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"Regarde les lumières mon amour" : Annie Ernaux, sa vie Auchan

Annie Ernaux, auteur de "La Place" (1984) et de "Les années" (2008) publie un journal un peu particulier : celui de tous les moments qu'elle a passés dans son hypermarché Auchan pendant un an. Cette chronique participe au projet "Raconterlavie", lancé au début de l'année par l'historien Pierre Rosanvallon et les éditions du Seuil. Son ambition : donner la parole aux "Invisibles".
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 3 min
"Regarde les lumières mon amour", chronique d'Annie Ernaux dans son hypermarché (Seuil/ raconter la vie)
 (Fred Dufour / AFP)

"Une espèce de mouvement de plaisir tout à l'heure à  l'idée d'aller aux Trois-Fontaines…". Pas la campagne, pas la mer, pas un endroit bucolique de pique-nique, non. Trois-Fontaines est le plus grand centre commercial du Val d'Oise, "accessible à pieds par les voies piétonnes depuis la gare RER et en voiture directement depuis l'autoroute A15". Pendant un an, la romancière Annie Ernaux a tenu un journal de ses passages à l'hypermarché Auchan de Cergy, logé au cœur de cette géographie de la périphérie, aujourd'hui paysage familier de milliers de consommateurs. Elle y a consigné ses observations, ses sensations, ses réflexions.

Publié aux éditions du Seuil, ce journal fait partie du projet Raconter la vie, lancé par l'historien Pierre Rosanvallon début 2014. Simultanément site internet participatif et projet d'édition (Le Seuil), Raconter la vie a pour ambition de faire le "roman vrai de la société française". "Raconterlavie est la communauté de ceux qui s'intéressent à la vie des autres", explique le site internet. Anonymes d'un côté, écrivains ou chercheurs de l'autre, ils sont invités à décrire le réel, la parole des uns et des autres pareillement considérée. "Les paroles brutes sont considérées comme aussi légitimes que les textes des professionnels de l'écrit", explique Pierre Rosanvallon.

L'hypermarché, carrefour de vies

Le journal d'Annie Ernaux inaugure la parole "littéraire" du projet. L'écrivain n'y fait pourtant pas œuvre de "spécialiste". Elle rend compte de cet espace contemporain, sans doute voué à disparaître d'ailleurs avec le développement du commerce en ligne. Lieu unique où se côtoient toutes les catégories sociales, l'hyper est un extraordinaire terrain d'observation du monde dans toutes ses dimensions : le travail, la place de la femme dans la société, l'économie libérale, l'immigration, la religion, les loisirs, la mondialisation…

La réalité se lit dans tous les rayons. "Comme il y a plus de très pauvres que de très riches, le super discount occupe une surface cinq fois plus grande". Le discount… Ce "lieu d'approvisionnement pour les mange-pas-cher- un mot de Thomas Bernhard". L'hypermarché est traversé aussi par les saisons et par les fêtes, à sa manière, soldes de janvier, décorations de Noël, rentrée des classes... Annie Ernaux glane les indices, le supermarché en regorge.  "Au rayon fromage, je remarque un couple jeune. Ils hésitent. Comme s'ils n'avaient pas l'habitude, que ce soit neuf pour eux. Faire les courses à deux pour la première fois signe les prémices d'une vie commune."

L'hypermarché, espace attractif parce que "lieu de la vie collective" où croiser ses semblables, et promesse (réelle ou imaginaire) de bonheurs, est aussi un espace où s'exerce la violence de l'économie marchande, qui contribue au "maintien dans la résignation sociale".

"Un relevé libre d'observations"

Annie Ernaux ne se pose pas exclusivement en observatrice mais se place à l'intérieur du dispositif, elle aussi avec sa liste de courses,  elle aussi avec son caddie. Elle nous dit ce qu'elle ressent, le double mouvement d'attraction répulsion suscité par son hypermarché. L'angoisse de ne pas y arriver à la caisse automatique, ou bien comment elle se sent soudain observée elle aussi, ses commissions posées sur le tapis de caisse, par quelqu'un qui l'a reconnue.

La romancière s'interroge également sur la représentation à peine ébauchée dans les œuvres littéraires de ces hypermarchés, pourtant fréquentés depuis 40 ans. Annie Ernaux capte le théâtre de la vie dans les petits détails de ces paysages en marge, rarement décrits, et dont elle parle déjà avec une pointe de nostalgie, car les hypermarchés, comme les épiceries d'hier où on allait "au lait avec un broc en métal", sont condamnés à disparaître…

 
Regarde les lumières mon amour Annie Ernaux (Seuil/ raconter la vie - 72 pages - 5,90 euros).


Extrait
Liste au stylo-bille noir trouvée dans le caddie :
Frisée
Farine, jambon, lardons
Fromage rapé, yaourts
Nescafé, vinaigre

J'ai comparé avec la mienne :
Ricoré
Biscuits cuiller
Mascarpone
Lait, crème
Pain de mie
Chat [boîtes et croquettes pour]
Post-it

L'hypermarché contient environ 50 000 références alimentaires. Considérant que je dois en utiliser 100, il en reste 49 900 que j'ignore."


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