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Rentrée littéraire - "Sciences de la vie": 5 questions à Joy Sorman

Joy Sorman publie "Sciences de la vie" (Seuil), l'histoire de Ninon, une adolescente frappée par une maladie étrange qui provoque une hypersensibilité de ses bras, douloureux au moindre contact. L'auteure de "La peau de l'ours" et de "Comme une bête" (Gallimard) explore à nouveau le corps, son sujet de prédilection. Elle nous livre les secrets de fabrication de "Sciences de la vie".
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Joy Sorman publie "Sciences de la vie" (Seuil)
 (Laurence Houot / Culturebox)

Paris, début d'après midi de juillet dans un café du 11e arrondissement, Joy Sorman arrive, son casque sous le bras. Cheveux coupés courts, mèche franche, comme son regard. La romancière s'assied. "C'est la première fois que je parle du livre", commence-t-elle. On ne s'en plaindra pas. 

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Quel est le sujet de votre roman ?
Joy Sorman : Au terme de "sujet" ou de "thème" je crois que je préfère celui de "motif", qui invite davantage à la rêverie, aux digressions, aux promenades, à un certain flottement. Le thème est comme une ligne, plus fixe, moins souple. Je dirais alors qu'il y a un motif de départ, la peau, mais plusieurs sujets qui se sont déployés au fil de l'écriture, comme une multitude de couches sédimentées. Le livre parle de la douleur, de la médecine, de l'hérédité, de la solitude, de l'identité comme invention de soi, et finalement, en dernière instance, du corps. Comme tous mes livres en réalité. C'est un thème qui m'obsède, que je décline dans chacun de mes romans.

Ce qui m'intéresse d'abord dans le corps c'est cette tension entre le familier, le proche, l'intime, et le mystérieux, le radical, l'étrangeté."


Le corps est cette maison que j'habite, mon lieu, mon identité - je fais corps avec lui, on ne peut pas être plus proches ! -, et dans le même temps il est cette masse noire, opaque, qui m'échappe sans cesse, qui se dérobe, qui fait sa vie. C'est cela la douleur, la maladie, une altérité qui se manifeste, qui jaillit, que je ne comprends plus, que je ne maîtrise plus, et qui me sidère. Le corps est à la fois l'ami et le traître. Face à la douleur physique, on voudrait pouvoir laisser son corps derrière soi comme une vieille fripe, littéralement s'en débarrasser, se désolidariser.

Ecrire sur le corps, sur la douleur, me semble très difficile, et toujours plus ou moins voué à l'échec. Comment trouver les mots justes pour évoquer ce qui nous échappe, ce qui nous dépasse, ce qui déborde, et qui est énorme ? Comment décrire la douleur, ce que cela fait exactement au corps et à la conscience ? Les mots manquent toujours dans ces cas là, les phrases résistent. On essaye quand même de s'en approcher le plus près possible, la littérature peut servir à ça, inventer une langue pour dire les choses impossibles, innommables, même si on rate fatalement sa cible. Dans le même temps, quoi de plus commun, de plus universel que l'expérience de la douleur ? La douleur c'est ce que nous avons en commun, le lot de l'humanité, mais qu'il est si difficile de partager, de communiquer. Voilà un défi pour un écrivain !
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Comment est né le livre ?
C'est toujours compliqué de répondre à cette question, d'isoler un temps qui serait celui de la naissance du roman. Voilà, ça commence ici, à ce moment là, avec cet événement, cette idée lumineuse. En réalité, il y a une multitude d'affluents qui à un moment donné convergent, plein de petites sources qui finissent par devenir un fleuve, d'images, de sensations, d'amorces d'idées qui lentement font monter une pâte.

Tentons d'en isoler certains ferments : il y aurait mon livre précédent, "La Peau de l'ours", récit d'un être mi-homme mi-bête, conscience humaine enfermée dans une peau de bête. Il y avait déjà là ce motif de la peau, de l'enveloppe, cette interrogation sur la manière dont un individu entre en contact avec l'extérieur, l'altérité.

