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Jolly Jumper, Joe Dalton... On dégaine les histoires secrètes de Lucky Luke pour la sortie du 80e opus, "Un cow-boy à Paris"

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 16min
Couverture de l'album "Un cow-boy à Paris", 80e album de Lucky Luke, paru chez Dargaud le 7 novembre 2018. (ACHDE ET JUL / LUCKY COMICS)

Il est pauvre, solitaire et loin de son foyer, comme il le chante à la fin de chacun de ses albums. Et surtout il tire plus vite que son ombre. Mais ça, tout le monde le sait...

On ne vous dira pas s'il chante sa ritournelle "I'm a Poor Lonesome..." devant la tour Eiffel sur fond de soleil couchant dans Un cow-boy à Paris, le 80e album qui sort vendredi 2 novembre. Mais Lucky Luke, le cow-boy-solitaire-loin-de-son-foyer, vous connaissez forcément : ses aventures se sont écoulées à 300 millions d'albums et ont fait l'objet d'une douzaine d'adaptations au cinéma et à la télé. Jolly Jumper, Rantanplan, les Dalton, vous maîtrisez...  Enfin, c'est ce que vous croyez.

Car bien des éléments iconiques de la série demeurent mystérieux même pour les passionnés. Ces derniers sauront peut-être que les Dalton, les vrais, n'étaient que trois. Mais quand Morris tombe sur l'anecdote dans une bibliothèque de New York en 1947, il préfère faire fi de la réalité historique. Le quatrième n’est devenu mauvais qu’après la mort des premiers, "mais j’ai trouvé plus drôle de les mettre tous les quatre ensemble", explique-t-il aux Cahiers de la BD en 1973.

Jolly Jumper, "c'est définitivement une jument"

Niveau d'érudition supérieur : connaître l'origine de la chanson iconique du poor lonesome cowboy. Il faut attendre 1997 pour que Morris en révèle l'origine, qui remonte aux débuts de sa carrière, à Libération : "J'habitais dans une chambre meublée à Bruxelles. Ma logeuse fumait beaucoup et chantait 'Je suis seule ce soir' [de Lucienne Delyle], un grand succès de l'époque. Et, pour compléter le tableau, elle avait les jambes arquées et des dents de cheval." 

Après ces broutilles, on passe au niveau difficile : vous êtes-vous déjà interrogé sur le sexe de Jolly Jumper ? Attention, révélation : "J'en ai parlé avec Morris, et c'est définitivement une jument, assure Patrick Nordmann, scénariste de plusieurs albums dans les années 1990 et cavalier à ses heures perdues. Si c'était un étalon, jamais il ne se serait comporté comme ça. Tout en Jolly Jumper – sa débrouillardise, son sens de l'initiative, son intelligence – indique que c'est une jument." Si les spécialistes soulignent que les cow-boys n'utilisaient que des hongres ou des juments pour se déplacer, Morris a laissé passer une case ambiguë dans l'histoire courte Un amour de Jolly Jumper, à retrouver dans La Ballade des Dalton et autres histoires. Le mystère demeure, au point que les contributeurs de Wikipedia ont ôté toute mention du sexe du cheval le plus fort de l'Ouest aux échecs.

Couverture de l'album "Sept histoires de Lucky Luke" paru chez Dargaud. (MORRIS / DARGAUD)

Le problème, c'est que Morris a passé le colt à gauche en 2001, dans des conditions troubles, alors qu'il avait demandé à ce qu'on lui apporte sa table à dessin à la clinique où il se faisait soigner après une chute. Outre le fait qu'il a laissé inachevé l'album inédit à ce jour Lucky Luke contre Lucky Luke (les tribulations d'un imposteur se faisant passer pour le cowboy qui tire plus vite que son ombre), le créateur du personnage n'a pas eu le temps d'établir un cahier des charges pour les éventuels repreneurs. Ce qui chagrine beaucoup Patrick Nordmann, qui s'est étouffé quand il a vu Jolly Jumper tomber amoureux d'une jument dans La Belle Province, premier album de la nouvelle équipe. "Et maintenant, on le fait venir à Paris alors que Morris ne voulait pas que son héros quitte le continent américain..."

