Enquête Entre guerres d’influence et conflits d’intérêts : histoire secrète du prix Goncourt

Alors que le prix Goncourt sera remis le 7 novembre 2023, la cellule investigation de Radio France s’est plongée dans l’histoire d’une académie prestigieuse qui a été ébranlée par de nombreuses crises.
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L’auteur Jean-Paul Dubois lorsqu’il reçoit le prix Goncourt, présidé par B. Pivot, au restaurant Drouant, à Paris, le 4 novembre 2019. (CHRISTOPHE PETIT TESSON / EPA)

Marcel Proust, André Malraux, Elsa Triolet, Simone de Beauvoir, Tahar Ben Jelloun, Michel Houellebecq, Leïla Slimani… Tous ces auteurs ont un point commun : celui d’avoir été lauréat du prix Goncourt. Un prix décerné pour la première fois en 1903 qui, au-delà du prestige qu’il confère, permet de doper les ventes d’une maison d’édition. "Il multiplie les ventes initiales d’un livre en moyenne par sept", constate Bruno Caillet, directeur de la diffusion chez Madrigall, la maison mère de Gallimard. "L’Anomalie, de Hervé Le Tellier [qui avait vendu 30 750 livres avant d’être primé, NDLR] s’est vendu à plus d’un million cent mille exemplaires [soit plus de 30 fois les ventes initiales]. Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye, autour de 585 000 [soit neuf fois les ventes initiales]. Et Les bienveillantes de Jonathan Littell, à plus de 700 000", précise-t-il. C’est dire si le Goncourt mobilise les maisons d’édition dont certaines font la promotion de leurs "poulains" dès le mois de juin auprès des jurés et des libraires.

De véritables "écuries"

Le rôle de figure de proue des éditeurs a commencé à se faire sentir après la Première Guerre mondiale, dans le sillage de la création des grandes maisons d’édition comme Gallimard ou Grasset. "L’éditeur va devenir le patron d’une écurie d’écrivains, explique Arnaud Viviant, l’auteur du livre Station Goncourt (La Fabrique). Il a des poulains qu’il fait concourir. Et il sélectionne des livres qu’il publie en septembre pour qu’ils participent à la course des prix". Mais ce fonctionnement va donner lieu à des dérives, notamment à cause de la porosité qui va se créer entre les membres du jury et les comités de lecture des maisons d’édition.

En 1977 par exemple, le président du Goncourt, Hervé Bazin, avait permis à l’auteur communiste André Stil de siéger au jury. Mais "c’était le fruit d’un deal", assure l’ex-prix Goncourt Jean Rouaud, qui vient de publier Comédie d’automne (Grasset). "Bazin lui avait promis de le faire rentrer dans le jury si Stil, qui avait été directeur des pages littéraires de l’Humanité, lui faisait obtenir le prix Lénine auprès de Moscou", explique-il. Prix qu’il recevra effectivement en 1980. Ensuite, "André Stil se comportait avec son éditeur comme avec son parti", se souvient Françoise Chandernagor, vice-présidente de l’académie Goncourt où elle est entrée en 1995. "Il lisait les livres qu’on lui envoyait, poursuit-elle. Mais pour finir, il votait toujours pour son éditeur. C’est-à-dire Grasset".

Le monopole "GalliGrasSeuil"

Dans les années 1980, trois maisons d’édition vont ainsi monopoliser la plupart des prix. "On parlait d’un trust [monopole, NDLR] GalliGrasSeuil, raconte Jean Rouaud. Le prix revenait soit à Gallimard, soit à Grasset, soit au Seuil. Il s’est discrédité à coups de compromissions". D’un côté, les trois éditeurs contrôlent le jury, et de l’autre, ils tentent d’influencer les critiques littéraires. "Le téléphone sonnait en permanence, se remémore Guy Konopnicki, auteur de Prix littéraires, la grande magouille. Vous avez votre éditeur qui vous demande de soutenir tel bouquin, et son concurrent qui fait la même chose. La pression est permanente". À elle seule, la maison Gallimard détient le record des lauréats avec 38 prix Goncourt depuis 1903.

