"L'homme coquillage", découvrez le tout premier roman enflammé d'Asli Erdogan
La chercheuse, pourtant jeune (25 ans), semble "au bout de sa vie" quand démarre le récit. Débarquée sur l'île de Sainte Croix dans les Caraïbes pour participer à un séminaire de physique nucléaire, elle est en pleine dépression malgré l'apparente réussite sociale qui caractérise sa vie : elle travaille dans le plus grand laboratoire de physique d'Europe, elle a déjà publié des nouvelles et même remporté des prix littéraires.
Une enfance "marquée par la violence et une pression familiale écrasante", lui ont fait perdre ses illusions. Elle ne croit déjà plus en l'amour qu'on lui avait promis enfant. Elle se sent seule, "désespérée et aigrie comme une petite vieille qui sent venir la mort". Voilà pour le tableau de départ.
"Le chant de la vie"
L'ambiance sur l'île tropicale, chaleur écrasante, violence locale, domination masculine, rigidité et esprit étriqué de ses collègues physiciens ne promettent pas d'arranger les choses. Et pourtant c'est sur cette île qu'elle va apprendre "le chant de la vie", avec Tony, un habitant de l'île "de petite taille, aux larges cicatrices et aux yeux très noirs", surnommé l'Homme Coquillage parce qu'il les pêche et les vend aux touristes.Il vit dans le ghetto, lieu de toutes les pauvretés, de tous les trafics, de toutes les violences. La cicatrice qui coupe son visage en cache d'autres, que la jeune femme apprendra à découvrir au fil des moments qu'elle partage avec cet étrange bonhomme presque irréel, qui lui offre ses sentiments sans espoir de retour. La jeune femme finira pourtant (trop tard) par reconnaître en elle ce que l'on nomme l'amour.
Elle rentre de ce voyage sans avoir réussi à partager ses sentiments avec l'Homme Coquillage, mais reste à jamais transformée, gardant au fond de son cœur l'empreinte de cette rencontre, cultivant le lien magique qui l'unit à cet homme par-delà le temps et l'espace, qu'elle sent chaque matin en caressant le coquillage offert par Tony, indéfectiblement accroché à son cou.
Un conte incandescent
Ce roman se lit comme un conte. On y trouve les ferments de l'œuvre de la romancière turque, les thèmes qui lui sont chers, et les motifs de ses engagements futurs, un féminisme concret, un regard attentif sur les opprimés, une quête effrénée de liberté. La langue est foisonnante, fougueuse, d'un lyrisme noir.La romancière, libérée des geôles turques fin 2016 vit aujourd'hui entre la France, l'Italie et l'Allemagne, où elle a reçu en septembre 2017 le prix de la paix Erich-Maria-Remarque. Elle a reçu en janvier 2018 le Prix Simone de Beauvoir pour son œuvre de résistance en faveur de la liberté en Turquie. Son procès doit s'ouvrir prochainement en Turquie. Accusée de "terrorisme" pour avoir défendu la cause des Kurdes, elle risque la prison à perpétuité.
"L'homme coquillage", Asli Erdoğan, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes
(Actes Sud – 208 pages – 19,90 €)
Extrait :
" Je vais vous raconter l’histoire de l’Homme Coquillage, l’histoire d’une île tropicale, d’un amour éclos dans les marécages du crime, de la torture et de la violence, un amour aussi âpre que le terreau qui l’a vu naître. L’histoire d’une force qui rend fou, d’une passion faite des rêves les plus secrets et de désirs jamais assouvis, d’une amitié miraculeuse scellée aux frontières de la vie et de la mort, l’histoire de cette peur par où commencent tous les désastres, cette peur si représentative de l’être humain, et de sa lâcheté, sa solitude désespérée.
"L'Homme Coquillage", page 10
Sous les tropiques, sur cette île éloignée de tout, j’ai appris que l’enfer et le paradis ne font qu’un, que seul un assassin peut être prophète, et qu’un homme, comme dans les séances de magie noire, peut en devenir un autre, car le contraire absolu de l’homme, c’est encore lui-même."
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