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Au "Kiosque" de Jean Rouaud, c'était tous les jours grand débat

D'une plume empathique, l'auteur des "Champs d'honneur" restitue la vie du kiosque qu'il a tenu pendant sept ans, de 1983 à 1990, rue de Flandre. Dans ce 19e arrondissement parisien à la population mélangée, chacun donnait son grain de sel, cocasse, péremptoire ou avisé, sur l'actualité du jour.
Article rédigé par Anne Brigaudeau
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 2min
Jean Rouaud
 (JF Paga)

Prix Goncourt en 1990 pour son premier roman "Les Champs d'honneur", Jean Rouaud ressuscite dans "Kiosque" sa vie d'avant la célébrité, lorsqu'il était vendeur de journaux au 101 rue de Flandre (Paris 19e). Ses souvenirs de papier froissé sont sa madeleine de Proust : l'écrivain en fait ressurgir les années 80, une capitale moins gentrifiée qu'aujourd'hui, et une presse qui n'avait pas encore fondu comme neige au soleil.

D'une plume tendre, subtilement nostalgique et parfois un brin moqueuse, il exhume une piquante galerie de portraits issus de l'Est parisien. Parmi la clientèle du kiosque se mêlaient  immmigrés de tous continents, frange populaire, et bourgeois plus à l'aise, souvent prêts à ferrailler sur les sujets brûlants d'actualité. En cours de chantier, la pyramide de verre du Louvre voulue par François Mitterrand attisait ainsi les débats :  sommet de modernité ou comble de l'esbrouffe ? 

"Une sorte de guerre civile latente" 

"Au-delà des querelles esthétiques et politiques se rejouait le même mélodrame des "Anciens et des Modernes", une sorte de guerre civile latente qui s'enflamme périodiquement et qui couve le reste du temps", note drôlement Jean Rouaud. Si les lecteurs du "Figaro" tenaient pour les "Anciens" et ceux du "Monde" pour les "Modernes", "le courant largement dominant qui lisait Le Parisien et France-Soir était plutôt d'avis que changement ou pas, de toute façon, ça ne changerait pas grand-chose", ironise-t-il gentiment.

C'est avec une tendresse mâtinée de lucidité que le romancier nous restitue cette époque révolue, avec ses clients d'un autre âge. Tel le vieux lecteur refusant obstinément d'acheter "Le Figaro" plutôt que "L'Aurore", même si le kiosquier s'évertuait (en vain) à lui montrer que les contenus étaient identiques (propriétaire des deux titres, Robert Hersant a fait définitivement absorber "L'Aurore" par "Le Figaro" en 1985). 

Dans cet espace minuscule "sans chauffage ni toilettes", on mesurait le professionnalisme du kiosquier à sa capacité à retrouver instantanément un mensuel rare dont un seul centimètre carré était visible, parmi les 3000 titres de presse déployés. Et l'on appréciait son humanisme à l'aune de gestes simples, comme la mise à portée de main du magazine homosexuel Gai Pied, en ces temps d'avant le mariage gay. L'attention à la parole d'autrui caractérise aussi bien, semble-t-il, le jeune vendeur de journaux d'autrefois que l'écrivain  d'aujourd'hui, qui rend avec une chaleur communicative ces rencontres fugitives éclairant le quotidien.

"Kiosque", de Jean Rouaud
(Grasset, 290 pages, 19 euros)

Extrait :

J'ai appris au kiosque que les réactions des uns et des autres devant un événement pouvaient être surprenantes, et bien loin de l'idée que je m'en faisais pour eux, ce qui devrait rendre plus prudent quand on prétend parler et penser à la place d'autrui, ce qui disqualifie immédiatement ces élus qui annoncent qu'ils sont le peuple quand ils n'ont connu que les rentes viagères de la République et ignorent le prix des choses communes dont leur vie dorée les dispense".

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