"Trois visages" : les femmes iraniennes et la dissidence de Jafar Panahi en équation
Marziyeh, c’est moi
Depuis 2010 et son emprisonnement, puis son astreinte à résidence et interdiction de filmer, Jafar Panahi tourne en clandestin. Ainsi "Taxi Téhéran" (2015), Ours d’or à Berlin. Ses films sont interdits en Iran, mais diffusés à l’étranger et sous le manteau dans son pays. Le Festival a réclamé sa venue à Cannes pour présenter son film, avec fin de non-recevoir, comme le Russe Kirill Serebrennikov ("L’Eté", également en compétition).Dans "Trois Visages", tous les acteurs portent leur propre nom, Jafar Panahi, Behnaz Jafari, Marziyeh Rezaei, Maedeh Erteghaei. Ils n’en restent pas moins des rôles de fiction. C’est la première strate du mélange des genres entre réalité et fiction qui habite le film. La vedette d’une série TV iranienne Behnaz Jafari reçoit la troublante vidéo de l’adolescente Marziyeh l’appelant au secours pour réaliser son rêve de devenir comédienne, interdit par sa famille fondamentaliste. La vedette convoque son ami Jafar Panahi pour vérifier ses dires en se rendant avec lui dans le village reculé où elle habite. A l’instar de Flaubert disant "Madame Bovary, c’est moi", Marziyeh, c’est Jafar Panahi.
Schizophrénie iranienne
La frustration de l’adolescente à réaliser sa vocation est celle du cinéaste iranien, interdit de tourner, pour les mêmes motifs, ou presque. Le fondamentalisme religieux de la famille et du village de Marziyeh pour la première ; la censure iranienne résultante de ce même ostracisme pour le second. En même temps, si Panahi en profite pour démontrer le blocage religieux, donc moral, des populations rurales iraniennes dans leur quotidien, celles-ci sont montrées très ouvertes au spectacle, dans leur fascination pour une vedette bien connue, Behnaz Jafari, qui débarque chez eux. De la sorte Jafar Panahi dénonce la schizophrénie de son peuple, qui aspire à la liberté culturelle, tout en mettant au pouvoir des censeurs religieux rigoristes.
Le cinéaste dissident réalise ainsi non seulement un pamphlet sur sa propre situation d’artiste, mais dresse un constat plus large sur le rapport à la culture en Iran. Et évidemment sur la situation de la femme dans son pays. Car ces "Trois Visages" ce sont ceux de Behnaz Jafari, l’actrice reconnue mais suspecte ; de Marziyeh, à qui on coupe les ailes, et une troisième, actrice déchue, dont on ne verra jamais le visage. Trois degrés hiérarchiques d’annihilation.
La démonstration, à tiroirs, s’effectue toujours avec cette ironie, cet humour déjà très présent dans "Taxi Téhéran". Panahi la double de son acuité à tirer des généralités à partir du quotidien. Elles étaient issues de la vie urbaine dans son précédent opus, et aujourd’hui des régions les plus reculées du nord-ouest du pays. Nombre de situations déclinent cette approche avec bonheur dans "Trois Visages". Dommage que Panahi se complaise à prolonger ses scènes en longs plans fixes ou séquence qui gagneraient à être raccourcis. Cette temporalité n’apporte rien, alors que, élagué, le film gagnerait en dynamisme. A l’image de "Taxi Téhéran" (1h26) qui, comparé à "Trois Visages" (1h40), était plus rythmé : un quart d’heure qui fait la différence.
LA FICHE
Réalisateur : Jafar Panahi
Pays : Iran
Acteurs : Jafar Panahi, Behnaz Jafari, Marziyeh Rezaei, Maedeh Erteghaei
Sortie : 6 juin 2018
Synopsis : Une célèbre actrice iranienne reçoit la troublante vidéo d’une jeune fille implorant son aide pour échapper à sa famille conservatrice... Elle demande alors à son ami, le réalisateur Jafar Panahi, de l’aider à comprendre s’il s’agit d’une manipulation. Ensemble, ils prennent la route en direction du village de la jeune fille, dans les montagnes reculées du Nord-Ouest où les traditions ancestrales continuent de dicter la vie locale.
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