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Interview : Agnès Desarthe livre les secrets de fabrication de ses nouvelles

Agnès Desarthe est romancière, traductrice, auteur pour les enfants. Elle vient de publier aux éditions de L'Olivier "Ce qui est arrivé aux Kempinski", un recueil de nouvelles. L'écrivain aime bien la liberté qu'offre ce genre littéraire. Elle explique pourquoi et ouvre les portes de son atelier des mots. Interview.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Agnès Desarthe en 2012
 (MAXPPP)

Agnès Desarthe, romancière "touche-à-tout", ne tient pas à s'enfermer dans un genre, c'est sa marque de fabrique (entre autres) . Auteur de romans pour la jeunesse (l'école des loisirs) et traductrice, elle écrit aussi des essais, un ouvrage sur Virginia Woolf ("V.W, le mélange des genres" - L'Olivier - 2004) et un autre l'an dernier sur ses rapports aux livres ("Comment j'ai appris à lire", Stock - 2013), des pièces de théâtre ("Les chevaliers", mis en scène par Gilles Cohen au théâtre du Rond-Point en 2005), et même des chansons. Cette fois, Agnès Desarthe publie pour la première fois un recueil de nouvelles, "Ce qui est arrivé au Kempinski" (L'Olivier). 

- Vous avez expérimenté de nombreuses formes littéraires. Cette fois vous publiez un recueil de nouvelles, Pourquoi ?
Cela fait plusieurs années que j'écris des nouvelles. Jusqu'à aujourd'hui, elles étaient liées à des commandes de magazines (ce qui explique certains formats très courts). L'idée d'en faire un recueil est partie du plaisir que j'éprouvais à chaque fois que je me confrontais à cette forme, à l'envie d'initier moi-même le mouvement et de profiter de cette liberté qu'offre, paradoxalement, la concision.

- Est-ce que c'est une manière particulière d'écrire, différente de l'écriture d'un roman? Comment les avez-vous écrites?
Oui, c'est différent, comme un sprint diffère d'une course de fond. On ne gère pas le temps de la même façon, ni l'énergie. L'impulsion de départ a beaucoup plus d'impact. Une nouvelle, on la tient au creux de la paume, on la voit de la tête à la queue, alors qu'un roman, on le traine, il pèse, on sait à peine où il commence et rarement où il finit. Les nouvelles originales que j'ai écrites pour ce recueil (six textes préexistaient) ont été exécutées avec une très grande rapidité dans le premier jet, puis longuement retravaillées. C'était une période durant laquelle le temps m'était compté, je disposais d'un très petit nombre d'heures par semaine, il y avait donc une urgence à écrire, un sentiment de "maintenant ou jamais". Ce manque de temps a été très largement compensé par l'absolue liberté que je me suis accordée, tant dans le ton que dans les thèmes.

- Quand on lit vos nouvelles on a l'impression que vous avez écrit ça avec plaisir, est-ce que c'est le cas?
Quelle agréable question! Oui, c'est vrai, même si certaines d'entre elles sont très sombres, j'éprouvais de façon intense le plaisir d'écrire. Je passais mes journées en tête-à-tête avec un (merveilleux) nourrisson, et poser mes doigts sur le clavier, une fois le bébé endormi, s'apparentait à faire ses premiers pas de danse dans une salle de bal encore déserte mais dont on sait qu'elle est vouée à s'emplir. Une fête de la langue, de la pensée, de l'abstraction (trois éléments que la maternité relègue violemment en arrière-plan).

- Dans ces nouvelles vous abordez de nombreux sujets, est-ce que c'est aussi pour cette raison que vous avez écrit des nouvelles, parce qu'on peut y glisser plein d'idées? Comment viennent-elles, les idées?
Il est vrai que le plus souvent, quand j'ai une idée - pas une idée d'histoire, mais une idée en soit, un concept qui demande à se développer, je me tourne vers le livre pour enfants. Le roman n'est pas la terre d'accueil idéale de l'idée. Il la mâchonne, la dénature. Ou bien c'est l'inverse, l'idée est trop voyante et tue le roman. Avec les contes pour enfants, ou les nouvelles, on ne court pas ce risque, peut-être à cause de l'impact de l'élixir. L'idée ne perd pas de sa puissance au fil de l'écriture, on s'en amuse, on la fait miroiter, on ne l'épuise pas. La modestie de la forme permet d'échapper à la leçon, au dogmatisme qui sont les pires ennemis de la fiction. Quant à savoir d'où et comment viennent les idées, c'est difficile à dire. Parfois c'est une phrase (comme pour l'incipit de Dans l'oreille du diable), d'autres fois c'est la réponse en écho à un autre texte (L'homme à la tête de hibou est un hommage explicite à Zweig), il arrive aussi que des bribes de conversation ou des scènes surprises au coin de la rue, dans un train, se changent en histoires.

- Vos nouvelles explorent plusieurs registres, est-ce que le format des nouvelles est une sorte de laboratoire?
Le mélange des genres est un sport déconseillé aux Français. Pour une raison que je ne m'explique pas, le fait d'être "touche à tout" est très suspect dans notre pays. Mais, je n'y peux rien, c'est dans ma nature. Beaucoup de choses très différentes m'intéressent, et l'unité de ton me lasse bien vite. Je crois être très peu réceptive au formatage classique, à l'esprit cartésien. Je veux m'amuser et j'ai l'impression que c'est la condition première de ma créativité. Je ne tiens pas à faire un livre sérieux. Je veux écrire un livre qui surprend, qui ne ressemble pas à son voisin, fût-il écrit par le même auteur. Le mot "laboratoire" est particulièrement adapté. Si l'écriture ne comprend pas une part de recherche, de risque, alors c'est inutile de s'y mettre.

- Pensez-vous qu'il y a un public pour ça? Vous-même, lisez-vous des nouvelles et avez-vous un modèle pour ce genre?
Je ne me pose jamais la question du public. Je connais des gens qui disent adorer les nouvelles (mais n'en lisent pas forcément), j'en connais d'autres qui disent détester ça. Ce qui est certain, c'est les éditeurs comme les libraires ne se montrent pas enthousiastes (et là encore, c'est un phénomène très français, si les nouvelles sont traduites de l'américain ou de l'anglais, il n'y aura aucun problème). Personnellement, j'ai toujours lu beaucoup de nouvelles. Je cite en vrac : Tolstoï, Karen Blixen, Isaac B. Singer, Flannery O'Connor, Virginia Woolf, Stefan Zweig, JD Salinger, Maupassant, Ray Carver... j'en oublie mais en écrivant chacun de ces noms, je tremble d'impatience et d'envie d'aller relire ces histoires qui font partie de moi au même titre que mes propres souvenirs.


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