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"Sale bourge", premier roman de Nicolas Rodier : la violence en héritage dans une famille de la bourgeoisie versaillaise

Nicolas Rodier tire les fils d'une histoire familiale et démontre de l'intérieur comment une violence subie dans l'enfance prend le pouvoir sur l'adulte. 

Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Nicolas Rodier, romancier, auteur de "Sale bourge", Flammarion, août 2020 (Astrid Di Crollanzana / Flammarion)

Sale bourge, premier roman de Nicolas Rodier, paru le 19 août aux éditions Flammarion fait une peinture effarante de la violence érigée en système dans un milieu "privilégié".  

L'histoire : Pierre, trente-trois ans, vient d'être "condamné à quatre mois de prison avec sursis pour violence conjugale, assortis d'une mise à l'épreuve de dix-huit mois et d'une injonction de soins".  Retour dans le temps de l'enfance, près de trois décennies plus tôt, dans les années 80. Pierre a sept ans, il est en vacances en Bretagne avec sa famille, bourgeoise et versaillaise. Tout le monde est à la plage, sauf lui. L'aîné des six enfants est assis devant son assiette, sa mère occupée à lui faire manger sa salade de carottes râpées qu'il refuse d'avaler.

Chaque fois que je refuse d'avaler une bouchée ou que je recrache mes carottes râpées, elle me gifle. Une fois sur deux elle me hurle dessus. Une gifle avec les cris, une gifle sans les cris. Au bout d'une demi-heure, elle me tire par les cheveux et m'écrase la tête dans mon assiette – j'ai déjà vu mon oncle faire ça avec l'un de mes cousins ; lorsque Geoffroy s'était relevé, il avait du sang sur le front, le coup avait brisé l'assiette.

Nicolas Rodier

"Sale bourge", page 13

Tout est dit. Cet épisode est le premier d'une longue série. Dans cette famille de la grande bourgeoisie versaillaise, la violence est érigée en système depuis des générations, et s'exerce tous azimuts, en paroles et en gestes, des parents sur les enfants, des adultes entre eux. Peu importe les dégâts, nombreux, et souvent irréversibles. Sortir des grandes écoles ou aller à la messe le dimanche n'y change rien. 

La violence en héritage

A travers le récit de l'enfance, puis de la jeunesse et enfin de l'âge adulte, le romancier tire les fils d'une histoire familiale et démontre de l'intérieur comment une violence subie dans l'enfance prend le pouvoir sur l'adulte, comme par capillarité. Nicolas Rodier peint également sans concession un milieu bourgeois qui cache derrière la façade et des volées de principes une violence exercée dans l'intimité des foyers. Un milieu "privilégié", mais rationnant le pain et les bains pour les enfants, multipliant les vexations, les punitions, les humiliations et cultivant l'ostracisme et la haine de tout ce qui ne colle pas au modèle ancestral, l'étranger, l'homosexuel, le "raté social"…

Le jeune romancier décortique les mécanismes de la violence, l'enchaînement des événements qui y conduisent, de l'élément déclencheur, souvent une remarque, ou un événement ressenti comme humiliant, jusqu’au passage à l'acte : l'afflux d'émotions impossibles à contrôler, les mots qui envahissent la tête, puis qui jaillissent de la bouche, jetés à la figure de l'autre. Mots brutaux, grossiers, ressemblant étrangement à ceux entendus dans l'enfance. Et pour finir, la furie qui s'empare du corps, les coups qui partent, la violence physique qui se déchaîne, comme si toutes les autres issues étaient verrouillées. Comme si aucun autre chemin pour exprimer les émotions n'était possible.

"D'une autre époque"

Sale bourge. Contrairement à la charge provocatrice de son titre, le romancier ne cherche ni à faire le procès à charge d'une famille, ou d'un milieu, ni à dédouaner son personnage. Ici les bourreaux sont aussi les victimes, et les victimes deviennent à leur tour des bourreaux. Tous sont enlisés dans un système clos, dans une mécanique en boucle qui de générations en générations se perpétue, s'exerce et s'endure dans le secret et dans le silence, comme une fatalité. Une brutalité inscrite dans l'ADN ? La violence se déchaîne dans la famille, mais s'exerce aussi dans les écoles privées que fréquente Pierre, entre les élèves, et des adultes sur les enfants.

Les mots déposés dans ce bouleversant roman apparaissent comme un ultime espoir, celui de mettre un terme au déferlement continu de la violence, et de faire taire des pratiques et des propos "inadmissibles", qui, comme le rappelle le magistrat chargé de juger l'affaire de Pierre, "relèvent d'une autre époque".

Phrases et chapitres courts, Sale bourge déploie sa force et son efficacité dans une écriture carrée, factuelle, quasi clinique, sans pathos. Un compte-rendu sans règlement de comptes. Implacable.

Couverture de "Sale bourge", de Nicolas Rodier, août 2020 (FLAMMARION)

Sale bourge, de Nicolas Rodier (Flammarion - 224 pages – 17 €)  

Extrait : "A Marnais, lorsque mes cousins se disputent ou désobéissent, ma tante les frappe avec une cravache de dressage – elle fait entre un mètre vingt et un mètre cinquante. Ma mère, elle, pour nous frapper, utilise une cravache normale, une de celles que nous prenons lorsque nous montons à cheval au club hippique de La Chaume." (Sale bourge, page 22)

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