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"Les cigognes sont immortelles": Mabanckou revient à Pointe-Noire, trois jours dans l'histoire post coloniale du Congo

Après "Petit Piment" en 2015, l'écrivain franco-congolais Alain Mabanckou nous invite une nouvelle fois chez lui, dans le pays de son enfance et de sa jeunesse, Pointe-Noire, ville côtière du Congo. Il raconte à travers les yeux d'un adolescent les trois jours de 1977 qui ont suivi l'assassinat du président Marien Ngouabi. Un roman plein d'humour, qui mêle habilement petites et grande histoires.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
L'écrivain franco-congolais Alain Mabanckou publie"Les cigognes sont immortelles" (Seuil, 2018)
 (Nico Therin)
L'histoire : Michel est le fils unique de Papa Roger et de Maman Pauline. Ils vivent dans le quartier Voungou, à Pointe-Noire, au Congo, sur une parcelle achetée par Maman Pauline. Sur la parcelle, une maison "en attendant", c'est comme ça que les Ponténégrins (habitants de Pointe-Noire) surnomment ce genre de construction en bois et en taule. Michel est au collège des Trois-Glorieuses (trois autres dates clé de l'histoire du pays). Très bon élève, il est aussi un peu rêveur, et surtout connu dans tout le quartier pour sa maladresse. Il perd toujours sa monnaie quand il se rend à la boutique de Mâ Moubobi Au cas par cas (question de prix) faire les courses pour Papa Roger.

Dans le pays les différentes ethnies vivent ensemble, les sudistes et les nordistes en bonne intelligence, même s'ils ne parlent pas tous la même langue. La différence, elle est plutôt entre les capitalistes noirs, qui se font construire des maisons en dur, et mangent du homard et les autres, qui se nourrissent de manioc… La vie est bercée par les idéologies marxistes. À l'école primaire, chaque matin après avoir "dit du bien du camarade président Marien Ngouabi", la classe entonne des chants soviétiques. Michel est maintenant au collège, mais il se souvient bien de "Quand  passent les cigognes", chanson russe traduite en français par ses maîtres dans laquelle les grands oiseaux blancs sont les soldats russes morts au combat. Michel est fier d'être lui aussi une cigogne blanche de la Révolution socialiste congolaise.

La Voix de la Révolution Congolaise

Maman Pauline, grossiste en bananes, a un fort caractère. Sur le Grand Marché, on la connait bien. Elle est née dans un village du Sud. Papa Roger n'est pas vraiment le père de Michel, mais c'est tout comme. Papa Roger a aussi une autre femme, Martine et plein d'autres enfants. Il travaille dans un grand hôtel et passe le reste du temps assis sous un manguier à écouter la Voix de la Révolution Congolaise sur un vieux transistor crachotant.

Les guerres, les présidents mis et démis, les coups d'état et le rôle de la France dans les pays d'Afrique, Papa Roger coupe parfois la radio pour raconter à Michel la vérité que la Voix de la Révolution congolaise ne relate pas toujours avec tous les détails nécessaires pour comprendre les dessous de la politique en Afrique. Parfois il faut même aller jusqu'à écouter la Voix de l'Amérique pour avoir en savoir un peu plus sur les événements qui se déroulent à leurs portes. "Cet arbre est un peu mon autre école", dit Michel.

Le samedi 19 mars 1977, Papa Roger et Michel sont comme à leur habitude sous "l'arbre à palabres", la Voix de la Révolution congolaise diffuse de la musique soviétique. Maman Pauline a préparé le repas et les a déjà appelés trois fois. Colère. Elle casse les assiettes et renverse le bon plat de porc aux bananes plantain sur le sol, invitant Mboua Mabé, le chien de Michel, à venir le manger sous les yeux médusés du père et du fils. Le chien n'aura pas le temps de finir. La radio s'arrête. Raclement de gorge. La Voix de la Révolution congolaise annonce la mort du camarade président Marien Ngouabi, le chef de la Révolution, à Brazzaville dans le palais présidentiel. Le chien s'arrête de manger et s'enfuit. Un geste qui signe le début d'une histoire qui va durer trois jours, et qui va réveiller les vieilles guerres interethniques et bouleverser la vie de Michel et de toute sa famille…

Pointe-Noire : immortelle

Ces trois jours, Alain Mabanckou les raconte à hauteur d'adolescent. Un point de vue à la fois naïf et intransigeant, qui donne tout son piment au récit. Le socialisme à l'Africaine, la corruption, le fétichisme, les coutumes, l'hypocrisie… Toute la petite société de Pointe-Noire est scannée par l'œil vif du jeune Michel. Alain Mabanckou met en scène avec humour la vie quotidienne du quartier tout autant qu'il trace les grandes lignes de l'histoire post-coloniale de son pays, à travers une délicieuse galerie de personnages croqués avec gourmandise.

Même s'il vit et enseigne la littérature aux Etas-Unis, l'écrivain franco-congolais n'en finit pas de revenir sur ses terres d'origine, à Pointe-Noire. "Cette ville et moi, nous sommes en union libre, elle est ma concubine, et cette fois je semble lui dire adieu" écrivait-il dans "Lumière de Pointe-Noire" (Seuil, 2013). Il y revenait pourtant deux ans plus tard avec "Petit piment" (Seuil, 2015). Il nous y replonge cette fois encore avec ses immortelles cigognes, un petit bijou de cette rentrée 2018, à lire en même temps que "Camarade Papa" (Le Nouvel Attila), de Gauz, un autre roman de cette rentrée qui parle, entre autres, du communisme à l'Africaine.
 
"Les cigognes sont immortelles", d'Alain Mabanckou
(Seuil – 293 pages – 19,50 euros)
 
Extrait

Mâ Moubobi est assise derrière sa caisse, qui n'est pas une vraie caisse mais deux tonneaux côte à côte sur lesquels elle a posé une planche d'Okumé et aligné plein de paquets de bonbons Kojak. C'est sa technique pour attirer les enfants. Et si les parents ne veulent pas leur en offrir., les gamins se roulent par terre, pleurent, se plaignent qu'ils ont mal au ventre, que seuls les bonbons Kojak de Mâ Moubobi peuvent les soigner.
Il y a des moissons salés qui pendent du plafond grâce à) des élastiques. Dès qu'un courant d'air entre dans la boutique, ces poissons balancent à gauche et à droite, à quelques centimètres seulement de la tête de Mâ Moubobi. Et quand quelqu'un veut en acheter elle lève le bras, elle attrape la queue d'un poisson et tire très fort. L'élastique fait un bruit, tchak ! et le poisson tombe sur la planche d'okoumé !
Mâ Moubobi le prend et le hume :
- C'est pas encore pourri… Tu me payes combien ?
Et elle commence à discutailler le prix avec son client pour lui dire à la fin :
- Bon, c'est pas grave, ton prix sera mon prix, mais sache que je ne vais rien gagner, je le fais juste pour tes enfants, pas pour toi…
Derrière Mâ Moubobi, contre le mur en dur, il y a une photo encadrée du camarade président Marien Ngouabi. Quand on lui promet de la payer à la fin du mois, Mâ Moubobi se retourne et montre du doigt la tête de notre président :
- Tu as intérêt à payer à la date que tu m'as donnée, le camarade Président Marien Ngouabi est témoin…
Le client regarde avec respect et crainte la photo de notre chef de la Révolution socialiste congolaise. C'est la même qu'on avait dans notre classe à l'école primaire."

"Les cigognes sont immortelles", pages 28-29

INTERVIEW D'ALAIN MABANCKOU Soir 3 du 4 septembre 2018


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