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"La vérité sort de la bouche du cheval": premier roman ouragan de la marocaine Meryem Alaoui

"La vérité sort de la bouche d'un cheval" (Gallimard) est le premier roman de Meryem Alaoui. Écrit à la première personne comme un journal, dans une langue unique -un français du Maroc populaire truffé d'énergie et d'images truculentes- ce premier roman est un ouragan, comme son personnage principal, une jeune prostituée marocaine pleine d'intelligence et de ressources au caractère bien trempé.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4min
La romancière Meryem Alaoui
 (DR)
L'histoire : 2010, Jmiaa, prostituée, vit seule avec sa fille dans un petit appartement dans un quartier du centre de Casablanca. Deux matelas, une table en bois, une armoire, "on en a vite fait le tour". Pour Jmiaa, la vie suit son cours, entre les passes, les virées nocturnes bien arrosées avec son amoureux Chaïba et ses copains, les palabres et rigolades avec les copines et la télévision… Depuis peu Halima s'est installée dans son petit logement. C'est Hacine, son proxénète, qui lui a présentée. Hacine, un colosse balafré. "Ca impressionne, c'est pour ça qu'on travaille pour lui. On est tranquilles". D'autant qu'il ne supporte pas qu'on manque de respect aux femmes…

Jmiaa raconte la vie au quartier, et aussi le passé. Son mari, un beau gars du bled, qu'elle a épousé parce qu'il fallait faire taire les mauvaises langues. Il n'est plus là, et Jmiaa est bien obligée de se débrouiller pour faire vivre sa fille. Il y a bien sa mère, mais elle ne lui a rien dit de sa nouvelle vie à Casablanca.  

Chroniques de la vie ordinaire au quartier

La vie suit son cours, avec des hauts et des bas, jusqu'au jour où se pointe dans sa vie une certaine Chadlia, que Jmiaa, pas avare d'images hilarantes pour décrire le monde, surnomme aussitôt "Bouche de cheval". La jeune femme est en repérage dans le quartier pour préparer son long-métrage. Elle attend de Jmiaa qu'elle lui décrive sa vie, le quartier, les gens. Jmiaa se prête au jeu sans trop savoir où tout cela va la mener...

Rédigé comme un journal, à la première personne "La vérité sort de la bouche du cheval" est un geyser. Le personnage de Jmiaa, intelligent, brut de décoffrage, sait décrire avec une justesse déchirante et un humour à toute épreuve le monde qui l'entoure, la dureté de la vie, le quotidien calamiteux du Maroc pauvre, l'hypocrisie, la violence, les dérives de la religion, la corruption, mais aussi les moments de plaisir et de joie, l'amitié, l'amour, la solidarité. On rit, on pleure, on ne lâche pas ce morceau de bravoure, emportés que l'on est par cette langue unique, rythmée, truffée d'images truculentes et inventives, cette oralité couchée sur le papier avec un talent époustouflant.

La vitalité d'une langue française "d'ailleurs

On se surprend à retrouver dans cette langue les racines de celle qui se façonne peu à peu dans les quartiers populaires de ce côté-ci de la Méditerranée.Il est d’ailleurs à noter que cette rentrée littéraire fait une belle place à ces auteurs qui écrivent un français d'ailleurs (pour ne pas dire "francophone", terme consacré mais qui sonne un peu trop institutionnel).

Ce roman de Meryem Alaoui, comme "Camarade Papa" (Alttila), du franco-ivoirien Gauz, comme "Les cigognes sont immortelles", du franco-congolais Alain Mabanckou, ou encore "Là où les chiens aboient par la queue" de la Guadeloupéeenne Estelle-Sarah Bulle, ne se contente pas d'un français académique desséché, appris dans les écoles de la République. Il offre une langue enrichie, qui pioche dans le français bien sûr, mais aussi et surtout dans le parler populaire, dans la langue d'origine. Un métissage dosé d'une bonne pelletée d'invention. Une langue vivante quoi !

Et, cerise sur le gâteau, ce premier roman sans tabou, sans jugement moral, est aussi un livre hautement politique, comme le sont les brûlots, une distance habilement maintenue grâce à l'humour. Bref, précipitez-vous sur "La vérité sort de la bouche du cheval", un premier roman très réussi de cette rentrée littéraire 2018.
 

