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"Ombre parmi les ombres" : Ysabelle Lacamp accompagne le poète déporté Robert Desnos dans ses derniers moments

La romancière Ysabelle Lacamp publie aux éditions Bruno Doucey "Ombre parmi les ombres", le récit romancé de la mort du poète Robert Desnos le 8 juin 1945 au camp nazi de Theresienstadt. Entre réalité et intuition, elle évoque la vie de l'homme et le drame du lieu où il vécut son agonie. Un roman qui respire la dignité et l'humanité.
Article rédigé par franceinfo
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La couverture du livre et son auteur (à droite) Ysabelle Lacamp
 (Editions Bruno Doucey)

Robert Desnos a 44 ans quand il débarque d'un convoi à Terezin, une petite ville des Sudètes que les nazis avaient transformée en camp de déportation sous le nom de Theresienstadt. Le 8 juin 1945, quelques jours après la libération du camp de Terezin par l'armée russe, le poète s'y éteindra affaibli, amaigri, emporté par le typhus.

Entre réalité et intuition

"Ombre parmi les ombres", le douzième roman d'Ysabelle Lacamp, accompagne la longue agonie du poète surréaliste, ami de Breton, Picasso et Aragon, amoureux des mots et des femmes, habité d'une formidable soif de vivre, à la fois myope et doué de double vue. Sur un fond très bien documenté et d'une grande rigueur historique, l'auteur laisse son intuition de romancière la mener au chevet de Desnos, devenu un nombre parmi les nombres, avant de n'être plus qu'une "Ombre parmi les ombres".
La dernière image de Robert Desnos
 (DR)

Reconnu par un amoureux du surréalisme

Il sera pourtant sauvé de l'anonymat prémédité par les nazis grâce à un étudiant en médecine tchèque, passionné par les Surréalistes et qui le reconnaîtra dans ce squelette décharné réduit au numéro 185 443.

Ysabelle Lacamp :
"Ce jeune étudiant tchèque était un fou du surréalisme et d'André Breton, il avait lu Nadja. Il connaissait l'existence de Desnos et ses poèmes qu'il avait lus en traduction tchèque. Il avait déjà vu une photo de Desnos prise par Man Ray, une photo assez connue où on voit Desnos dans son sommeil hypnotique. Il regarde la fiche des températures, alors qu'il n'était en fait pas du tout affecté à ce pavillon-là, donc, le hasard. C'est comme un roman, c'est extraordinaire. Il voit le nom de Desnos et il pose la question : ce n'est pas possible, il y a un Desnos là, est-ce que c'est le poète ?

Il va voir, et là, quand il demande à Desnos, s'il est bien Robert Desnos, selon tous les témoignages le poète a été parcouru par une onde hallucinante... Il avait retrouvé son nom. Je ne peux pas m'empêcher de penser qu'en retrouvant son nom, il rendait justice indirectement et symboliquement à tous ces anonymes qui sont morts avec des numéros d'immatriculation." Ce miracle, ce retour in extremis et inespéré à l'humanité, n'est pas né de l'imagination d'Ysabelle Lacamp, c'est un fait historique rapporté par l'étudiant lui-même et par des témoins.
Sur le site de Terezin en 2009
 (Chris der Grosse / Photononstop)

Un lieu et un homme

"Sur le fil", la collection au sein de laquelle paraît "Ombre parmi les ombres" réunit des textes conçus chacun autour des liens qui unissent un lieu et un homme. L'homme c'est donc ici Robert Desnos. Le lieu ce sera Terezin, le nom original de la petite ville que les nazis ont transformée en "camp modèle". Ils y ont tourné un film illustrant fictivement les conditions idylliques dans lesquelles les Juifs vivaient, avec magasins et salles de spectacle. Une immense supercherie. Theresienstadt était en fait un camp de transit vers Auschwitz mais aussi un lieu où étaient réunis les artistes, les intellectuels dont la disparition inexpliquée dans l'anonymat des camps aurait pu inquiéter. Il y existait pourtant une république, la république des enfants de Squid, composée de jeunes poètes. Ils rédigeaient et publiaient même un journal à la barbe des nazis. Faisant vivre l'espoir d'un ailleurs.

