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"Pauvre folle" de Chloé Delaume : une plongée bouleversante dans la psyché chaotique d'une héroïne féministe tourmentée

Dans son dernier roman, Chloé Delaume, lauréate du prix Médicis en 2020 pour "Le coeur synthétique", dissèque le chemin intime d'une écrivaine amoureuse. Un roman précieux qui épouse l'époque et expose la maladie mentale avec une grâce et une poésie qui rappelle Boris Vian.
Article rédigé par Ariane Combes-Savary
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 5min
Chloé Delaume auteure de "Pauvre Folle", paru aux éditions Seuil, le 18 août 2023 (BÉNÉDICTE ROSCOT)

Elle s'est donnée quelques jours, le temps d'un voyage en train jusqu'à Heidelberg, pour comprendre les tourments amoureux qui la traverse. Assise sur un fauteuil du Thalys, l'héroïne de Pauvre folle, Clotilde Mélisse a rendez-vous avec elle-même. Un voyage en soi pour mieux comprendre le lien qui l'attache à Guillaume, un amour impossible. 

Clotilde Mélisse est bipolaire, et depuis que son père a tué sa mère avant de se suicider sous ses yeux à l'âge de 10 ans, elle résiste comme elle peut à la tentation irrépressible de mettre fin à ses jours. Elle a d'ailleurs tenté plusieurs fois et vit avec plusieurs "Moi" à l’intérieur depuis cet événement traumatique. 

Une langue foisonnante, drôle et inventive

Nos amours rejouent-ils sans cesse les blessures de l'enfance ? Le féminisme radical est-il compatible avec une liaison hétérosexuelle ? Clotilde Mélisse a beau s'interroger et répondre avec lucidité sur sa condition et son époque, cela ne l'empêche pas de tomber dans les pièges qu'elle a parfaitement identifiés.

L'héroïne a beaucoup de points communs avec Chloé Delaume qui fait de ses failles et des épreuves traversées un matériau littéraire inépuisable. Dans une langue foisonnante, drôle et inventive, elle dit si bien les déchirures de l'âme, même les plus profondes. Mais n'imaginez pas pour autant verser une larme à la lecture du roman. "Clotilde ne supporte pas que son histoire puisse humidifier certains yeux. (...) C’est pour fuir le mot victime que l’on court vers l’oubli et la transmutation", écrit l'auteure qui a choisi l'élégance et l'esthétisme comme unique réponse aux tourments intimes et contemporains. Elle y parvient à merveille. Chaque phrase est une réjouissance.

La poésie et le verbe

La Poésie et le Verbe de Chloé Delaume comme un rempart solide face à l'horreur et la détresse. Le choc traumatique initial, la maladie mentale et les blessures amoureuses, rien n'échappe à la conscience aiguisée de l'héroïne qui a l'art de trouver les mots et les formules. Telle une magicienne, elle modèle le réel à sa guise pour mieux le décortiquer. 

Sortent ainsi du crâne de Clotilde des morceaux de souvenirs, des objets palpables qu'elle étale sur sa tablette dans le train qui l'emmène à Heidelberg. Des formes, des matières et des couleur diverses, comme autant de fragments du passé que leur propriétaire tente de revisiter. Une "autopsy" aux allures de puzzle fantastique pour trouver la clef d’une histoire d’amour douloureuse. 

Si le propos de Pauvre folle est profond, Chloé Delaume ne tombe jamais dans le misérabilisme, elle manie même la fantaisie et l'humour avec talent. Pour preuve ce chapitre irrésistible entièrement consacré aux mâles hétérosexuels post #MeToo. Elle y dresse une typologie de la gente masculine avec un humour décapant. Où l'on découvre que "le Ouin-Ouin est une figure emblématique des mâles traumatisés par cette révolution des moeurs" qui "n'a de cesse de se poser en victime." "Le séducteur en laisse", lui, "se sent tellement menacé d'extinction qu'il vient de faire des démarches auprès du WWF." Des pages caustiques bourrées d'imagination.

Et si l'amour ne triomphe pas toujours, les amitiés elles sont solides et puissantes. A l'image des amis de Clotilde Mélisse qui la soutiennent dans ses amours chaotiques, on voudrait bien lui dire à celle qui se qualifie de Pauvre folle, combien elle est au contraire riche, remarquable d'intelligence et bien plus sensée qu'elle ne veut bien l'admettre. 

Photo de la couverture du roman "Pauvre folle" de Chloé Delaume (Editions du Seuil)

Pauvre folle, Chloé Delaume (Seuil, 234 pages, 19,50 euros)

Extrait : 

Oui la douleur se dompte sans jamais disparaître, vu que la résilience, il serait temps de l'admettre, c'est rien que des conneries. Le Petit Robert rappelle : "Résilience. n. f. Capacité à surmonter les chocs traumatiques" Ça arrange bien tout le monde cette histoire de résilience, on peut broyer les êtres puisqu'ils s'en remettent toujours. Le cerveau est plastique, l'esprit pâte à modeler. Le terme de résilience depuis quelques années relève de l'injonction. Résilience collective autant qu'individuelle. Résilience personnelle et dans le monde du travail. Une fois qu'on s'est relevé on est plus résistant, de fait plus efficace ; c'est dans les vieilles casseroles qu'on fait les meilleures soupes, les psychés fracassées recollées à la glu donnent des machines de guerre.

p 33

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