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"Une sortie honorable", la guerre d'Indochine sous la plume acérée et engagée d'Eric Vuillard

Le romancier Eric Vuillard poursuit son exploration de l'histoire avec un récit frappant sur la guerre d'Indochine.

Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 5 min
Le romancier Eric Vuillard, janvier 2022 (J.L. Bertini / Actes Sud)

Le lauréat du Prix Goncourt  2017 pour L'ordre du jour revient dans la rentrée littéraire d'hiver avec un récit bref, profond et engagé sur un épisode de l'histoire du colonialisme : la guerre d'Indochine. Une sortie honorable est paru aux éditions Actes Sud en janvier 2022.

La guerre d'Indochine a duré trente ans, la plus longue de l'histoire des conflits modernes. Elle a fait 4 millions de morts, les trois quarts côté vietnamien. L'écrivain Eric Vuillard a décidé d'évoquer des moments de cet épisode sanglant de l'hitoire du colonialisme.

Les prémisses, à travers la visite de trois inspecteurs du travail le 25 juin 1928 dans une plantation Michelin. Ce qu'ils découvrent donne froid dans le dos. Les ouvriers chargés de récolter le latex dans des forêts d'arbres "plantés à égale distance les uns des autres, pour que chaque coolie n’ait que quelques pas à faire, toujours le même nombre, à la même cadence", sont traités comme des esclaves, victimes de traitements inhumains, torturés s'ils cherchent à fuir la plantation. Un grand nombre d'entre eux se donnent la mort pour échapper aux sévices.

"L’inspecteur fit scrupuleusement son rapport, l’administration formula quelques recommandations. Elles ne furent suivies d’aucune réforme ni d’aucune condamnation. Cette année-là, l’entreprise Michelin fit un bénéfice record de quatre-vingt-treize millions de francs".

Eric Vuillard

dans "Une sortie honorable", page 20

Fin de l'épisode, avec en guise d'explication l'admiration d'André Michelin pour les méthodes préconisées par Frederick W. Taylor.

Plus tard, Eric Vuillard s'arrête au nord du Viêtnam, dans la région du Tonkin, où "se trouvent des paysages de collines extraordinaires, ce que les voyagistes appellent des paysages de rêve". C'est dans ces paysages de rêve que se déroule la débâche de Cao Bang, première victoire décisive du Viêt Minh sur l'armée française.

Ici encore Eric Vuillard juxtapose la violence du terrain à l'ambiance feutrée d'un 19 octobre 1950 à l'Assemblée nationale, où des députés à moitié endormis se réveillent de leur sieste pour ricaner à l'évocation du "drame de Cao Bang", jusqu'au moment où l'un d'entre eux, Pierre Mendès France, provoque la stupeur dans l'hémicycle en évoquant "l’autre solution", à savoir, la recherche d'"un accord politique, un accord, évidemment, avec ceux qui nous combattent”.  

D'autres épisodes suivent, jusqu’à la chute de Saïgon, en passant par la défaite de Diên Biên Phu, qui sonne la fin du conflit pour les Français, sans la "sortie honorable" escomptée.

La méthode Vuillard

La méthode Vuillard est implacable, redoutablement efficace. Avec la force de la littérature, il tutoie la vérité de l'histoire en invitant le lecteur à entrer dans ses coulisses pour entrevoir ce qui préside aux grands événements, et qui n'est bien évidemment jamais raconté dans les livres d'histoire.

Eric Vuillard décortique avec une acuité impressionnante, et une forme d'engagement assumé, les mécanismes du pouvoir, les rapports de domination, qui s'expriment ici sur un plan international à travers un épisode emblématique du colonialisme autant que sur un plan social : l'écrivain croque au passage la vieille bourgeoisie française aux manettes, sûre d'elle jusqu'à l'absurde, avec des liens évidents entre les deux échelles.

Dans un texte court, déployé d'une plume souvent théâtralisée, l'écrivain met en scène une galerie de personnages réels dont il pénètre l'esprit grâce à la fiction, nous faisant partager les orgueils, les petites compromissions des uns et des autres, mais aussi les hontes, puisqu'il faut espérer quand même qu'il y en a eu.

Repentance

L'écrivain apporte sa pierre au débat qui fait rage sur le récit national du colonialisme avec un texte qui se passe de commentaires. Repentance ou pas repentance, la lecture du dernier livre d'Eric Vuillard met à jour tout ce qui reste à purger : une somme sans fin.

Une sortie honorable est un livre exigeant, un livre que l'on a envie de relire, dont on a envie de mâcher et de remâcher les pages pour comprendre comment l'écrivain réussit si bien en quelques mots choisis à tout à la fois relater des faits, exprimer des sentiments, interpeller le lecteur sur la violence d'une situation, et embrasser, d'un trait, avec ironie, l'effarante marche du monde et les replis nauséabonds de l'histoire.

Couverture de "Une sortie honorable", d'Eric Vuillard, janvier 2022 (Actes Sud)

"Une sortie honorable", d'Eric Vuillard (Actes Sud, 208 pages, 18,50 €)

Extrait :

"Dieu que les barres de justice étaient loin, que les coolies en loques étaient loin, que les enfants se tuant à la tâche étaient loin, que les coups de rotin étaient loin, et qu’il était facile d’être pragmatique, réaliste à des milliers de kilomètres, d’établir un bilan, de fixer des perspectives, quand on ne risquait pas soi-même d’avoir à se rendre sur place pour voir en face ce qui s’y passait. Et les Flers, et les Homberg, les Brincard, et toute cette concentration prodigieuse de pouvoir qu’on appelle une société, cette absence congénitale de scrupules qui devrait susciter l’effroi, peuvent bien se tenir mains jointes, manucurés, coiffés, vêtus de bonnes toiles, taillées sur mesure, sur le seuil, ce ne sont pas des personnes que l’on voit, mais des postes, ce ne sont pas des intentions, des talents, du savoir, que l’on voit, c’est la structure du monde. Et il faudrait pouvoir regarder tout ça au moins une fois, une seule fois, bien en face, toute la masse d’intérêts, de fils les reliant les uns aux autres, froissés, formant une pelote énorme, une gigantesque gueule, un formidable amas de titres, de propriétés et de nombres, comme un formidable amas de morts, fixer ne serait-ce qu’un instant la vérité monstrueuse, comme on raconte que juste avant de mourir emporté par un ouragan, l’on verrait, le visage criblé de pluie, les yeux mordus par le vent, l’œil du cyclone." ("Une sortie honorable", page 191-192)

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