Interview “Le fait que la guerre puisse devenir un spectacle me fait horreur, c'est tout simplement immoral” : Roberto Minervini, réalisateur du film "Les Damnés", prix "Meilleure réalisation" à Un certain regard

“Les Damnés” en dit autant sur la guerre de Sécession que sur l'Amérique d'aujourd'hui. Il a été récompensé par le jury présidé par le Québécois Xavier Dolan ex aequo avec "On Becoming a Guinea Fowl" de Rungano Nyoni.
Article rédigé par Laurence Houot - propos recueillis par
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Le réalisateur italien Roberto Minervi, réalisateur du film  "Les Damnés" le dans la section Un certain regard au festival de Cannes le 17 mai 2024. (LAURENCE HOUOT / FRANCEINFO CULTURE)

Dans ce film qui montre la guerre dans sa plus simple expression, sans spectacle, sans héros et sans gloire, on suit l’avancée durant l’hiver 1862 d'un bataillon de l’Union, envoyé en éclaireur sur les terres encore sauvages du Montana.

L’attente, l’ennui, la peur des soldats, pour certains encore des enfants, voilà ce que montre ce film remarquable du réalisateur italien Roberto Minervini, qui poursuit avec ce premier film de fiction son travail documentaire sur l’Amérique.

Peu après la projection officielle de son film jeudi, Roberto Minervini a confié à franceinfo Culture ses impressions sur Cannes et sur ce qui a motivé ce premier film de guerre très radical dans sa mise en scène, en total contre-pied du genre.

Franceinfo Culture : qu'avez-vous voulu dire avec ce premier film de fiction ?

Roberto Minervini : Il y a plusieurs idées à l’origine de ce film. D'abord, il s'agit de cinéma, et des films de guerre. Mon idée était de réaliser un film de genre, en remettant en question certains préceptes du genre. Je voulais renverser ces récits très ”machiavéliques”, qui mettent en scène le bien contre le mal, l'éradication du mal comme justification de la guerre, tous ces films dans lesquels la bonne cause justifie une fois de plus le meurtre, et qui mettent en scène l'héroïsme, les martyres, et une hypermasculinité toxique. Toutes ces représentations sont évidemment déshumanisées. Alors que la guerre, la vraie guerre, ce sont des êtres humains qui vont mourir. Voilà, donc l’idée était de renverser ces représentations, de les déconstruire. Et l’autre idée concerne l’Amérique, dans une approche plus sociologique.

L'Amérique d’aujourd’hui ?

Oui. Il s’agit de voir où en est l’Amérique aujourd’hui. À l’approche de cette nouvelle élection, l’Amérique est confrontée à l’incertitude. Certaines valeurs sont devenues floues pour les Américains. On s’interroge. Que va-t-il vous arriver ? Il y a une pression qui pousse à institutionnaliser le christianisme, y compris dans les écoles, une tendance du religieux qui l’emporte sur les lois républicaines. On l’a vu avec ce qui s'est passé sur les droits des femmes et l'avortement. Et puis nous voyons le système judiciaire, comme la Cour suprême, devenir un outil politique. Donc je me suis dit que c’était intéressant de remonter le fil de l’histoire des États-Unis. Comment tout cela a-t-il commencé ? Où en est la démocratie, tellement fragile ? J’ai donc remonté le temps pour m’intéresser à une époque où les gens ne savaient trop non plus pourquoi ils se battaient, contre qui ils se battaient et quelles étaient leurs valeurs, c'est la guerre de Sécession. C’est donc vraiment ça la genèse du projet.

D’autres films, comme Civil War, mais aussi des livres, imaginent une nouvelle guerre civile, Il y a cette crainte aux États-Unis ?

Il y a eu le 6 janvier 2021. Une partie du peuple a tenté un coup d'État, en prenant le Capitole, donc parler de guerre civile ne relève plus du roman, de la fiction ou d'une quelconque "romantisation" des faits. C’est quelque chose qui a provoqué une onde de choc à travers l’Amérique. Et donc désormais les Américains craignent la division. Le premier mandat de Trump a jeté l’opprobre sur les institutions médiatiques, et ça, ce n’est jamais bon pour la démocratie. Cela peut conduire au totalitarisme. Et maintenant, en plus, on sait que Trump pourrait revenir au pouvoir. Ce sont des faits. C’est là que l’Amérique en est aujourd’hui.

"Les Damnés" ("The Damned") de Roberto Minervini, présenté lors de la 77e édition du Festival de Cannes, le 16 mai 2024. (OKTA FILM)

Je me demande simplement ce qui se passera après les élections et je pense que cette incertitude et cette division sont en effet bien présentes et exprimées dans le film. Les assaillants du 6 janvier ne savaient pas exactement pourquoi ils agissaient. On leur a dit qu’on leur enlevait leurs libertés, on leur dit que les communistes les menacent, on leur dit quoi faire, et ils le font... C’est aussi un peu ce que les soldats de la guerre de Sécession ont vécu. Il y a un vrai parallélisme entre les deux époques.

Vous montrez la guerre d'une façon très spéciale, à contre-courant de ce que l'on a l'habitude de voir au cinéma, pourquoi ?

Normaliser la guerre, et normaliser la mort, c'est très dangereux. Dans notre culture, on se désensibilise en voyant le spectacle de la guerre. Le fait que le combat puisse devenir un spectacle me fait horreur. C'est tout simplement immoral. Une des choses les plus immorales au monde.

"Je pense que dans les films de guerre, particulièrement dans les films de guerre américains, il y a une tendance à mythifier la guerre et c’est sans doute la raison pour laquelle ces films sont fortement centrés sur le combat. Donc l’idée était de réaliser une fiction qui commence par l’attente."

