qualifie la mode masculine aujourd’hui ?
"Je ne connais pas la question mais le sexe est définitivement la réponse" disait Woody Allen. "Métrosexuel", "Übersexuel" même si les professionnels du marketing ont toujours eu la main malheureuse dans les choix de leurs néologismes, la libération de l’homme passe avant tout par sa libération sexuelle. Alors que dans les années 90, avec le "porno chic", les femmes empruntaient aux homosexuels une sexualité dépourvue d’affect, les hommes choisissaient eux de s’aimer comme ils l’entendent. Du mariage pour tous à la procréation assistée, les conquêtes de "l’Homme libéré" n’en sont qu’à leur début !

  • Quelle est l'importance de la Fashion Week parisienne face à Londres, Milan et New York ?
Si Milan et New York sont dédiées au "Big business" de la mode masculine, et Londres à son humour, Paris s’est trouvé, depuis l’an 2000, une place singulière. Depuis le premier défilé Dior Homme par Hedi Slimane auquel assistait le même public fébrile d’acheteurs et de journalistes que pour les défilés Femmes, les marques masculines ont compris le rôle central que joue Paris dans leur communication. Elles sont de plus en plus nombreuses à venir s’y montrer, pendant une ou deux saisons, y compris pendant la haute couture, pour bénéficier de l’aura de la capitale mondiale de la mode et de son atmosphère luxe.

  • En quoi les défilés restent un passage obligé pour les marques ? 
Contrairement aux inquiétudes de la Fédération de la Couture et de la Mode - au début des années 2000 - qui souhaitait interdire les photographes sur les défilés pour lutter contre les copies, les images aujourd’hui captées en direct par les smartphones du public et des professionnels ont multiplié l’impact de la Fashion Week et de ses rites pour en faire une célébration mondiale. Partagées sur les réseaux sociaux par ses milliards de membres, les "masterpieces" sont immédiatement repérées et souvent préachetées par un public de plus en plus averti. Depuis Internet, les défilés sont devenus un spectacle grand public avec des budgets exorbitants. C’est un moment unique de communication pour les marques qui affichent leur toute-puissance, en même temps que leurs collections, dans des décors qui sont autant de destinations touristiques devant un parterre de célébrités mondiales. Bientôt des défilés de mode géants partiront en tournée mondiale, un peu sur le modèle du Cirque du Soleil, en plus populaire.
Au show Nicholas K à la Mercedes-Benz Fashion Week de New York 2013 
 (STAN HONDA / AFP)
Ce fort taux de rotation de marques est la démonstration que si Paris est la capitale culturelle de la mode masculine, ses rivales transalpines, Milan et Florence, restent les capitales économiques.

  • Quel est l’intérêt pour des marques installées comme Celine, Raf Simons, Jil Sander, JW Anderson, Loewe d’intégrer le calendrier ?
L’influence et le prestige de la mode masculine Italienne repose sur sa capacité à avoir su conserver ses instruments de production (usines, ateliers et travail à domicile). Elle a, dès les années 70, su associer le marketing à sa stratégie de marques "bandées", ce qu’on appelait des "marques concepts". Paris, quant à elle, est demeurée la capitale mondiale de la mode féminine en attirant, depuis toujours, les plus grands talents créatifs. En faisant de la mode une industrie capitalistique et financière, au début des années 90, Bernard Arnault a réuni autour de lui les meilleurs talents. Il a fait de LVMH le premier groupe de luxe mondial et la première valeur boursière du Cac 40 ; le modèle économique et créatif de son groupe sert de modèle à l’industrie de la mode française et du reste du monde. Ces grandes maisons, le plus souvent issues de la haute couture, et 100% féminines, ont progressivement investi le marché de l’homme et font de plus en plus souvent défiler la femme et l’homme simultanément, ce qui était une hérésie ou au mieux une exception il n’y a pas si longtemps. Si Milan et Florence restent incontournables pour la commercialisation des marques masculines, Paris est devenue un point de passage obligé pour les marques masculines à la recherche de visibilité.
 