"La vérité sort de la bouche du cheval", Meryem Alaoui
(Gallimard - 260 pages - 21 euros)

Extrait :

"Heureusement que j'en ai parlé à personne. Imagine si j'avais dit aux filles que j'allais donner une interview et tout ça, et qu'après il se soit avéré que c'est juste Hamid qui a tiré une taffe de trop sur sur le joint de son play-boy de copain ?
J'étais à deux doigts de le raconter à l'autre Halima qui me squatte encore. Et à propos, je sais comment elle a atterri ici. Je te l'avais dit que ce n'était qu'une question de temps.
L'autre jour, je suis rentrée à la maison avec ma fille. C'était un lundi soir et on revenait du bain. Je m'en souviens très bien. Halima n'avait pas entendu mes pas dans le couloir.
Bon ça ne m'étonne pas avec le bruit qu'il y a ici. Les voisins, l'eau, le chien de l'immeuble d'en face qui n'arrete pas de gémir. Avec ce boucan, tu n'entendrais pas ce qui se passe dans ta tête.
Et je ne parle même pas de la femme du concierge de l'immeuble qui donne sur l'avenue Hassan-II. Elle, elle a raté sa vocation. Elle aurait dû être muezzin tellement sa voix est forte. Ils s'engueulent tellement elle et son mari que dans le quartier, on suit leur histoire comme on suivait Guadalupe quand le feuilleton venait de sortir.
La voilà qui ne supporte plus que sa belle-sœur vienne les voir. Le voilà qui cherche son pantalon bleu et qui le trouve encore à l'étendage. La voilà partie chez sa mère, le voilà qui est allé la chercher. Ils n'en finissent pas.
Ce soir-là, il y avait en plus Rabia en train de parler au téléphone avec sa soeur qui est mariée en Italie et à chaque fois, elle crie parce qu'elle n'entend pas bien. Elle dit que le réseau est mauvais.
Moi, si tu veux mon avis, je pense que le réseau n'a rien à voir là-dedans, même si c'est vrai qu'il est merdique. Rabia est sourde et il n'y a qu'elle qui ne s'en rend pas compte, c'est la vérité.
Bref, je m'oublie. Quand on a franchi la porte Samia et moi, Halima a eu un geste brusque et j'ai cru voir qu'elle avait caché quelque chose sous le coussin derrière elle. Moi, je n'ai pas l'habitude de me taire quand il y a quelque chose de pas net. En plus, elle est chez moi, alors il faut que je sache ce qu'il s'y passe non?
- Qu'est-ce que tu as caché là-bas ? je lui ai dit en tournant mes yeux en direction du coussin.
J'ai tout de suite pensé qu'elle avait pris quelque chose de mon placard.
- Rien. Je regarde la télévision.
L'écran était allumé et ils passaient Men Dar Ldar*. Ce feuilleton qui fait un tabac avec ces histoires de bonnes, d'hypocrisie et de misères. Moi, je ne l'aime pas. J'aime les feuilletons mexicains ou turcs ou même brésiliens. Je regarde les feuilletons marocains, comme tout le monde, mais ce ne sont pas ceux que je préfère.
Hliam adore. Et comme je sais qu'elle suit tous les épisodes de la vie de ces misérables avec intérêt, j'ai douté de moi et j'ai pensé que mes yeux m'avaient trompée. "Peut-être qu'elle était vraiment en train de regarder la télé ?" j'ai pensé. Mais le doute a persisté et comme elle avait un peu trop une tête d'innocente, j'ai poussé ses fesses avec mes mains et j'ai cherché sous le coussin qui était derrière elle.
Là, j'ai trouvé une photo d'elle avec deux garçons. Ils étaient assis dans un salon au tissus violet et un grand miroir derrière eux et ils riaient. Les deux garçons portaient la même tenue. Un pantalon noir et une chemise à carreaux rouge. Ils avaient l'air d'avoir le même âge, celui de ma fille. Quand j'ai vu la photo, j'ai levé la tête vers elle.
-Ce sont tes fils ?
- oui, elle a soupiré. Des jumeaux.
Et sa poitrine s'est soulevée bruyammant, dans un grand souffle.
- Et ça c'est chez toi ? j'ai ajouté.
J'avais remarqué qu’elle aimait le violet, mais je ne pensais pas qu'elle en étalerait dans tout le salon. Elle n'a pas très bon goût, de toute façon. Ça se voit rien qu'aux couleurs de ses djellabas. Une vert d'eau et une mauve. Ce sont des couleurs ça ? Elle ne porte jamais de motifs. Et tu verrais ses cheveux ! Ils sont dans un état ! Elle ne les soigne jamais. Même au au bain. Elle ne met ni ghassoul* ni henné, ni rien.
- Oui, elle a re-soupiré.
Et d'un coup, elle s'est mise à pleurer. C'était comme un fleuve en crue. Je n'avais jamais vu ça. Même à la mort de mon père, personne n'a pleuré comme ça. Ce n'était mon genre de ne rien trouver à dire mais là, c'était trop. Je me suis assise et je suis restée à côté d'elle pour voir si elle allait finir d'elle-même ou pas.
-Va lui chercher un verre d'eau au lieu de la regarder comme ça, j'ai dit à ma fille.

La vérité sort de la bouche du cheval, page 47



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