Morts, double whisky et danseuses de saloon

Patrick Nordmann et les fidèles du cow-boy ont pu tiquer devant la déferlante de jeux de mots dès le premier album post-Morris, La Belle Province. Mais même de son vivant, Morris n'était pas extrêmement carré avec son cahier des charges. En 1973, le dessinateur expliquait aux Cahiers de la BD qu’il arrivait à René Goscinny, le scénariste historique de Lucky Luke pendant vingt ans et une bonne trentaine d'albums, de les glisser dans son texte, mais qu’il les supprimait toujours.

Le problème, c'est que Morris ne s'est pas toujours appliqué la règle qu'il imposait aux autres. "Vous me rappelez qui a intitulé un de ses albums solos Phil Defer ?, sourit Guillaume Podrovnik, auteur d'un documentaire sur le cow-boy et son créateur sur Arte en 2015. Plus sérieusement, c'est parce que c'est Morris qui assurait lui-même la traduction en néerlandais qu'il voulait le moins de jeux de mots possibles [la preuve avec la traduction flamande de l'album Phil Ijzerdraad, littéralement "Phil Fil de fer"]. Car ceux de Goscinny pouvaient s'étendre sur des pages et des pages, comme dans Astérix."

Et s'il n'y avait que les jeux de mots... Celui qui aura le plus brutalement violé les codes de sa propre BD demeure Morris lui-même dans une histoire courte intitulé Lucky Luke se défoule, où on voit le cow-boy tuer à tour de bras, siffler un double whisky et s'encanailler avec des danseuses de saloon. Publiée dans Le Point au début des années 1970, cette drôle d'histoire a été éditée à petit tirage et en petit format.

Extrait de la BD "Lucky Luke se défoule", réalisée par Morris au début des années 1970. (MORRIS / LA MARGE ET LE MAÎTRE DU MONDE)

Vous l'aurez compris, Lucky Luke, c'est avant tout le jouet de Morris. Un peu jaloux de l'aura de Goscinny, le dessinateur belge n'aura eu de cesse de rabaisser ses scénaristes. Interrogé par un passionné qui envisage d'établir une encyclopédie de la BD dans les années 1970, il corrige fortement la notice proposée à son nom, en soulignant qu'il est l'unique créateur de Lucky Luke. Et surtout, biffe une phrase élogieuse envers Goscinny (le document est visible sur le site spécialisé BDZoom).

A ceux qui succéderont à Goscinny, il demande régulièrement de revoir leur copie, voir s'en affranchit purement et simplement. Comme Guy Vidal, qui hérite du scénario de La Fiancée de Lucky Luke après le forfait de Francis Veber (oui, le réalisateur du Dîner de cons, lisez le fascinant article de Marsam à ce sujet). Morris reprend ses dialogues en y ajoutant une bonne louchée de misogynie : "Il a réécrit l’histoire à sa manière, déplore Guy Vidal dans le magazine BoDoï en 2002. Certaines phrases clouent 'le beau sexe' au mur plus violemment que je ne le souhaitais."

Morris dans son bureau bruxellois, le 21 mars 1995. (ISOPRESS SENEPART/IS/SIPA / SIPA)

Morris, le père du cow-boy à la mèche, est un créateur secret, qui n'a fait à ce jour l'objet que d'une poignée d'ouvrages et de quelques articles spécialisés. Rien à voir avec le déferlement d'ouvrages savants disséquant les moindres recoins des aventures de Tintin ou le plus petit coup de pinceau de Franquin. La faute à son dessin trop simple ? "On a l'impression que Morris fait tout à main levée, commente Jean-Pierre Mercier, commissaire de l'exposition L'Art de Morris présentée lors du festival d'Angoulême 2016. Mais ce n'est pas vrai. Quand nous avons monté l'expo, nous avons eu accès à ses archives et on y a trouvé des dizaines d'essais, de mise en place pour un seul dessin."