  • Et l'intérêt, pour de jeunes griffes inconnues du public - Fumito Ganryu, Heron Preston, et Takahiromyyashita, Thesoloist - de venir à Paris ?
Ces jeunes marques qui allient art, technologie à ce que l’on appelait streetwear se développent commercialement dans le sillage de la déferlante Virgil Abloh et de son incroyable parcours de Kanye West à Louis Vuitton. Depuis le début de la décennie, les groupes de luxe s’intéressent au "cool factor", ce style venu de la rue, déjà interprété par l’aristo-grunge Rick Owens : hoodies (sweats à capuche, ndlr), leggins (sorte de collants sans pied, ndlr), sacs banane, claquettes, sneakers et aujourd’hui les indispensables "ugly sneakers" ; tous ces accessoires réputés "laids" ou "cheap", il y a encore 10 ans font aujourd’hui partie des basics des marques de luxe. Avec du recul, le triomphe de la street culture et de son esthétique paraissent aujourd’hui une évidence. C’est donc légitimement que ces petites marques viennent à Paris s’afficher à l’ombre des groupes de luxe mais aussi de Virgil Abloh et Hedi Slimane, les nouveaux rois de la mode masculine.
  • Que pensez-vous de Jacquemus et Vetements qui semblent en dehors des tendances ?
Jacquemus, c’est l’évènement permanent. Il a apporté sa fraîcheur au petit monde très fermé de la mode et a su, dès ses débuts, attirer les regards par son irrépressible envie d’"en être". Quand d’autres n’arrivent pas à fendre leur armure, il a su se mettre à nu, avec beaucoup d’élégance, dans des vidéos très personnelles où il a fait l’éloge de la paresse avant de nous faire partager ses vacances populaires en famille, à la Grande Motte. Devenu l’ami de Karl Lagerfeld, le faiseur de rois, ce grand garçon à la mélancolie joyeuse emmène le petit monde de la presse à Marseille, dans les calanques de son enfance, découvrir sa première collection Homme. Simon Porte Jacquemus est toujours là où on l’attend, déterminé à ce qu’on l’accompagne dans son envie de réussir sa vie. Et c’est pour cela qu’on l’aime.
Same but different, la marque Vetements crée l’évènement par son style, que des non-initiés jureraient avoir déjà aperçu à Barbès ou Belleville où la marque crée une première fois l’évènement en y organisant son premier défilé. Ce collectif néo punk propose un vestiaire aux constructions et volumes osés fait pour la rue ; pas pour être élégant mais amusant et efficace. S’il est difficile d’avoir une visibilité quant à l’avenir de Demna Gvasalia chez Balenciaga (de plus en plus de marques de luxe changeront radicalement d’identité avec l’arrivée de leur nouveau D.A.), celui du label Vetements et de son dressing prémonitoire, que l’on pourrait qualifier de "Houellebecquien", s’inscrit durablement dans notre époque. 

  • Quelle griffe est aujourd'hui un exemple de réussite ?
En trois maisons et deux claquements de portes, Hedi Slimane s’est imposé comme le Directeur Artistique du siècle qui débute. Il n’a pas été remplacé chez Dior Homme et semble toujours être aux manettes chez Saint Laurent. Hedi Slimane a été engagé chez Celine pour faire ce qu’il sait faire de mieux, du Slimane. Annoncé en octobre 2018 par le défilé mixte, le défilé Homme sera forcément l’évènement de cette PFW masculine. Hedi Slimane est silencieux et pourtant on a l’impression de n’entendre que lui, probablement en raison de la justesse de sa vision de notre époque imprégnée par la scène rock que la société se charge de nous faire oublier en même temps que nos rêves héroïques dès nos trente ans passés. Plus que d’un photographe, son travail est proche de celui des romanciers William Faulkner ou Mark Twain. Ses ciseaux sont sa plume, plongée dans l’encre sombre des matières qu’il sait utiliser à contretemps. 

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