Pourquoi la révélation de l'identité de la romancière Elena Ferrante a de quoi choquer
Un journaliste italien assure avoir découvert l'identité de la mystérieuse auteure de "L'Amie prodigieuse", cachée derrière le pseudonyme Elena Ferrante depuis plus de 20 ans.
Un journaliste italien pense avoir découvert qui se cache derrière le pseudonyme Elena Ferrante, après une longue enquête aux méthodes controversées. L'auteure du best-seller L'Amie prodigieuse n'a pas confirmé les révélations de Claudio Gatti, publiées dimanche 2 octobre, mais les médias (dont franceinfo) ont presque tous relayé cette enquête. La grande énigme littéraire était enfin résolue. Pourtant, le scoop a choqué lecteurs et écrivains. Franceinfo vous explique pourquoi.
Parce qu'elle a toujours fui la notoriété
La tétralogie napolitaine de L'Amie prodigieuse, qui a débuté en 2011, a été vendue à plus de deux millions d'exemplaires et traduite dans plus de 40 pays. Mais la notoriété de l'œuvre d'Elena Ferrante remonte à 1992, avec la sortie de L'Amour harcelant. Déjà, à l'époque, l'auteure prévient son éditeur : "Je crois que les livres, une fois qu'ils sont écrits, n'ont pas besoin de leurs auteurs." A partir de là, les rares interviews qu'elle accorde se font par écrit, et même ses éditeurs français assurent ne l'avoir jamais rencontrée.
Les auteurs peuvent avoir mille raisons de choisir un pseudonyme. "Certains ont pris des pseudonymes par jeu littéraire, d’autres pour des raisons stratégiques (...) Certains, encore, le font pour des raisons de sécurité", liste Libération. Elena Ferrante semble l'avoir choisi pour protéger sa liberté et sa créativité d'auteure, tout comme Romain Gary, déjà superstar, a retrouvé sa liberté en optant pour le nom d'Emile Ajar, un secret révélé après la mort de l'écrivain.
"J’ai simplement décidé une bonne fois pour toutes, il y a de cela plus de vingt ans, de me libérer de cette angoisse qu’engendrent la notoriété et ce désir de faire partie d’un cercle de personnes qui réussissent, ceux qui pensent qu’ils ont gagné je ne sais quoi", expliquait-elle à Vanity Fair (en anglais) en 2015. A la Paris Review, elle précise d'ailleurs, la même année, que ses motivations ont évolué : "A l’époque, j’avais peur à l’idée d’avoir à sortir de ma coquille. La timidité l’emportait. Puis j’en suis venue à ressentir de l’hostilité pour les médias qui n’accordent pas d’importance aux livres en eux-mêmes, et les évaluent en fonction de la réputation de l’auteur."
Parce que c'est la traiter "comme une mafieuse"
François Bonnet, cofondateur de Mediapart, qui a choisi de publier le travail de Claudio Gatti, défend ce laborieux travail d'enquête, pour Le Point : "La culture est aussi un terrain d'enquête. Le journalisme culturel ne peut se contenter d'un journalisme critique."
Mais l'éditeur italien d'Elena Ferrante n'est pas de cet avis. Sandro Ferri, cité par La Repubblica (en italien), s'est dit "dégoûté par le journalisme qui consiste à enquêter sur la vie privée et traite des écrivaines comme des mafieuses". Car les méthodes d'enquête de Claudio Gatti ressemblent en effet aux grandes enquêtes financières. Jusqu'à présent, tous ceux qui avaient tenté de démasquer Elena Ferrante s'étaient contentés de décortiquer son style littéraire. Mais Claudio Gatti, lui, a épluché des documents immobiliers et fiscaux, dont certains étaient publics.
L'écrivaine italienne Michela Murgia est elle-aussi choquée. "La triste attitude qui consiste à aller fouiller dans les transactions financières des gens pour démontrer qui est Elena Ferrante, vous appelez encore ça du journalisme ?", s’est-elle offusquée sur Twitter. La méthode a choqué jusqu'au prestigieux hebdomadaire The New Yorker (en anglais), dans lequel la critique Alexandra Schwartz écrit : "Si seulement quelqu'un avait pu intéresser Gatti aux impôts de Trump durant les primaires..."
"A-t-elle commis un crime ? Peut-être le crime de ne pas laisser les gens découvrir qu'elle est 'juste' une femme qui écrit ?", interroge l'auteure Katherine Angel, sur Twitter (en anglais). Pour elle, cette "chasse" à Elena Ferrante porte en outre une dimension sexiste, "comme si on avait le droit de regarder une femme, de la déshabiller, de la forcer à être vue".
Parce que c'est mettre son œuvre en danger
Mediapart a renoncé à publier une partie de de l'enquête de Claudio Gatti, concernant la mère de la véritable Elena Ferrante, considérant que cela "n'éclaire pas l'œuvre". Si le reste de l'enquête peut offrir une nouvelle lecture de la saga napolitaine d'Elena Ferrante (dont seulement deux tomes ont été publiés en français pour le moment), le travail de Claudio Gatti peut surtout menacer la suite de l'œuvre.
En effet, Elena Ferrante, dévoilée, pourrait tout simplement décider de mettre un terme à son œuvre. "J'espère simplement qu'elle n'arrêtera pas d'écrire comme elle l'a déjà laissé entendre", écrit une critique du journal littéraire N+1 (en anglais). La rédactrice Latoya Peterson conclut : "Je préfère qu'Elena Ferrante écrive plutôt que savoir qui elle est".
Parce que les lecteurs s'en fichent
A ses détracteurs, Claudio Gatti rétorque sur Mediapart que c'est Elena Ferrante elle-même qui a "violé la vie privée d’Elena Ferrante (...) en fournissant des informations totalement erronées". Le journaliste l'accuse notamment d'avoir menti dans La Frantumaglia, un essai publié en 2003 et présenté comme autobiographique. C'est ne pas connaître Roland Barthes, qui écrivait, dès le verso de la page de couverture de Roland Barthes par lui-même : "Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman."
Car les lecteurs ne cherchent pas toujours la "vérité" dans les romans. Le célèbre auteur italien Erri de Luca résume très bien ce sentiment. "Mais à qui voulez-vous que ça importe de savoir qui est Elena Ferrante ? Pour le lecteur, pour moi comme lecteur, ce n’est pas l’identité de l’auteur qui m’intéresse, mais son œuvre, et lire son œuvre", dit-il au Huffington Post (en italien).
"Comme beaucoup des lecteurs enthousiastes de Ferrante, je n'ai aucune envie de savoir qui est l'écrivain qui publie des romans sous le nom d'Elena Ferrante. Je m'en fous", écrit Alexandra Schwarz dans le New Yorker. "En fait si, ça m'importe : ça m'importe de ne justement pas savoir", conclut-elle.
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