"Troubles", saisissant roman sur l'adolescence
"Toi tu rêvasses. T'es un oiseau, tu te laisses porter par le vent"
L'histoire : Camille et Fred sont en première, ils sont amis. Fred fume des pétards. Camille regarde des films : "C'est pas trop mon truc de tchatcher. J'aime le silence."; dit Camille. Fred, lui, vient au lycée en touriste, ses problèmes familiaux (le cancer a tué sa mère) lui donnent droit à la tolérance du corps enseignant.
Ils sont amis comme on l'est à cet âge, de manière fusionnelle, ce genre d'amitié où on se comprend sans se parler. Mais Fred parle tout le temps, manière de cacher sa souffrance, de ne surtout pas susciter la pitié.
La vie au lycée, les parents qui ne s'aiment plus mais continuent à vivre ensemble, les copains, la naissance de la sexualité et toutes les questions qui entourent le désir. Bref, tous les "Troubles" de l'adolescence, cette période de la vie entre deux, où se forgent les corps et les esprits, la période qui oscille entre les angoisses et les rêves, dans un mouvement de funambule constamment sur le point de chuter. "C'est bien ce que je dis. T'as de la chance d'avoir un rêve. Moi j'ai juste des angoisses" dit Fred à Camille. Travailler dans le cinéma, c'est le rêve de Camille, qui passe son temps dans les films. "La musique et les films, à cet âge, ça aide à vivre", explique Claudine Desmarteau, l'auteur de "Troubles", "on y cherche des réponses aux questions que l'on se pose. Et souvent ça y répond mieux que de discuter avec un adulte ou avec des amis. C'est comme un prolongement d'une réflexion intérieure", ajoute-t-elle.
Le cinéma au centre du récit
Et dans "Troubles", le cinéma est traité quasiment comme un personnage. Des chapitres lui sont exclusivement consacrés, courts, qui décrivent des scènes emblématiques du cinéma "Trouble every day", "Sailor et Lula", "Cet obscur objet du désir", "Brokeback Montain"... Scènes égrenées tout au long du récit, comme autant de miroirs aux obsessions, toutes parlant du désir. Le point de vue est volontairement subjectif : c'est le regard de Camille dont il s'agit, et ses descriptions en disent long sur ses troubles, ses questionnements, ses peurs. C'est une vision du monde qui se dessine, film après film, scène après scène, manière insolite (mais très intéressante) d'entrer dans l'intimité profonde d'un personnage. "En tant qu'auteur, on est jaloux du cinéma, qui parvient si bien à exprimer sans les mots, avec sobriété, tant de choses...", explique Claudine Desmarteau.
"Je me souviens bien de mon adolescence, de cette période qui est aussi faite d'errances, d'ennui. C'est aussi cette vie de routine : le lycée, les soirées foireuses, où on croit qu'on va rencontrer l'amour et qui finissent toujours pareil. C'est vraiment le moment du vertige, où on a des attentes immenses, et ou finalement le quotidien est routinier et la plupart du temps ennuyeux. Du coup tu te fais des films, à longueur de journée."
Dans la peau des ados
Ce que Claudine Desmarteau décrit très bien aussi, c'est la grande affaire de cette période de la vie : l'amitié, (bien plus que l'amour), qui est au centre de la vie adolescente. Amitié passionnelle, fusionnelle, trouble aussi. On y entrevoit aussi, en sourdine, la difficulté parfois à savoir qui on est, qui on désire, les filles, les garçons, la frontière est étroite, encore floue, les genres pas encore définis, et c'est une des surprises de ce livre.
L'écriture de Claudine Desmarteau est tranchée. Elle puise dans la langue des adolescents sans les singer, un langage abrupt, heurté, un brin provoc, à l'image des remous qui les agitent. L'humour n'est jamais loin non plus. Regard pointu des ados sur le monde des adultes, pas toujours glorieux, pas toujours courageux, pas toujours très vivants. Et comme à cet âge-là, il faut se projeter, les ados préfèrent parfois rire de ce qui les attend.
Alors qu'on était si bien entré dans l'intimité des deux personnages, l'histoire trouve son dénouement à l'extérieur -d'ailleurs les personnages sont ailleurs, partis en week-end à la campagne- comme si l'auteur avait voulu laisser à la vie le soin de conclure. La sortie des "Troubles" est violente, un peu comme quand les lumières se rallument au cinéma, que le film est terminé, et qu'il faut bien se plonger dans la vie.
Troubles, Claudine Desmarteau (Albin Michel Jeunesse, Wiz), 188 pages, 12 euros
A lire aussi (pour se détendre après la lecture de "Troubles") : Hit parade des chansons qu'on déteste, Claudine Desmarteau (Editions Sarbacane), 15,50 euros
[ EXTRAIT "Troubles" ]
"La nuit Jack dort en altitude, avec le troupeau. Ennis reste au camp, là où les deux hommes se retrouvent pour bouffer des haricots en boîte devant un feu.
Il y a une scène où Ennis descend chercher du ravitaillement, il emmène deux mules pour les charger de provisions. En retournant au campement, il tombe nez à nez avec un énorme ours brun qui lui barre la route dans la rivière, campé sur ses grosses pattes, perché sur un rocher, en plein milieu du gué. L'ours rugit, le cheval d'Ennis se cabre et envoie valdinguer son cavalier. Ennis chute sans trop de dommages et se tire vite fait, en jurant et en courant après son canasson et les mules affolées.
Cette rencontre avec l'ours, elle se produit au début du film, avant que les deux bergers ne deviennent amants. C'est la première fois de sa vie qu'il voit un ours en chair et en os, Ennis. Il n'en mène pas large. Normal.
Quelques plans plus loin, pour la première fois de sa vie, il éprouvera du désir pour un homme. Un désir violent, impossible à réprimer. Sauvage comme un ours.
Y faire face ça fout la trouille, c'est obligé."
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.