: Reportage "Une partie de la culture hip-hop peut mourir en France" : entre compétition et standardisation, des danseurs craignent pour leur art
À peine engagé dans les escaliers qui mènent au sous-sol du gymnase Daumesnil, la musique se fait déjà entendre. Dans une grande salle située au bout d'un couloir, ils sont une petite vingtaine à se retrouver pour danser sur le sol bleu du terrain multisport. "Avec la chaleur, on n'est pas très nombreux", explique Alexandre, danseur de 29 ans employé par la Maison du hip-hop.
Créée en 2005, l'association organise chaque semaine plusieurs sessions d'entraînements libres de danse hip-hop à Paris. En cette fin de mois de juillet, les séances où se côtoient nouveaux adeptes de la discipline et membres de l'équipe de France de breaking sont organisées quotidiennement dans le XIIe arrondissement.
"On ne se connaît pas tous mais dès qu'une personne arrive, elle salue tout le monde, on se sent tout de suite accueilli", explique Alondra, 30 ans, au terme d'un long échauffement musculaire. À côté d'elle, un garçon travaille ses abdos, un autre fait de la corde à sauter. Des airs de salle de fitness, mais tous sont unanimes : le breakdance (break en français) est avant tout un art. Les danseurs ne peuvent toutefois pas le nier : leur pratique est bel et bien devenue un sport olympique.
Le parc urbain de la Concorde accueille vendredi 9 août les premières épreuves de breaking. À l'instar du surf, du skateboard et de l'escalade, la danse a été choisie par le comité olympique comme discipline additionnelle pour les Jeux de Paris.
"Une danse sans règles"
Un ajout qui a fait crisser quelques dents. D'abord celles d'autres fédérations sportives écartées par les Jeux de Paris et qui n'ont pas compris que l'on préfère un battle de danse à un tournoi de karaté, de squash ou encore de billard. Ensuite, celles des danseurs qui craignent une standardisation de la discipline.
"Le hip-hop, c'est une danse sans règles, sans figures obligatoires", explique un danseur entre deux passages au sol. "Même si les battles des Jeux olympiques reprennent le mode habituel, le public n'est pas le même, les attentes non plus. Les danseurs vont aller vers ce qui est le plus impressionnant, faire beaucoup d'acrobaties, alors qu'on propose bien plus que ça", poursuit-il.
Un avis que partage presque Mateo, 18 ans, pourtant loin de s'opposer à l'entrée du break dans les JO puisqu'il est lui-même membre de l'équipe de France. Il s'entraînait pour Los Angeles 2028, avant la mise à l'écart de la discipline à ce rendez-vous olympique.
"J'ai l'impression de ne pas avoir changé ma façon de danser mais la dimension sportive fait davantage naître la notion de critères", analyse-t-il. Il déplore le caractère individuel de l'épreuve olympique : "À l'origine, les battles de breakdance étaient des crews [des équipes] contre crews. Les Jeux, eux, mettent en scène la performance d'une seule personne."
Heureux de voir la danse qui le fait vibrer depuis l'âge de 4 ans atteindre de tels sommets, le jeune danseur s'interroge toutefois sur la dimension ultra-compétitive des épreuves. À bien y regarder, il semble pourtant que la compétition fasse partie de l'identité du hip-hop. Le break renvoie à des images d'affrontement.
"Il y a toujours eu de la compétition, explique la sociologue du sport Marie-Carmen Garcia, mais la compétition n'est plus du tout la même. Les battles étaient régis par une auto-évaluation, une validation des pairs et ne reposaient sur aucune règle. Les Jeux olympiques, comme les autres grandes compétitions, participent à une telle formalisation des critères que ce n'est plus du tout la même pratique."
"Quand une discipline est sportivisée, elle est immédiatement codifiée."
Marie-Carmen Garcia, sociologue du sport
Introduit en France au début des années 1980, le hip-hop s'est largement popularisé en 1984 avec la diffusion sur TF1 de l'émission "H.I.P H.O.P" animée par le rappeur Sidney. La pratique, venue du Bronx, connaît un vif succès dans les quartiers populaires. Elle est notamment perçue par les élus locaux et les éducateurs comme un outil d'insertion pour les jeunes victimes d'exclusion sociale.
"Le hip-hop a commencé à être encadré peu de temps après son arrivée sur le territoire", explique Marie-Carmen Garcia. Elle souligne "une volonté de domination sociale" et "une mission presque civilisatrice des pouvoirs publics" cherchant à "faire sortir la pratique de la rue".
Aux yeux de la spécialiste, le véritable tournant dans l'histoire de cette danse a eu lieu dans les années 1990 avec l'entrée du hip-hop dans les théâtres et, une décennie plus tard, dans l'espace scolaire.
"L'école est un haut lieu de l'institutionnalisation, c'est une manière pour l'État d'encadrer certaines pratiques. Dans le cas du hip-hop, l'école, comme le théâtre, oblige une mise en chorégraphie, un passage à l'écriture", analyse la sociologue. Un quart de siècle plus tard, cette question de mise à l'écrit de la danse hip-hop – désormais cristallisée autour de l'enseignement – est encore un sujet sensible au sein de la communauté.