Il y aurait aussi ma lecture, il y a quelques années déjà, d'une série d'été du journal Le Monde consacrée aux "étranges épidémies". C'est dans cette série que j'ai découvert par exemple l'épidémie de "manie dansante" qui a touché Strasbourg en 1518, et que je reprends en ouverture de mon livre. A l'époque j'avais pris des notes sur ces cas extraordinaires et je m'étais promis de les réutiliser un jour dans un roman, ces histoires étaient trop merveilleuses pour ne pas en faire de la chair à roman !

Voilà, au départ il y avait la peau, les épidémies mystérieuses, puis le désir d'écrire sur la douleur, les médecins, mais le personnage principal de Ninon est venu tard, je n'avais pas prévu d'écrire sur une adolescente, elle est arrivée après, pour unifier et incarner une multitude d'envies et de pistes d'écriture.
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Comment avez-vous travaillé sur "Sciences de la vie" ?
Comme à chaque fois, en me documentant beaucoup ; j'ai besoin d'une longue phase de recherches, de prises de notes, de lectures, parfois même d'entretiens pour mettre en branle mon imagination. J'ai suivi des études de philosophie et - on ne se refait pas ! -, à chaque fois que je commence un nouveau livre j'ai besoin de repasser par la lecture de philosophes, c'est pour moi un bon carburant de départ, cela me remet en jambes. Pour "Sciences de la vie", ce fut Foucault, et François Dagognet et Georges Canguilhem, tous les deux à la fois philosophes et médecins. Canguilhem notamment sur la question du normal et du pathologique, de la frontière poreuse et incertaine entre ces deux états.

Il y a eu aussi la lecture du "Moi peau" du psychanalyste Didier Anzieu sur la construction de l'identité à partir de la peau, de l'enveloppe corporelle de l'individu. Et j'ai lu des manuels de dermatologie bien sûr. Mais il y a tant d'autres sources d'inspiration, la relecture de "La Métamorphose" de Kafka, qui fait trace dans mon roman, et les expositions du musée du quai Branly à Paris, en particulier celles consacrées aux chamanisme, ou celle sur l'histoire du tatouage. Ce musée est pour moi une grande source d'inspiration. Et puis il y a les films de Werner Herzog, qui lui aussi apparait dans mon roman. Et j'en oublie !

Toute cette matière accumulée pendant des mois constitue un moment privilégie du travail que j'aime beaucoup, et que j'ai du mal à quitter."


