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"Le Trésorier-payeur", dernier roman de Yannick Haenel : l’amour au bout du tunnel

Dans son dernier roman, l’écrivain Yannick Haenel nous emmène dans un souterrain, creusé sous l’ancienne succursale de la Banque de France à Béthune, dans le Pas-de-Calais. Ce tunnel existe-t-il vraiment ? Peu importe. L’essentiel est que le romancier lui donne vie.

Article rédigé par Carine Azzopardi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 4 min
Le romancier Yannick Haenel, le 13 septembre 2017 à Paris.  (JOEL SAGET / AFP)

Tout part d’une exposition programmée après des travaux qui doivent transformer l’ancien siège de la Banque de France à Béthune en centre d’art contemporain. Yannick Haenel est invité à participer à sa mise en place. Il visite donc la structure dans laquelle les ouvriers s’affairent, en compagnie d’autres artistes qui, eux aussi, ont été sollicités. Son imagination s’emballe pendant cette visite. Le Trésorier-payeur, de Yannick Haenel, est paru aux éditions Gallimard le 18 août 2022.  

Un lieu si romanesque

Dans le train qui l’emmène dans le Pas-de-Calais, l’esprit de l’auteur s’évade, comme souvent lorsque l’on n’a pas le nez rivé sur un smartphone, mais qu’au contraire les pensées viennent à vous, favorisées par le défilement rapide du paysage à travers une vitre transformée en écran 16/9. Le romancier songe à un autre écrivain cher à son cœur, Georges Bataille, et à l’un de ses écrits qu’il affectionne. L’exposition à laquelle il doit participer a pour thème "l’influence de Georges Bataille sur l’art contemporain."

Lorsqu’il visite deux heures plus tard l’ancienne succursale de la Banque de France, au centre-ville de Béthune, il s’aperçoit que la personne qui a dans les années 1990 et 2000 exercé le rôle de trésorier-payeur s’appelle lui aussi Georges Bataille. Un parfait homonyme, et un pur hasard : c’est, se dit Yannick Haenel, le signe qu’il y a matière à roman.

Une économie déconnectée du réel

Le fantôme de Georges Bataille, qu’il appelle désormais le Trésorier-payeur, règne sur ces lieux. Pendant qu’il découvre l’endroit, l’écrivain apprend que Bataille, qui habitait une maison en face de la banque, aurait même fait creuser un tunnel entre les deux bâtiments. Un trésorier-payeur qui creuse un tunnel sous sa propre banque, voilà qui ne peut que susciter encore plus de curiosité romanesque. L’intrigue est lancée.  

De réflexions sur l’art contemporain, on passe à l’examen de la folie d’une économie déconnectée de toute valeur réelle, avec le récit truculent d’une visite de Ronald et Nancy Reagan, accompagnés du gouverneur de la réserve fédérale américaine, dans les sous-sols parisiens de la Banque de France.  

C’est toujours un plaisir de lire la plume enveloppante de Yannick Haenel, tant on y sent l’imagination transformée en mots presque instantanément. L’écrivain donne vie à tous ses fantasmes : le trésorier-payeur homonyme de Georges Bataille, sera donc un anarchiste philosophe, devenu banquier par curiosité, et gèrera des dossiers de surendettement, nombreux en ces années de crise. Il se fera même remonter les bretelles par son chef, qui a bien noté sa propension à se transformer en bon samaritain : "Vous voulez donc vider nos coffres, mon cher ? C’est ça votre solution pour nous sortir de la crise, tout dépenser ? Je crains que pour la mission qui nous incombe, une telle idée ne relève de l’hérésie."

Le langage, ce trésor

Or l’univers de l’argent n’intéresse pas notre trésorier-payeur, il s’y est inséré comme il aurait entamé une partie de poker : "Il sentait qu’il y avait là, dans les rouages de la banque, un secret dont dépendait le sort du monde ; il allait trouver le cœur atomique de l’économie et le faire exploser." Mais de cœur, seul celui de Bataille va s’ouvrir, au gré de ses rencontres féminines. Et si c’était finalement là que résidait le secret du monde ? On sent que l’auteur aime l’amour, opposant une forme "d’anarchie amoureuse gratuite" au capitalisme : pour lui, "vivre n’a d’intérêt que pour ces instants où la poussière de l’existence est mêlée de sable magique."

Ainsi, partant d'une majestueuse façade de briques rouges comme il en existe de nombreuses autres dans le nord de la France, le romancier va creuser un tunnel imaginaire, ne cessant de se perdre dans les labyrinthes de sa pensée, s'amusant, nous guidant et nous perdant avec grâce, à la recherche d'un trésor qui est là, tout près, dans la magie du langage, mais que nul ne peut trouver sans creuser. 

Couverture du Trésorier-payeur, de Yannick Haenel (Editions Gallimard)

"Le Trésorier-payeur", de Yannick Haenel paru aux éditions Gallimard le 18 août 2022, 432 pages, 21€.  

Extrait : "Selon lui, le krach n'était pas une anomalie du système - un problème qui aurait appelé comme tel sa solution -, mais le coeur de son fonctionnement. Le système produisait lui-même des krachs car il n'était lui-même qu'un krach à retardement. L'économie ne gérait plus rien depuis que le vaudou de la finance s'était jeté sur elle. 
- Etes-vous heureux, monsieur Bataille ?
- Pas encore.
Les yeux de Charles Dereine brillaient, il avait apprécié cette réponse. 
- Moi aussi j'aime la mine. Et comme vous, j'estime ceux dont la vie est dure. Vous savez qu'ici, il n'y a que des pauvres. La région a été méthodiquement vidée de ses travailleurs ; l'industrie est gérée par des brutes qui ont tout rasé ; ils ont fermé les mines mais ils n'ont rien mis à la place. Résultat : chômage, alcool, suicide. Et là-dessus : Front national."

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