La lancinante incantation à la paix de Colum McCann dans son dernier roman, "Apeirogon"
C'est le onzième ouvrage de Colum McCann, écrivain irlandais très singulier vivant à New York. D'une forme originale rappelant celle, musicale, des "scherzos", son livre raconte l'histoire d'amitié entre un père palestinien et un père israélien qui ont tous deux perdu leur fille.
Un apeirogon est un polygone qui a tant de côtés qu'on croit que leur nombre est infini. Une métaphore de la littérature, mais aussi de la situation en Israël et en Palestine, minuscules bouts de territoires où une partie de l'histoire de l'humanité s'écrit sans cesse depuis plus de deux mille ans. Colum McCann a choisi de la raconter, cette histoire maintes fois écrite, avec sa sensibilité, en s'inspirant d'une amitié réelle : celle d'un Palestinien et d'un Israélien, qui ont chacun perdu leur fille violemment, et qui sont chacun minoritaires dans leur camp. Apeirogon, de Colum McCann, traduit de l'anglais (Irlande) par Clément Baude, publié aux éditions Belfond.
L'histoire : Rami Elhanan est Israélien. Bassam Aramin Palestinien. Smadar avait treize ans, elle a été tuée dans un attentat palestinien en Israël. Abir avait dix ans, elle est morte touchée par une balle en caoutchouc tirée par un soldat israélien. Passé le deuil, passée la colère, les deux pères vont se mettre à parler, parler, et parler encore. Ensemble, et aux autres. Colum McCann écrit leur histoire, celle d'une amitié qui transcende la mort et la perte, sous une forme particulière. Ce n'est ni un roman, ni un essai. Plutôt une oeuvre de forme hybride, oscillant entre exploration historique, poétique, philosophique, portée par la grâce d'une plume singulière. Une succession de courts chapitres rythmés par l'écriture stroboscopique de McCann, en forme de scherzo : mille chapitres, comme ceux des mille et une nuits, pour repousser la mort.
La rencontre de deux antipodes
Rien ne présageait que ces deux-là se trouveraient un jour. Militant du Fatah, Bassam est emprisonné à l'âge de 17 ans en Israël, pendant sept ans. Il n'y découvre pas l'humiliation, l'ayant déjà expérimentée au-dehors, mais un geste d'humanité d'abord, un événement ensuite, vont bouleverser son être et changer ses croyances les plus intimes. Le geste d'humanité, c'est celui de ce gardien qui va offrir un Coca-Cola à lui et ses co-détenus, minuscule moment qui fonde une ouverture humaine sur l'autre pour Bassam. L'événement, c'est le visionnage à la télévision israélienne d'un documentaire sur la Shoah. En sortant de prison, Bassam aura appris l'hébreu (au départ pour connaître la langue de l'ennemi), et entrepris des études sur la Shoah. Marié, il ira jusqu'à l'étudier dans une université anglaise, à l'infinie surprise des autres étudiants.
Rami, lui, est un chef d'entreprise qui ne veut pas entendre parler de politique. Il y a bien sa femme, militante de gauche israélienne, mais il se tient loin de toute implication. Il a fait la guerre du Kippour (on comprend qu'il y a tué). A présent il dessine des affiches pour la droite, pour la gauche, pour le centre. Il est un mercenaire, ne s'intéressant à aucun parti, aucune politique. Ce qu'il veut, c'est un travail, une maison, une famille, une vie totalement banale. "Israélienne", ajoute McCann.
Deux deuils qui se rejoignent
Smadar est tuée dans une rue passante par un kamikaze palestinien qui se fait exploser dans son dos. Elle est née treize ans plus tôt dans l'hôpital où Abir agonisera, touchée à la tête par une balle perdue à la sortie de l'école. De ces événements, McCann tire des récits qui s'entrecroisent, d'une justesse incroyable.
Sa langue est au ras de la vie, comme ce jour où Bassam évite la route sur laquelle sa fille a été touchée, et retourne dans sa tête l'idée si vraie du "raté de justesse" : "La balle serait passée vingt centimètres plus haut et Abir aurait couru dans la rue, le bracelet de bonbons dans son cartable, et le projectile aurait ricoché par terre loin devant elle, et les tables de mutiplication auraient continué de résonner dans sa tête." Comme cette conférence où Rami explique au public qu'il n'y a pas "une seule minute de sa vie éveillée - pas une seule minute - où il ne pensât pas à Smadar." Et d'ajouter : "Il savait que cela devait paraître exagéré aux yeux de ses auditeurs - dix-neuf ans, chaque minute de la journée -, mais de temps en temps un autre parent venait, ou un frère, ou une tante, et il les regardait, et il reconnaissait le deuil qu'ils portaient en eux comme des horloges."