Guy Konopnicki, dans son livre Prix Littéraires : La Grande Magouille, dénonce la compromission des jurés du Goncourt et leurs liens avec les maisons d’édition. (Philippe Reltien / Radio France)

Pour en finir avec le soupçon de compromission, le jury va contourner ses propres règles. En 1990, il fallait envoyer son livre à l’académie pour entrer dans la sélection. Ce que n’a pas fait l’éditeur de Jean Rouaud, pour son roman Les champs d’honneur publié aux éditions de Minuit. "Avec mon éditeur [Jérôme Lindon], nous avons alors reçu une lettre d’Hervé Bazin nous demandant d’envoyer le livre officiellement [hors délais donc]", raconte l’écrivain. Bien que le livre n’ait pas figuré dans la première sélection du Goncourt, il va donc intégrer in extrémis la liste soumise au vote final, avant de remporter le prix. "Je présentais toutes les garanties nécessaires permettant au jury de se blanchir, analyse aujourd’hui Jean Rouaud. Ils se sont refaits une virginité en semblant miser sur la qualité littéraire plutôt que sur les trafics d’influences".

L’académie fait le ménage

Dans le même temps, l’équipe du Goncourt veut en finir avec les accusations de partialité. Lorsque Philippe Labro fait campagne de manière un peu trop ostensible pour son propre livre Le petit garçon en 1990, à coups de déclarations et d’invitations, l’académie en prend ombrage. "Ça a été contreproductif, confirme Pierre Assouline, membre du jury Goncourt. Il est fort possible que ça ait indisposé certains membres du jury". Le ménage se poursuivra avec l’arrivée à la présidence du Goncourt d’Edmonde Charles-Roux, seconde femme présidente après Colette. En 2008, elle obtient du Conseil d’État une réforme des statuts. La nouvelle règle impose une limite d’âge de 80 ans aux jurés (la moyenne était alors de 79 ans). Pour faire accepter cette disposition, les membres du Goncourt inventent une sorte de clause du grand-père. La limite d’âge ne s’appliquera qu’aux nouveaux entrants, les jurés en place, eux, pouvant siéger à vie.

Enfin, autre changement majeur : un membre du jury ne pourra plus être salarié d’une maison d’édition. Une mesure de bon sens que relativise Guy Konopnicki. Certes "les jurés ne sont plus salariés de leur maison d’édition, relève-t-il. Mais ils sont tout de même publiés par elles. Si un auteur connaît une difficulté financière, vous ne pouvez pas empêcher qu’on lui verse une avance". Le lien de subordination n’est donc pas tout à fait coupé. Bernard Pivot, une fois élu président en 2014, ajoutera une autre disposition à ce toilettage. Il mettra fin au vote secret au sein du jury. Désormais chacun devra assumer son choix publiquement.

Le choc Virginie Despentes

Fort de son image d’homme de lettres, Bernard Pivot restaure l’indépendance de l’académie. Mais après les attentats de 2015, un nouveau malaise apparaît. Avant d’être pressentie pour devenir membre du jury Goncourt à la place de Régis Debray, l’écrivaine Virginie Despentes avait signé, 10 jours après le massacre de Charlie Hebdo, dans les Inrockuptibles, un texte qui fera polémique : "J’ai été Charlie, le balayeur et le flic à l’entrée", peut-on lire. Mais elle ajoute : "J’ai été aussi les gars qui entrent avec leurs armes (…) J’ai aimé aussi ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser au visage".

Au sein de l’académie Goncourt, le texte passe inaperçu, sauf pour le juré Pierre Assouline. Lui, l’a bien repéré. Il le juge d’ailleurs "assez dégueulasse". Mais il considère que cela ne disqualifie pas pour autant Virginie Despentes. Avant le vote de cooptation permettant de l’intégrer au jury de l’académie, il restera discret sur le sujet. "Volontairement, j’ai fait de la rétention d’informations, reconnaît-il aujourd’hui. Parce que je savais que si je diffusais cet article auprès de mes camarades, elle n’aurait pas été élue". Aujourd’hui, le secrétaire général de l’académie, Philippe Claudel, en est encore troublé. "Je n’avais pas connaissance de cet article, affirme-t-il. Je l’ai découvert par Pierre [Assouline] après le départ de Virginie. Ça a été un grand choc".

Les dix jurés du Goncourt, le 7 septembre 2018 (Assouline, Pivot, Constant, Decoin, Ben Jelloul, Chandernagor, Schmitt, Despentes, Claudel et Rambaud) (PHOTOPQR/L'EST REPUBLICAIN/MAXPPP)

Ce départ aura lieu en janvier 2020, un mois après celui de Bernard Pivot. Elle aura donc siégé durant quatre ans. "Chez nous, elle s’est bien comportée, se justifie aujourd’hui Françoise Chandernagor. Elle voulait être plus libre de dire ce qu’elle pense, même si parfois c’est n’importe quoi. Mais au Goncourt, elle s’est très bien tenue". Virginie Despentes n’a pas souhaité s’exprimer sur cet épisode.