Roberto Minervini

à franceinfo Culture

Montrer l’attente de l’inévitable conflit, et l'attente de la mort, parce qu'on sait parfaitement qu’une partie des soldats ne s’en sortira pas. Cette attente renforce le sentiment de désespoir, d'inévitabilité du combat, et accentue réellement ce moment, brutal et rapide, du combat. Je voulais exprimer ce sentiment de brutalité absurde, et pour cela j’avais besoin de ce moment d'humanité, d’attente, de silence, qui laisse le temps de réfléchir au caractère inévitable de la guerre. Une fois qu’elle a eu lieu, cette courte et unique scène de combat résonne tout au long du film. Il suffit d'entendre une seule fois les coups de feu, de voir une seule fois les soldats s'enfuir et avoir peur, pour comprendre la brutalité de tout cela. C'était le concept.

Je voulais à tout prix éviter le spectacle pyrotechnique, qui encore une fois n’apporte rien, sinon normaliser la guerre, à nous insensibiliser. Ce qui je le répète, est pour moi totalement immoral !

Peu d’action, un rythme très lent, peu de dialogues, est-ce que vous ne craignez pas de déstabiliser le public avec un cinéma qui va à l'encontre de tout ce que qu'il a l'habitude de voir ?

C’est un risque en effet. Le film de guerre est un genre très populaire, que les gens aiment beaucoup. En tant que réalisateur je me sens une grande responsabilité, et j’essaie d’avoir une éthique dans la pratique de mon travail. Si je dis que les films de guerre, qui mettent en scène des héros, sont un instrument politique qui permet aux guerres d’exister, en effet cela peut me rendre impopulaire. D’autant plus que je tiens ce discours à travers le cinéma, un média de divertissement, un média populaire. Mais je n'ai pas d’autre choix. Je sais que je dois faire des films qui plaisent, qui doivent être appréciés du public, mais ce dont j'ai besoin surtout, c’est de pouvoir dormir sur mes deux oreilles, de me sentir bien avec moi-même, et de pouvoir me regarder sans honte dans un miroir.

Pas de compromis ?

Non je ne peux pas faire de compromis, sinon je ne ferais probablement pas du cinéma, mais de la politique !

Vous avez donné une texture très particulière à l’image, pourquoi ?

Toujours pour les mêmes raisons qui sont à l’origine du film. Je souhaitais que ce film s'inscrive dans un genre, celui du cinéma de guerre, mais dans une approche différente, avec un langage différent. Pour cela, j’ai adopté certains codes de ce genre, comme la palette des couleurs, les uniformes, les grands espaces, la musique, les sons. Tous ces choix esthétiques installent d’emblée le film dans le genre du film de guerre. Ensuite, à l'intérieur de ce cadre, je pouvais m'affranchir d'autres codes, sur le fond, je pouvais les déconstruire. C’est ça qui m’intéressait.

"Les Damnés" ("The Damned") de Roberto Minervini, présenté lors de la 77e édition du Festival de Cannes, le 16 mai 2024. (OKTA FILM)

Jusqu’ici vous avez surtout réalisé des documentaires, c'est votre premier long-métrage de fiction, pourquoi avez-vous tenté cette expérience et est-ce que cela vous a donné envie d'en faire d'autres ?

Oui je trouve qu’il y a un quelque chose de libérateur dans la réalisation de la fiction, qui m’a permis de faire ces grandes ellipses, de jeter comme ça un pont entre deux époques, entre le passé et le présent. Il y a dans la fiction une liberté que l’on n’a pas, ou moins, dans le documentaire, qui impose une grande rigueur, des contraintes dans l’écriture. Mais ce n’est pas vraiment un premier plongeon dans la fiction, parce que j’ai travaillé déjà sur des territoires qui oscillent entre le documentaire et la fiction. Donc je crois que c’est plutôt une évolution naturelle de mon travail. Et oui il y en aura sans doute d’autres.

Votre film a été ovationné jeudi lors de la projection officielle, qu’avez-vous ressenti et qu’est-ce que cela vous fait d’être à Cannes ?

Lors de cette première, j’ai eu une impression très étrange, c'était presque irréel. Je me sentais très calme. Pendant la projection, à un moment j’ai arrêté de regarder l’écran, et je me suis mis à observer les gens dans la salle, qui regardaient mon film, très attentifs. Je me suis laissé absorber par cette expérience, jusqu’à ce que je me dissocie complètement de tout ce qui se passait autour de moi. Quand les lumières se sont rallumées, et que le public a applaudi, je n’ai pas compris ce qui se passait, j’ai perdu la perception de ce qui se déroulait devant moi, et je me suis demandé si la réception du public était vraiment positive, ou pas, si les applaudissements duraient depuis quelques secondes ou depuis très longtemps.

"J'avais perdu la notion du temps. Et puis à un moment, je me suis retourné vers mon équipe et j’ai vu que certains pleuraient. Alors seulement j’ai ressenti une émotion."

Roberto Minervini

à franceinfo Culture

Ce sont eux qui m’ont reconnecté à ce qui se passait autour de moi. Jai alors réaliaussi ce que c’est que d’être au festival de Cannes, cet événement où se retrouvent tous les acteurs de l’industrie du cinéma, les critiques du monde entier, des connaisseurs, des gens qui prennent le cinéma très au sérieux. Tous ces gens-là étaient en train d’applaudir mon film ! Je me suis senti vraiment très heureux, très heureux d’être pris au sérieux. Vous allez peut-être trouver que je suis un peu mélodramatique, un peu romantique, mais que voulez-vous, je suis italien !

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