Si ce n'est la simplicité du dessin, est-ce la faute à ses légendaires a-plats de couleurs ? Par exemple, avec une page entièrement rouge et noir dans Les Rivaux de Painful Gulch. Du génie pour les uns, de la flemme pour les autres. "Cette mise en couleurs lui a été imposée par les contraintes d'impressions du magazine Spirou, où on ne pouvait pas vraiment faire dans la finesse. Une fois qu'il a mis au point cette technique, il l'a réutilisée sans cesse. Certains y voient de la paresse, mais ça s'appelle tout simplement avoir du style", estime Jean-Pierre Mercier.

Extrait de l'album de Lucky Luke, "Les Rivaux de Painful Gulch", paru aux éditions Dupuis. (MORRIS ET GOSCINNY / DUPUIS)

L'origine de son manque de reconnaissance par la profession pourrait être imputable à son avarice. "Une fois, on a voulu organiser une exposition avec lui, mais il n'avait amené que des photocopies. Les planches originales n'avaient pas quitté le coffre...", glisse Jean-Pierre Mercier. C'est que les oursins dans les poches de Morris sont devenus légendaires. "Quand les dessinateurs se retrouvaient pour bouffer à Angoulême, c'était le genre à se tailler avant la fin pour ne pas payer", confie un dessinateur préférant demeurer anonyme qui a connu la grande époque.

Autre exemple, en 1949, quand Jijé embarque femme, enfants, Morris et Franquin pour conquérir le marché américain et fuir le communisme, Morris continue de travailler pour le journal Spirou. Mais dessine ses planches sur du papier recto-verso et colle les timbres dessus "pour ne pas ajouter un gramme de plus à payer, sourit Guillaume Podrovnik. Une fois chez Dupuis, à Marcinelle, personne ne s’est aperçu [que le recto était aussi dessiné]. Si bien qu’une planche n’est jamais parue", confie l'auteur aux Cahiers de la BD.

"Pour travailler avec Morris, il fallait pouvoir supporter le personnage et accepter d'être payé avec des picaillons", conclut Jean-Pierre Mercier. Demandez à ses scénaristes : "Il n'était pas généreux de son argent, mais de son amitié", botte en touche Patrick Nordmann.

Relire les quelques entretiens que Morris a accordés de son vivant instille l'idée tenace qu'il n'est pas un "bon client". Quand il accorde une interview, c'est pour débiter les mêmes banalités. Ainsi, il en accorde deux aux Cahiers de la bande dessinée, une publication qui fait référence dans les années 1970, à sept ans d'intervalle... et y dit quasiment la même chose. "Dès que vous lui parliez ellipses ou art séquentiel, il balayait tout d'un revers de la main, et vous disait 'on s'en fiche de ça'. Et ce, alors que Morris est l'un des premiers à avoir écrit sur les classiques américains de la BD comme George Herriman [l'auteur de Krazy Kat] dans Spirou", se souvient Jean-Pierre Mercier, qui a l'interrogé à plusieurs reprises.

Oublié par une expo sur les "bédéistes" flamands

Du coup, le plus Américain des auteurs belges s'est fait oublier dans son propre pays. Au sein de la critique flamande, il y a consensus pour parler du "Big Four", les quatre grands auteurs qui ont marqué la BD de cette région de la Belgique. Et Morris, natif de Kortrijk (on dit Courtrai en Wallonie et en France) n'y figure pas. "Il y a quelques années, à Angoulême, le centre flamand de la BD avait organisé une exposition intitulée comme le tableau de Magritte, Ceci n'est pas la BD flamande. Et il y manquait Morris. J'ai appelé jusqu'au ministère de la Culture et personne n'a été capable de m'expliquer cet épouvantable oubli", s'insurge Geert de Weyer, auteur du livre La Belgique dessinée (Comix Junior). Lui préfère l'expression "Big Five", mais demeure un peu seul dans un pays où Morris n'est décidément pas prophète.

