Cet article date de plus de neuf ans.

Joy Sorman marie l'homme et l'animal dans "La peau de l'ours"

"La peau de l'ours" est le récit de la vie d'une créature mi-homme mi-ours. Joy Sorman signe un 7e roman puissant, dans lequel elle explore la frontière qui sépare l'homme de l'animal. Une question que la romancière traite dans un roman hybride, un conte philosophique mâtiné de mythologie et de documentaire. Un vrai plaisir de lecture.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Joy Sorman "La peau de l'ours" (Gallimard)
 (Catherine Hélié)
L'histoire : "Un pacte avait été conclu entre l'ours et les villageois". Tant que l'ours restait à bonne distance des enfants, il n'avait rien à craindre des hommes. L'accord était tacite, et fut longtemps respecté. Jusqu'au jour où un enfant meurt sous "les griffes acérées et la puissance phénoménale de l'animal". L'ours a agi sans malveillance mais voilà, la guerre est déclarée, l'assassin "repéré, encerclé, tué", la dépouille dépecée. "Les enfants mâles invités à plonger leurs mains dans les entrailles de l'ours et à se barbouiller le visage de sang et de viscères en signe de virilité précoce".

La paix revient, jusqu'à ce qu'un soir disparaisse la plus belle fille du village. Un ours, "monstre de robustesse", l'a enlevée, et la retient prisonnière dans sa grotte. La captivité dure trois ans. Quand on la retrouve, Suzanne est couverte de boue et "les hommes sidérés découvrent à ses pieds un enfant-ours, mi-homme mi-bête, au visage rose poupin et lisse – des pommettes, un nez et des yeux d'ange cerclés d'une fourrure légère comme de la mousse-, petit garçon dodu et voûté, musclé et épais, couvert de poils aux reflets roux, qui saisit la main de sa mère et gémit".

Dans la peau d'un ours

La femme,  dont on dit qu'elle est une "créature du diable enchaînée à ses instincts les plus vils", est bannie du village. "De moi, on ne sait que faire", constate l'enfant-ours. Il est vendu au premier montreur d'ours qui passe dans le village. C'est le début des aventures de cette étrange créature…

Après avoir décortiqué le quotidien d'un boucher dans "Comme une bête", Joy Sorman se glisse cette fois dans la peau d'un ours. Sans repères de temps, le lecteur suit les aventures de cet animal à moitié homme ou de cet homme à moitié ours, tour à tour bête de foire, animal de cirque ou pensionnaire de zoo. On est dans la peau, mais aussi dans le cerveau de la bête. On regarde le monde avec ses yeux : les terres, les mers et les tempêtes qu'il traverse, les hommes, les femmes, les animaux et les "monstres" qu'il rencontre. On partage ses appétits, ses peurs, ses révoltes et sa mélancolie.

La bestialité des humains, l'humanité des bêtes

"La peau de l'ours" questionne sur la condition de l'homme, en même temps que sur celle de l'animal. D'un côté les hommes, comme ces visiteurs du zoo, "qui se demandent en observant l'ours ce qu'ils ont  gagné en s'éloignant de l'ours, ou du singe, ou au contraire ce qu'ils ont perdu". De l'autre l'animal, puissant mais toujours condamné à lui être soumis.  Qu'est-ce qui fait de nous des hommes ? Que reste-t-il en nous de l'animal ? Qu'est ce qu'un "monstre" ?

En se glissant dans la peau d'un être hybride, Joy Sorman dessine l'étroite ligne de démarcation qui sépare les uns des autres. Son roman offre un poste d'observation sur ces natures si proches et si éloignées. Irréconciliables si ce n'est dans la figure d'un monstre.

Une écriture animale

L'écriture de Joy Sorman emprunte aux deux mondes, en fait la synthèse. Une écriture animale - musclée, agile, puissante, dominée par des sons, des bruits, des odeurs, des textures, des lumières – et humaine : interrogative, raisonnée. Une écriture charnelle qui pénètre la matière, en même temps qu'elle pose sur les choses un regard distancié. 

"La peau de l'ours" est un objet littéraire hybride, un conte fantastique, philosophique et un documentaire, qui suscite donc à la fois curiosité, fascination et grand plaisir.
 
La peau de l'ours Joy Sorman (Gallimard – 157 pages – 16,50 euros)

Extrait :
Car seules les femmes savent, seules les femmes ont vu l''homme et ont vu l'ours réunis sous la même peau, les femmes photoseensibles, au regard affuté toujours en mouvement, aux yeux qui captent chaque parcelle tremblant de réalité. Octavia, Alphonsine et Madame Yukka ont vu. La femme-caoutchouc, la femme tatouée et la femme à barbe ont vu, encore plus loin.
Voilà ce qu'au cirque j'ai compris des femmes, quelles ne cherchent pas en moi la reconnaissance mais l'étrangeté, qu'elles n'exigent pas mon attention mais que je me dérobe, qu'elles ne désirent pas la clarté mais l'inquiétude, qu'elles ne veulent pas retrouver leur chemin mais errer, tâtonner. Elles me regardent et leur regard vient se poser au-delà de mon existence de poils et de graisse – pendant que les hommes aveugles ne traquent que leur reflet et notre parenté, pendant que les hommes manquent de rêverie et de sauvagerie.
 


Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.