"C'est sans doute le livre le plus difficile et embarrassant que j'ai pu écrire" : avec "L'Origine des larmes", Jean-Paul Dubois, prix Goncourt 2019, livre son roman le plus sombre
Si vous avez ne serait-ce qu'une petite inclinaison pour le glauque, ce roman de Jean-Paul Dubois est fait pour vous, même s'il n'est évidemment pas que ça. Mais jugez plutôt : au début de L'Origine des larmes (éditions de l'Olivier), le narrateur prénommé Paul nous apprend qu'il a, de sang-froid, tiré deux balles dans la tête de son père. Or, celui-ci était déjà mort et allongé dans une chambre funéraire, ce qui confère à son crime un aspect inédit et en apparence inexplicable, même si nous apprendrons rapidement que "Lanski", ce paternel désigné uniquement par son nom de famille, était un être abominable et sadique, doublé d'un escroc cynique. Et pour compléter ce tableau riant, Paul lors de sa naissance a perdu en même temps sa mère et son frère jumeau à la maternité. Jean-Paul Dubois, prix Goncourt 2019, s'est confié sur ce livre "compliqué" à écrire, "dur, physiquement et psychologiquement".
Franceinfo : Avec une histoire si crépusculaire, on a d'abord envie de vous demander si vous allez bien ? Vous avez souffert en imaginant tout cela, ou au contraire vous vous amusiez comme un petit fou en peignant un tableau aussi sombre ?
Jean-Paul Dubois : Il faudrait quand même que je sois sacrément pervers pour penser que je puisse m'amuser en vous racontant tout ça. C'est le livre sans doute le plus difficile et embarrassant que j'ai pu écrire, alors que d'habitude, je suis très décontracté là-dessus. J'ai écrit ça dans des conditions climatiques compliquées et c'est une histoire qui est pesante. Ce n'est pas du tout une pose littéraire, c'est un livre qui vraiment pour moi a été compliqué à faire : ça touche à la mort, la perte, la violence, l'enfance bien sûr. Et d'habitude, je compense tout ça avec de l'humour, de la légèreté dans le texte, ce que je n'ai pas pu faire ici. Ce travail a été dur, physiquement et psychologiquement, j'ai écrit sans sortir pendant un mois par quarante degrés le jour et trente la nuit, dans le noir. On choisit de s'enfermer volontairement dans un univers qui est quand même assez glauque, oui.
Votre personnage Paul tire sur le cadavre de son père, il s'occupe de l'entreprise familiale de housses mortuaires, et sa naissance est intervenue en même temps que le décès de sa mère et de son frère. C'est donc de faire une histoire hantée par, et entourée de la mort qui a été difficile ?
Oui, la mort, la perte, et le fait que ce fardeau va l'accompagner toute une vie, avec ce marchandage de la vie sauve d'un frère en échange de l'autre, une sorte de pacte fait avec la mort, qui sera donc avec lui en permanence. Il a toujours évolué dans cet univers commercial dont le donneur d'ordre reste la mort, et son univers est totalement clos. Il est seul, sans aucun souvenir d'une vie à peu près normale du point de vue familial. Et il va rester seul, interagissant seulement avec une intelligence artificielle - avec laquelle il dialogue - et plusieurs chiens qui l'accompagnent au fil des années. Il n'y a de la place pour rien d'autre dans cette vie qu'il a choisie, et subie.
Vous avez imaginé de nombreux personnages au cours de votre œuvre, est-ce qu'il a déjà existé quelqu'un de plus horrible sous votre plume que ce "Lanski" ?
Non, et on peut dire qu'il est une sorte de concrétion, il incarne toutes mes frayeurs, toutes mes peurs, et toute la sauvagerie et la dureté du monde moderne. Dans le rapport au travail, à la loyauté, à l'humanité en général, c'est un rapport au monde qui est vorace, égoïste, et totalement refermé sur lui-même, mais pour d'autres raisons.
On sent qu'il y a tout de même un peu d'ironie ou d'humour noir dans ce tango contrarié entre Paul et le docteur Guzman, ce psychiatre que lui impose la justice après son crime dans le cadre d'une "obligation de soins", et qui doit sortir de la pièce pour traiter cette pathologie qui lui fait couler des larmes aux yeux en permanence ?
Oui, ça été la partie plaisante, la deuxième partie du livre, après une première moitié pénible. Il y a beaucoup d'humanité entre ces deux-là, c'est très touchant, même si leurs rapports ont été rendus obligatoires par la justice. Le psy lui-même est bizarre, il n'est pas très stable, mais c'est vivant ce qui se passe entre eux, même les colères ou les disputes. Les larmes artificielles, c'est formidable, imaginez un psy qui est obligé de s'enfuir de la pièce pour ne pas qu'on pense qu'il pleure à cause de ce qu'on lui raconte.
La météo est apocalyptique avec des averses incessantes et des cours d'eau qui débordent, l'histoire se situe d'ailleurs en 2031. Vous vous définiriez comme éco-anxieux ?
Pas anxieux, mais atterré de voir l'écart qu'il y a entre une prospective à peu près raisonnable basée sur des travaux scientifiques, et une forme d'obscurantisme. Je l'ai situé en 2031 justement pour que ce soit crédible, alors qu'aujourd'hui, à Toulouse [où l'histoire se passe], on souffre plutôt de sécheresse. Je veux en quelque sorte laisser au mauvais temps le temps de s'installer, justement. Ce n'est pas éco-anxieux, parce qu'en plus moi, j'adore l'eau et la pluie. Pour moi, c'est un bienfait du livre, et la pluie un réconfort. Mais il est évident que quelque chose est en train de se passer en termes de climat. Je l'ai plutôt pensé dans le livre comme un décor. Je ne suis pas anxieux à l'âge que j'ai, mais je peux l'être pour ceux qui arrivent.
L'Origine des larmes de Jean-Paul Dubois, aux éditions de l'Olivier.
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