Camille Laurens : l’affaire de trop

Le calme reviendra, mais une autre affaire va secouer l’académie. La première liste des sélectionnés pour le Goncourt 2021 est publiée le 7 septembre. 10 jours plus tard, Camille Laurens, jurée du Goncourt, publie dans le journal Le Monde un article au vitriol contre La carte Postale, un roman d’Anne Berest qui est alors en concurrence pour le prix avec Les Enfants de Cadillac de François ­Noudelmann, qui n’est autre que le compagnon de Camille Laurens. "Lors de la première sélection de septembre, la question de savoir s’il était concevable de mettre sur la liste un auteur très proche d’une jurée a été posée", explique Ilana Moryoussef, la journaliste qui a révélé l’affaire sur France Inter. À ce moment-là, le jury sait parfaitement que François Noudelmann est le compagnon de Camille Laurens. Mais "ils décident quand même de le mettre sur la liste. La première faute est donc collective", conclut la journaliste.

Une fois rendu public, le conflit d’intérêts fait grand bruit. Le nouveau président du jury, Didier Decoin, qui avait hérité d’une académie pacifiée après le départ de Bernard Pivot, défend d’abord sa jurée, avant de reconnaître qu’elle a franchi la ligne jaune. Résultat : le livre d’Anne Berest pilonné dans Le Monde, sera, contre toute attente, maintenu dans la sélection. Et l’épisode se soldera par une nouvelle modification du règlement. Désormais, aucun livre d’un auteur proche d’un membre du jury ne pourra être placé dans la sélection du Goncourt. Aujourd’hui, lorsqu’il évoque cet épisode, Philippe Claudel admet : "On a fait une connerie. Ceux qui, comme moi, n’étaient pas choqués par la possible sélection de ce livre se sont trompés".

Une marque internationale

En 2022, l’académie connaîtra une autre crise. Le ministre libanais de la Culture laisse entendre juste avant l’ouverture du festival du livre international francophone de Beyrouth, où doivent se rendre des membres du jury du Goncourt, que certains écrivains étrangers feraient la promotion du sionisme. La question se pose alors aux membres du Goncourt : y aller ou non ? Une partie des membres du jury emmenée par son président Didier Decoin se déplace tout de même, tandis que d’autres refusent, parmi lesquels Eric-Emmanuel Schmitt, Tahar Ben Jelloun, Pierre Assouline et Pascal Bruckner.

Séance de dédicace au festival international du livre francophone de Beyrouth, par l’auteur libanais Ralph Doumit, le 22 octobre 2022 (ANWAR AMRO / AFP)

Peu après, en janvier 2023, Didier Decoin sera réélu président avec neuf voix contre 10. L’ambiance est alors à la trêve. L’académie aspire à retrouver une certaine sérénité. Et c’est d’autant plus nécessaire que l’enjeu est important. En quelques années, le Goncourt s’est considérablement développé dans le monde francophone. Dès 1988, avec la Fnac et l’académie de Rennes, il avait lancé le prix Goncourt des Lycéens. Depuis, d’autres déclinaisons ont suivi, comme un choix Goncourt qui se déroule dans 42 pays, sans parler du Goncourt des détenus créé en 2022, du Goncourt de la nouvelle, de la biographie, du 1er roman, de la Poésie... "C’est devenu une marque, relève Nicolas Gary, le directeur de la publication du magazine ActuaLitté. Et une marque désormais internationale presqu’aussi célèbre que McDonald".

C’est donc dans ce contexte que Didier Decoin va quitter l’académie, car il a annoncé son intention de ne pas se représenter à la présidence. Philippe Claudel, un proche de l’actuel président, et Pierre Assouline, qui au cours des dernières crises s’est situé dans l’opposition, sont deux candidats potentiels à la succession. Mais dans quel climat ? C’est ce qu’on saura dans les semaines qui viennent.

Pour aller plus loin :

- Station Goncourt, 120 ans de prix littéraires, Arnaud Viviant (La Fabrique Editions), 2023.

Comédie d’automne, Jean Rouaud, (Grasset), 2023.

- Du côté de chez Drouant, cent dix ans de vie littéraire chez les Goncourt, Pierre Assouline (Gallimard / France Culture), 2013.

120 ans de prix Goncourt, une histoire littéraire française, Jean-Yves Le Naour et Catherine Valenti (Omnibus / Perrin), 2023.


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