Quiconque est allé à Courtrai serait bien en peine de dire que c'est là qu'un des monstres sacrés du neuvième art a vu le jour. Pas une plaque, pas une statue, rien, alors qu'un auteur moins connu comme Maurice Tillieux (Tif et Tondu, Natacha, Gil Jourdan) est présent partout dans sa ville de Huy (Belgique). "Ça fait des années qu'on parle d'un musée Morris à Courtrai, mais dès qu'il faut mettre de l'argent, la ville ne fait rien", se désole Willem Bruynooghe, le plus gros collectionneur d'objets dérivés (selon un décompte non officiel) consacré au cow-boy.

Chez les Bruynooghe, il y en a d'ailleurs sur trois étages – "n'exagérez pas, ça prend de la place, mais ce ne sont pas trois étages pleins hein". Car Morris, qui a délégué dès les années 1980 à une société extérieure la gestion des produits dérivés, n'a eu aucun scrupule à décliner son cow-boy à toutes les sauces. "La pièce de ma collection que j'ai eu le plus mal à trouver ? Un coffret de savons des années 1970. Mais vous savez, comme je suis le seul à faire du Lucky Luke dans le coin, les autres collectionneurs que je connais, du nord de la France à la Belgique, me préviennent quand ils voient un objet qui pourrait m'intéresser."

Un nain pour incarner Joe Dalton

Dans la collection de Willem Bruynooghe figurent bien évidemment les adaptations de Lucky Luke sur petit et grand écrans. Mais y manque le DVD du tout premier long-métrage mettant en scène Lucky Luke. Et pour cause : il n'est jamais allé à son terme. Morris assiste à un bout du tournage, effaré : "On a filmé quelques minutes, c’était très très mauvais." Pour jouer Joe Dalton, la production a choisi un acteur nain. Une idée reprise à des milliers de kilomètres de là pour une série de films avec le cow-boy solitaire, toujours pas dans la collection Bruynooghe, parce qu'il s'agit d'une version pirate made in Turkey.

Dans le plus célèbre Atini Seven Kovboy, littéralement "le cow-boy aime son cheval", la trame des albums est globalement respectée. A un sérieux détail près, raconte Philippe Lombard dans son ouvrage Goscinny-scope : "Le plus surprenant est de voir Joe Dalton se faire passer pour un homme grand en montant sur les épaules d'un de ses frères afin d'entrer dans le lit d'une prostituée." Morris et Goscinny, non crédités au générique, bien sûr, n'auraient pas apprécié.

N'allez pas croire qu'il n'y a qu'en Turquie que des versions olé olé du cowboy ont circulé à grande échelle. Aux Pays-Bas, voisins de la Belgique, une version coquine de Lucky Luke s'est taillée un joli succès. Morris raconte la suite : "J’ai hésité à intervenir, car je pensais qu’on ne trouvait ce faux Lucky Luke que dans les sex-shops, mais je me suis aperçu que ce fascicule était vendu dans les grandes surfaces. Des piles entières, à côté de mes albums !"  L'ouvrage, interdit en France et en Belgique, se vendra sous le manteau et Morris poursuivra systématiquement en justice toutes les parodies érotiques ultérieures.

Vous l'aurez compris, Morris et son cow-boy sont loin d'avoir livré tous leurs secrets. Selon la légende, le dessinateur aurait même investi les royalties de ses albums dans des puits de pétrole aux Etats-Unis, comme pour boucler la boucle après cinquante ans de labeur consacré à raconter la conquête de l'Ouest. Anecdote trop séduisante pour être vraie ? En tout cas chez Dargaud, on n'a jamais entendu parler de cette histoire... Il reste encore trop de cases à remplir dans l'histoire de Morris avant de penser à chevaucher en chantant vers le soleil couchant.

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