Servi par une langue à l'exactitude millimétrée, sans sensiblerie mais d'une sensibilité folle, Colum McCann décrit simplement la réalité de ce deuil si particulier, avec son écriture rythmée, calibrée, qui joue du contraste permanent entre les temps, les situations, les informations, l'histoire, la géographie, la vie et la mort.
Une amitié camusienne
Les deux hommes vont progressivement abandonner leurs activités d'avant, et se retrouver pour parler ensemble de leurs histoires, devenue leur histoire, dans des écoles, des salles de conférences, des cénacles politiques, en Israël, en Palestine, et partout dans le monde, jusqu'en Allemagne où Rami ne s'était jamais rendu. Bassam se rend lui à Belfast, où les rues sont courtes, mais les mémoires longues, comme en Palestine. Et inlassablement, ils mettent en scène leur discours, faisant de la description des événements un événement en soi. "Ils étaient si proches, écrit McCann, qu'au bout d'un moment Rami avait l'impression que l'un pouvait terminer l'histoire de l'autre. Mon nom est Bassam Aramin. Mon nom est Rami Elhanan. Je suis le père d'Abir. Je suis le père de Smadar. Je suis un Jérusalémite de la septième génération. Je suis né dans une grotte près d'Hébron. Mot pour mot, silence pour silence, souffle pour souffle."
Les deux hommes sont à la fois admirés et raillés, écoutés et pourfendus. Et ce qui pourrait apparaître comme un bêlement de mièvrerie pacifiste se transforme en un combat consciencieux sous la plume de McCann qui évite l'irénisme, d'un échange entre Rami et son fils : "Il n'y a pas que des Bassam chez eux tu sais. Je sais. Il y a d'autres gens là-bas - Oui c'est vrai. Ils ont fait exploser ma soeur." L'Israélien lui-même refuse d'abord de se rendre dans une réunion de parents endeuillés : "Toutes ces histoires de justice, d'affinité, de réconciliation. Pourquoi partaient-ils du principe qu'il voudrait en être? (...) Tout ça était d'une naïveté confondante. Il aurait préféré prêter allégeance au cynisme."
Lui l'ancien soldat, tout comme Bassam le combattant, vont pourtant se rapprocher pour former une amitié camusienne, préférant leur lien, et celui de leurs familles, aux principes patriotiques. Sachant que faire vivre cette amitié est leur combat à eux.
Un hymne éblouissant à la mémoire et à la paix
Dans les récits de McCann, il y a plein de murs, à New York, en Irlande du Nord, à Berlin, en Palestine, mais il y a aussi tout plein de tunnels. Ceux creusés sous l'East River. Ceux creusés sous la ville de Beit Jala, correspondant en partie à la route des patriarches, l'antique voie biblique. Ceux que creuse aussi sa langue, qui prend en elle la richesse intérieure de ses personnages. Une langue qui, dans sa scansion reconnaissable entre mille, porte aussi les récits de l'oppression et des espoirs de paix, de cette paix qui ne s'obtient pas sans combattre. Là est toute la magnificence du propos de McCann, tout en émotion contenue, de celles qui sculptent la dignité des braves.
"Apeirogon", de Colum McCann, traduit de l'anglais (Irlande) par Clément Baude, a été publié le 20 août 2020 aux éditions Belfond, 512 pages, 23 euros.
Extrait : "Les questions l'épuisaient. Alors il modifiait le ton de sa voix. Il se penchait en avant. Il chuchotait. Leurs questions étaient valables, et il y répondrait. Mais donnez-moi du temps, disait-il, donnez-moi du temps, la seule façon dont je peux y arriver est d'exploiter la force de mon malheur, vous comprenez ? Il ne voulait plus se battre. Le plus grand jihad, dit-il, était la capacité à parler. Voilà ce qu'il faisait présentement. Le langage était l'arme la plus tranchante. Elle était puissante. Il voulait la manier. Il devait se montrer prudent. Mon nom est Bassam Aramin. Je suis le père d'Abir. Tout le reste provenait de là.
Il se sentait si souvent ramené en prison : l'instant où il avait vu le documentaire, les corps nus au-dessus des fosses, les numéros aux poignets, le froid glacé qui cassait les branches en l'air. Son départ de la prison, non pas en homme de paix - le mot même de paix était gênant parfois -, mais en homme voulant s'attaquer à l'ignorance de la violence, y compris la sienne. Le paradoxe des années qui avaient suivi : son mariage, ses enfants, l'appartement d'Anata, le travail pour la paix. Et puis cette balle en caoutchouc transperçant l'air par une journée banale de janvier, sortie de nulle part, le choc du front de sa fille contre le trottoir.
Il lui arrivait de quitter les symposiums plus tôt. Il voulait rentrer chez lui. Etre au calme. Sans être dérangé. Il était émerveillé lorsqu'il ouvrait la porte de derrière et voyait Salwa dehors, en train d'arracher les mauvaises herbes du jardin, son foulard au milieu des rhododendrons."
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