"Goodbye Julia" : l'histoire déchirée du Soudan racontée dans un magnifique premier film aux accents de tragédie grecque

Le premier long-métrage du Soudanais Mohamed Kordofani offre un éclairage sur la tragédie de son pays, ravagé par des guerres intestines, et sur la situation de toutes les victimes de ces conflits sans fin entre communautés qui ne parviennent pas à vivre ensemble. Un triste écho à l'actualité.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Siran Riak dans le film "Goodbye Julia" de Mohamed Kordofani, sortie le 8 novembre 2023. (STATION FILMS)

Goodbye Julia de Mohamed Kordofani, premier film soudanais présenté en sélection officielle au Festival de Cannes 2023, a obtenu le prix de la Liberté dans la section Un Certain Regard. Quelques semaines plus tôt, le Soudan avait replongé dans la guerre. Ce film en forme de tragédie grecque revient sur un des épisodes de l'histoire déchirée de ce pays, à travers le récit d'une étrange amitié entre une riche Soudanaise nordiste musulmane, et une jeune chrétienne sudiste dans les années 2000. Le film sort en salles le 8 novembre.

30 juillet 2005. Le leader des chrétiens du Sud, John Garang, meurt dans un accident d’hélicoptère. La nouvelle tombe à la télévision dans le salon cossu de Mona (Eiman Yousif) et de son mari Akran (Nazar Goma), un couple bourgeois de Khartoum.

Cet évènement remet en question un plan de paix signé quelques mois plus tôt entre L'APLS (Armée populaire de libération du Soudan, les rebelles sudistes), et le pouvoir de Khartoum. Un accord censé mettre fin à plus de vingt ans de guerre civile entre le Nord, majoritairement musulman, et le Sud, peuplé principalement de catholiques. Un référendum d'autodétermination doit intervenir quelques mois plus tard.

Sous les fenêtres de Mona et Akram, la violence se déchaîne. Dans un autre quartier, Julia (Siran Riak), son mari et leur petit garçon Daniel doivent quitter leur logement, expulsés parce qu'ils sont chrétiens. Après que le mari de Julia a mystérieusement disparu et que la guerre civile menace à nouveau, Mona engage la jeune femme comme domestique et l'invite, elle et son petit garçon, à s'installer dans sa maison. Les deux femmes se rapprochent et deviennent amies et Daniel est accueilli comme un fils par ce couple privé d'enfant, Mona se chargeant de payer son éducation, Akram partageant avec lui des moments de complicité dans son atelier.

Tragédie grecque

La guerre, le meurtre, le mensonge, la trahison, l'amour et la vengeance, tous les ingrédients de la tragédie sont au rendez-vous de ce premier long-métrage de Mohamed Kordofani qui, à travers l'amitié entre deux femmes que rien ne destinait à se rencontrer, nous plonge dans l'histoire d'un pays déchiré par la guerre civile.

Pourquoi Mona fait-elle preuve d'une telle générosité envers Julia ? Quels secrets les deux femmes se cachent-elles l'une à l'autre et que se passera-t-il quand les masques tomberont ? Peut-on "faire famille" avec ceux que l'on vous a toujours désignés comme les ennemis ? Toutes ces questions traversent le film de Mohamed Kordofani, qui se dit "animé par un sentiment de culpabilité et un profond désir de réconciliation". Issu de la communauté musulmane de Khartoum, cet ingénieur en aéronautique est passé au cinéma pour essayer de se "débarrasser de ce racisme hérité".

Et c'est avec délicatesse et tout en nuances qu'il avance les pions de cette histoire chargée d'une ambition politique pleine d'espoir. Le réalisateur raconte le drame d'un pays à l'échelle de ces deux femmes, qu'il met au centre de son film. De cette manière, il met en lumière le mensonge, qui règne dans une société verrouillée par ses fractures, n'offrant pas d'autre issue que la duplicité à ses membres pour survivre.

Siran Riak et Eiman Yousif dans le film "Goodbye Julia" de Mohamed Kordofani, sortie le 8 novembre 2023. (STATION FILMS)

"Ce sont des animaux", siffle Akram pour désigner les sudistes, employant aussi le mot d'"esclave" pour qualifier la fonction de Julia dans sa maison, et plus largement pour dire le peu de considération qu'il accorde à "ses ennemis", les membres de la communauté chrétienne du Sud. Dans cette société d'apartheid, marquée par le racisme et la haine de l'autre, Mona et Julia, chacune à sa manière, refusent les diktats. Mona, trouve des astuces pour échapper à la surveillance permanente de son mari, qui lui a interdit de chanter sous peine de la chasser du foyer. Julia, jeune femme libre et courageuse, brise les frontières en refusant les places assignées, autant par le camp adverse que par son propre camp, et autant pour elle que pour Mona.

"Réconciliation"

L'histoire que nous raconte Mohamed Kordofani est incarnée par un duo de comédiennes exceptionnelles. Hymne à la paix et à la réconciliation, Goodbye Julia est servi par une mise en scène millimétrée, déployée dans un rythme juste, qui laisse vivre l'action, les silences, les décors parfois, qui en disent long, souvent dans des plans fixes, parfois des mouvements de caméra, toujours très lents.

À l’instar de la tragédie grecque, Goodbye Julia propose des clés de lecture pour comprendre la complexité des sentiments en jeu, les enjeux et les impasses d'une situation de guerre intestine qui gangrène ses citoyens, quel que soit leur camp, tous victimes d'un engrenage infernal. Le film offre une issue ouverte avec un espoir de réconciliation, mais la toute dernière image laisse entrevoir aussi le pire, éternellement prêt à resurgir à la moindre occasion.

Il faut "ouvrir la plaie, afin de la nettoyer puis de la traiter", affirme Mohamed Kordofani, "il faut que les gens parlent", ajoute le réalisateur, qui compte sur l'art et le cinéma pour "toucher les consciences". Le réalisateur confie avoir quitté son travail et investi tout ce qu'il avait pour entreprendre ce film et défendre le cinéma soudanais, interdit depuis trente ans dans son pays. "On a des tas d’histoires à raconter sur cette partie du monde souvent négligée", confiait-il à Franceinfo Culture juste avant la montée des marches à Cannes.

Affiche du film "Goodbye Julia", de Mohamed Kordofani, sortie le 8 novembre 2023 (ARP SELECTION)

La Fiche 

Genre : drame
Réalisateur : Mohamed Kordofani
Acteurs : Siran Riak, Ger Duany, Eiman Yousif
Pays : Soudan, Suède
Durée : 
2h
Sortie : 
8 novembre 2023
Distributeur : 
ARP Sélection
Synopsis : Une étrange amitié lie une riche Soudanaise musulmane du Nord à une Soudanaise chrétienne du Sud démunie après la mort de son mari. Que cache la sollicitude de l’une envers l’autre ?


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