Dans le collimateur de l'État
Si les Jeux olympiques font craindre à certains danseurs une standardisation de la pratique, une autre actualité mobilise davantage les défenseurs de la culture. Le 7 mars dernier, et malgré de vives contestations du monde du hip-hop, l'Assemblée nationale a adopté une loi proposée par Fabienne Colboc (Renaissance) et Valérie Bazin-Malgras (Les Républicains) visant à "professionnaliser l'enseignement" de ladite danse. Pour donner des cours de hip-hop, il faudrait alors être titulaire d'un diplôme d'État, constituant une équivalence bac +3.
Le texte, qui concerne également les danses régionales, baroques, anciennes et celles dites "du monde", marque une volonté d'ouvrir un diplôme d'État à toutes les danses. Fabienne Colboc, députée à l'origine de la proposition de loi pas encore mise à l'ordre du jour au Sénat, évoque notamment une mise à égalité des disciplines et fait valoir des enjeux de sécurité.
"Depuis que la loi a été adoptée par l'Assemblée, tout est en stand-by, mais l'opposition continue", explique Kambod Artistik, danseur de break, chorégraphe, professeur de danse et fervent critique du diplôme d'Etat. Celui qui compte parmi les 30 000 signataires de la pétition contre le texte lancée par le collectif "Non à la loi 1149" évoque un véritable danger pour la culture hip-hop. "Ça ne correspond pas du tout à l'essence de la discipline, le hip-hop est une danse en perpétuelle évolution, les styles s'agrègent, se transforment, il n'y a pas de vision unique, pas de vision standard que tout le monde devrait enseigner", explique-t-il.
La menace d'une perte de créativité
Annique Arnold, professeure de danse, est convaincue que le diplôme "peut tuer une partie de la culture hip-hop en France". Elle donne ainsi l'exemple du diplôme d'État devenu nécessaire pour l'enseignement de la danse jazz en 1989. "Depuis, le jazz s'est rapproché de la danse contemporaine et n'existe dans les faits presque plus en France. Aux États-Unis, le jazz n'a jamais été encadré et n'a jamais cessé de se développer et de s'enrichir", analyse-t-elle.
"Certaines formations peuvent être nécessaires, des points sur la sécurité ou sur le harcèlement, comme il devrait y en avoir partout, mais rien ne justifie un diplôme de trois ans", insiste Kambod Artistik. Au-delà de la question de l'identité de la danse, l'artiste pointe du doigt le risque d'une fragilisation du tissu social et de précarisation des professeurs. "Il y a ceux qui vont pouvoir accéder à ce diplôme et ceux qui ne pourront pas. L'investissement financier pour l'obtenir est estimé entre 1 500 et 7 000 euros. L'investissement en termes de temps est aussi énorme."
"Tout le monde ne peut pas retarder son entrée sur le marché du travail ou arrêter de travailler pendant trois ans pour obtenir un diplôme."
Kambod Artistik, danseur et chorégraphe
Un projet de loi prévoit une dispense de diplôme pour les professeurs qui exercent actuellement – elle est soumise à des conditions rigoureuses – mais la mesure ne réjouit pas Kambod Artistik. "Il va y avoir une concurrence qui n'existait pas dans le milieu, une marginalisation des professeurs sans reconnaissance académique. En somme, la création de deux classes distinctes." À ses yeux, le grand risque de ce diplôme d'État, c'est la gentrification du hip-hop.
Un changement de public
Mais la menace est déjà une réalité pour de nombreux professionnels. Anne Nguyen est danseuse, chorégraphe, autrice et metteuse en scène. En 2015, alors qu'était annoncée la naissance d'un diplôme d'interprète pour le hip-hop, elle avait regretté que cette mesure, finalement abandonnée, ne réponde pas aux problèmes de moyens que rencontrent les artistes de hip-hop. La danseuse alertait également sur une potentielle altération de la créativité foisonnante du milieu.
Neuf ans plus tard, la fondatrice de la Compagnie par Terre n'est toujours pas favorable à la mise en place d'un diplôme. Mais elle ne partage pas vraiment les craintes d'une gentrification de la danse.
"Ce n’est depuis longtemps plus une pratique sociale utilisée pour créer du lien."
Anne Nguyen, danseuse et metteuse en scène
"Le hip-hop est davantage pratiqué par des classes moyennes et aisées dans les centres-villes tandis que les MJC (Maison des jeunes et de la culture) et autres associations de quartiers sont complètement délaissées par les pouvoirs publics. La gentrification du hip-hop est en marche depuis longtemps. En touchant au hip-hop, en mettant le breakdance aux Jeux olympiques par exemple, on prétend faire quelque chose pour les jeunes de banlieue. Mais c'est une imposture politique", dénonce la chorégraphe.
Comme de nombreux acteurs du monde du hip-hop, Anne Nguyen déplore également un manque de concertation des principaux intéressés. Un propos appuyé par Nabil Quintessence, danseur de break depuis le début des années 1980. "Tant qu'il n'y aura pas des anciens, des personnes qui ont participé à fonder l'esprit du hip-hop français ou qui en ont hérité dans les instances de discussions, il y aura un problème", déclare ce dernier.
Pour le diplôme d'État, ce sont une cinquantaine de personnes qui ont été consultées en amont alors que plus de 30 000 personnes s'y sont par la suite opposées dans une pétition, explique le danseur qui voit dans cette loi une volonté de formater une pratique libre. "Le hip-hop est né dans un cercle et on ne laissera pas les institutions nous mettre dans un carré", promet, un air de défi dans la voix, ce pionnier de la discipline.
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