Pour comprendre ce qui se passait à Terezin lorsque la ville s'appelait Theresienstadt, Ysabelle Lacamp convoque un personnage fictif, Léo Radek, un adolescent membre de cette république des enfants. C'est lui qui racontera à Desnos, et au lecteur par la même occasion, l'histoire de sa ville devenue l'un des lieux de l'horreur du IIIe Reich.

Ysabelle Lacamp :
"Ce journal clandestin, Vedem, avec ses poèmes, ses dessins, ses caricatures, était écrit par une poignée d'enfants entre onze et treize ans, qui, pour la plupart, sont morts à Auschwitz. La poésie des enfants de Terezin, c'était une arme de résistance pour lutter contre le désespoir avec une hargne indicible à l'idée de pouvoir, même s'ils allaient mourir, créer un monde nouveau, un monde où rien ne se répéterait de la même façon, un monde sans discrimination, un monde sans injustice, un monde où toutes les religions et toutes les races pourraient cohabiter main dans la main. Et c'est très beau, et c'est effectivement totalement l'écho de tout le parcours poétique aussi bien qu'artistique de Desnos, le parcours de sa vie, de tous ses engagements, de tous ses idéaux."
Mai 1945, libération du camp de Terezin
 (Vosolsobe Josef/AP/SIPA)

Paris de l'entre-deux-guerres

Par le récit des rêves de Robert Desnos, par celui de ses souvenirs, Ysabelle Lacamp nous entraîne aussi dans le Paris de l'entre-deux-guerres. Elle nous dessine les liens du poète avec ses deux amours fous, Yvonne, puis Youki Foujita. Période créatrice quand les surréalistes se retrouvaient chez André Breton pour se plonger dans des sommeils hypnotiques d'où jaillissait la poésie et qui entr'ouvraient des portes sur un ailleurs imprévisible. Depuis l'enfance, Desnos se réveillait avec en tête des souvenirs de rêves qui se révélaient souvent prémonitoires. Toute sa poésie semblait, à la suite de ces obsessions, évoquer l'inévitable voyage vers Terezin.

Ysabelle Lacamp :
"Ce qui m'a donné le lancement, c'est ce passage fictif qui ouvre le roman... ce rêve, mais c'est un faux rêve, je n'ai jamais lu que Desnos ait pu rêver de Terezin... C'est moi qui l'invente, c'est mon intuition. Mais je me dis que comme il était médium et que toute son œuvre au moment de la période surréaliste et du sommeil hypnotique est parcourue par la mort, et par des fulgurances qui nous rappellent les camps comme son obsession des rails, son obsession de partir en train vers l'est... ces rêves prémonitoires sur sa mort, loin de Paris... Voilà, j'en ai tiré ça, mais c'est mon intuition qui m'a permis de construire le roman."
"Ombre parmi les ombres" la couverture
 (Editions Robert Doucey)

Nécessaire, puissant et émouvant

"Ombre parmi les ombres" restera comme l'une des œuvres littéraires qui honorent la mémoire de l'indicible. Ce n'est pas une fiction exploitant l'horreur comme une toile de fond flattant les bas instincts. Au contraire, elle prouve qu'on peut écrire avec dignité une œuvre romanesque sur la Shoah sans appartenir à la génération qui l'a vécue, sans que l'auteur en ait expérimenté les atrocités. L'écriture d'Ysabelle Lacamp, parfois directe, souvent poétique et sans aucune mièvrerie place sur un pied d'égalité celle qui écrit, ses acteurs dont Robert Desnos et le lecteur, une égalité qui sera celle d'une humanité partagée. Elle accorde aussi à la poésie sa justification face à l'inhumanité. La poésie, source d'espoir et refuge de l'avenir, même et surtout quand l'avenir n'a pas d'avenir. Les citations, très judicieuses, des textes de Desnos donnent l'irrépressible envie de se plonger dans ses œuvres. "Ombre parmi les ombres" : nécessaire, puissant et émouvant.

Ombre parmi les ombres

Roman d'Ysabelle Lacamp
Editions Bruno Doucey
192 pages
16 Euros

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