Un Royaume-Uni en plein Brexit campé poétiquement par la romancière Ali Smith dans "Automne"
Une émouvante histoire d’amitié entre une jeune femme et un homme au crépuscule de sa vie, dans un pays divisé par le référendum sur le Brexit.
Automne est la première partie d’une tétralogie consacrée aux saisons, une pépite poétique sur l’Angleterre post-Brexit, décrite à travers les yeux d’une jeune femme qui rend quotidiennement visite à un vieux monsieur de 101 ans dans sa maison de retraite. Publié le 4 septembre chez Grasset, ce roman capte magnifiquement l’air du temps : l’actuel, et celui qui passe.
"Tu lis quoi ?"
Le temps file. Dès le début, il commence à filer par ces mots : "C’était le pire des temps. C’était le pire des temps. A nouveau. C’est ça, l’histoire. Les choses se décomposent, il en a toujours été ainsi, c’est dans leur nature. "
Elisabeth est une petite fille de 11 ans qui doit réaliser un devoir pour l’école : interroger un voisin sur le fait d’être voisin. C’est ainsi qu’elle fait la connaissance de Daniel Gluck, qui à plus de 70 ans, vient d’emménager à côté de chez elle. Une parenté d’âme va vite se développer entre les deux personnages. Daniel est un être singulier, qui ne prononce pas les mêmes mots que tout le monde. Ainsi, au lieu de dire : "comment ça va ? ", au début de chaque conversation avec Elisabeth, il prononce systématiquement cette phrase : "tu lis quoi ?".
Pour lui montrer le temps qui file, Daniel jette un jour sa montre dans la rivière. Année après année, la petite fille, puis la jeune femme, se souviendra de ce geste purement gratuit, qui propulse le temps au fil de l’eau. Un "Blick", comme il dit, un instant dont elle retient qu’il est vital de ne pas perdre le temps qui nous est imparti.
Une élévation par l'art
Daniel lui enseigne les mots, les saisons, et les couleurs : "Le mot gymkhana, dit Daniel est un mot merveilleux, un mot qui a poussé dans plusieurs langues.
Les mots ne poussent pas, dit Elisabeth.
Si, dit Daniel.
Les mots ne sont pas des plantes, dit Elisabeth.
Les mots sont des organismes, dit Daniel.
Origan-ismes, dit Elisabeth.
L’herbe et le verbe, dit Daniel. La langue, c’est comme des coquelicots. Il suffit de retourner la terre, et des mots en sommeil en surgissent, tout rouges, tout neufs. Ils éclosent. Puis leurs péricarpes s’agitent, et les graines tombent. Et de nouveaux mots poussent."
Les promenades au bord de la rivière se poursuivent au fil des ans. La jeune fille est élevée par une mère solitaire et souvent absente. Daniel l’initie à la littérature, mais pas seulement : il l’élève aussi, en hissant son regard au-dessus du quotidien, et en l’éduquant à l’art. Suscitant parfois l’incompréhension et la suspicion de sa mère : "… l’amour est persistant comme le feuillage, dit Elisabeth.
Et qu’est-ce que M. Gluck te raconte d’autre au sujet de l’amour ? dit sa mère.
Rien. Il me parle de peintures, dit Elisabeth, de tableaux.
Il te montre des tableaux ? dit sa mère."
La permanence des sentiments
La mort qui approche par la force des choses, à 101 ans, est décrite de manière tendrement drôle : "Le vieil homme (Daniel) ouvre les yeux et se rend compte qu’il ne peut pas les ouvrir. C’est comme s’il était prisonnier de quelque chose qui ressemble étonnamment au tronc d’un pin sylvestre. En tout cas, ça sent le sapin." En attendant, la jeune femme de désormais 31 ans parcourt Aldous Huxley et son Meilleur des mondes furieusement contemporain au chevet de Daniel, puis Ovide et ses Métamorphoses, mais aussi Dickens et Yeats… Continuant à son tour la lecture pour son vieil ami. Autour d'eux, la bataille pour le référendum sur le Brexit fait rage, résumée ainsi par l'auteur : "Partout dans le pays, les gens avaient le sentiment d’avoir fait ce qu’il ne fallait pas faire. Partout dans le pays, les gens avaient le sentiment d’avoir fait ce qu’il fallait faire. Partout dans le pays, les gens avaient le sentiment d’avoir tout perdu. Partout dans le pays, les gens avaient le sentiment d’avoir tout gagné."
Ali Smith met en mots la permanence des sentiments, et l’impermanence des souvenirs, et s’interroge sur le sens de nos existences avec une poésie qui n’appartient qu’à elle. Parmi ses neuf romans, trois ont été sélectionnés pour le très prestigieux Booker Prize. Les trois premiers tomes de l’œuvre de la romancière écossaise consacrée aux saisons ont déjà été publiés en anglais. Automne est le premier volume à être traduit en français.
Extrait : "En accéléré, un million de milliards de fleurs ouvrent leur corolle, un million de milliards de fleurs s’inclinent et referment leur corolle ; un million de milliards de bourgeons deviennent feuilles, puis les feuilles tombent et pourrissent, et un million de milliards de tiges se divisent pour donner un million de tout nouveaux bourgeons.
Près de vingt ans plus tard, Elisabeth, dans la chambre de Daniel à la maison de retraite Maltings Care, ne se souvient ni de cette journée, ni de cette promenade, ni du dialogue de la section précédente. "
Automne, d’Ali Smith, traduit de l’anglais par Laeticia Devaux, publié le 4 septembre 2019 aux éditions Grasset, 240 pages, 18€.
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