Le moment de la découverte, du tâtonnement, de la collecte, pendant lequel le roman n'est qu'un horizon, une perspective, une rêverie. Un moment pendant lequel j'apprends beaucoup, et qui me permet aussi de reculer le moment fatidique de l'écriture à proprement parler, le moment de se jeter à l'eau, de se retrousser les manches et d'attraper sa pioche ! Là, il faut reprendre ses notes et tirer des fils narratifs, nourrir la bête romanesque de toutes ces informations accumulées, enrouler la science dans la fiction, métaboliser les informations, c'est là toute la difficulté. Et les différentes parties du livre se dessinent petit à petit à partir de la documentation. Il faut en sacrifier une partie, souvent la moitié, c'est frustrant mais il faut penser au lecteur, ne pas lui proposer un livre indigeste et prétentieux. C'est pourquoi, entre la première et la dernière version du roman, il y a un bon tiers de texte qui disparaît, il faut apprendre à trancher dans le lard.
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"Sciences de la vie", pourquoi ce titre, comment l'avez vous choisi ?
Le titre est venu tard, vraiment à la fin. Je peine souvent à trouver un titre qui me plaise, ça tourne longtemps dans ma tête. Pour ce roman là, je voulais quelque chose d'assez sec, sobre, qui ait à voir avec l'exploration du mystère de la vie. Et j'ai trouvé "Sciences de la vie". Je l'ai soumis à une ou deux personnes de mon entourage qui ne l'ont pas trouvé terrible, plutôt austère, genre manuel scolaire, et moi même je n'étais pas tout à fait convaincue, mais mon éditeur l'a aimé tout de suite alors je l'ai gardé, je lui ai fait confiance. Et maintenant je l'aime bien mon titre, je m'y suis habituée, il dit exactement ce qu'il y a dans ce livre. Cela m'importait que "sciences" soit au pluriel, pour signifier qu'il n'y a pas une seule voie d'accès à la connaissance de la vie. Et ce mot de "vie" me plait bien sûr, la pensée vitaliste me guide.
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Votre pitch pour donner envie de lire "Sciences de la vie" ?
Quelle horreur ! Quand je l'écrivais, je bégayais déjà quand on me demandait : de quoi ça parle ? Si vraiment on me forçait je crois que je "pitcherais" différemment en fonction de mon interlocuteur, de ce qui pourrait l'intéresser. A l'un, je pourrais dire : c'est un roman sur la manière dont on s'affranchit de l'hérédité pour s'inventer une identité. A l'autre, je dirais : c'est un roman médical, ou un livre sur la peau, ce point de contact entre l'individu et le monde extérieur, ou encore une exploration de la douleur physique, ou même un roman sur la famille comme malédiction. Un autre jour je répondrais : c'est un livre sur tout ce qui nous peuple et nous contamine. Il y a certainement plusieurs façons d'entrer dans le roman. On ne dit jamais la même chose en fonction des circonstances, du moment, du lieu, de l'interlocuteur, et du journaliste !
 
"Sciences de la vie", de Joy Sorman
(Seuil - 266 pages - 18€)
 
Lecture : Joy Sorman lit un extrait de "Sciences de la vie" (Seuil)

Joy Sorman - Bio

La romancière Joy Sorman
 (Hermance Triay)

Joy Sorman est née en 1973. Elle est la fille de Guy Sorman, écrivain et essayiste. En 1997, elle commence à enseigner la philosophie au lycée, à Montbéliard. En 2005, elle a quitté le lycée et publie "Boys, Boys, Boys" (Gallimard), qui lui vaut le Prix de Flore. "Du bruit", en 2007, est consacré au groupe de rap NTM. La même année elle collabore à un ouvrage collectif, "14 Femmes, pour un féminisme pragmatique" (Gallimard). Joy Sorman fait aussi de la télé (Ça balance à Paris sur Paris Première, la Matinale de Canal+) et de la radio (en 2010 elle anime tous les jours sur France Inter "La jeunesse, tu l'aimes ou tu la quittes"). La même année, elle publie "Parce que ça nous plaît : L’invention de la jeunesse, avec François Bégaudeau (Larrousse) et "Pas de pitié pour les baskets", un album pour les enfants illustré par Olivier Tallec (Hélium).
En 2011, elle publie "L'Inhabitable" avec Éric Lapierre (Alternatives), un ouvrage sur les immeubles insalubres parisiens. La même année elle s'installe une semaine Gare du Nord à Paris et observe, sans jamais prendre un train. "Paris Gare du Nord" (Gallimard, 2011) est le récit de cette immersion. En 2012, elle publie ""Comme une bête", un roman sur le monde de la viande. En 2013 elle s'installe en résidence au Lit National, une fabrique de lits au Pré-Saint-Gervais, en banlieue parisienne. Elle en fait "Lit National", une fiction, illustrée par les photographies de Frédéric Lacloux (Editions Le bec en l'air). En 2014, elle publie "La peau de l'ours" (Gallimard), l'histoire d'un être mi-homme mi-ours. En 2016, elle retourne sur les lieux et publie une nouvelle édition de "L'inhabitable" (Gallimard, 2016). "Sciences de la vie" (Seuil, 2017),  est son 13e livre.


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