Festival de Cannes : cinq choses à savoir sur le cinéma sensuel de Claire Denis, en compétition avec "Stars at Noon"
La cinéaste Claire Denis est à Cannes cette année avec "Stars at Noon", en compétition officielle. L'occasion de revenir sur le parcours de cette réalisatrice inspirée et de son cinéma sensuel amoureux des corps.
À Cannes, Chocolat, son premier film semi-autobiographique en compétition officielle avait marqué les esprits dès 1988. Si on a recroisé Claire Denis à deux reprises à Cannes dans la catégorie Un Certain Regard et à la Quinzaine des Réalisateurs, c'est la première fois qu'elle réintègre la compétition officielle. Cette année, la réalisatrice revient sur la Croisette avec Stars at Noon tourné en Amérique centrale, dans lequel on retrouve Robert Pattinson, déjà présent dans son précédent film de science-fiction, High Life (2018).
Après avoir travaillé pour Télé Niger et pour l’ORTF, Claire Denis tente le concours l'Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC). À la sortie de l’école, son court-métrage Le 15 mai attire l’attention de producteurs et réalisateurs. Les portes du cinéma français s’entrouvrent pour la jeune femme dont le talent va s'épanouir aux côtés des plus grands. Pendant de nombreuses années, elle portera la casquette d’assistante de réalisateurs, de peur d'abandonner sa liberté en passant complètement derrière la caméra.
En 1988, elle saute le pas et s'impose avec Chocolat, inspiré de son enfance en Afrique. Trente-quatre ans plus tard, Claire Denis continue de nourrir le 7e art français d’une œuvre audacieuse, où le dialogue cède la place à la violence et à la sensualité des corps, d’ici et d'ailleurs.
Un cinéma marqué par son enfance en Afrique
Bien qu’elle soit née en France à la fin des années 40, Claire Denis fait ses premiers pas sur le sol africain. La cinéaste a deux mois quand sa mère et son père, administrateur civil dans des colonies françaises d’Afrique, décident de retourner sur "le continent noir", surnom archaïque de l'époque pour désigner l’Afrique subsaharienne. "Bien que faisant partie des colons, mon père nous expliquait que l’indépendance était une bonne chose pour les pays africains", confie-t-elle dans un entretien accordé aux Inrocks en 1994.
Du Cameroun, à la Somalie, jusqu’à Djibouti, en passant par le Burkina Faso, Claire Denis fréquente les écoles mixtes du continent, emportant avec elle à chaque déménagement d’innombrables souvenirs dans son cartable d'enfant. À son retour en France, l’adolescente ressent un choc : étrangère dans son pays d’origine, déracinée de sa terre d’adoption. "J’avais l’impression que je venais de perdre tout ce qui comptait pour moi", expliquait-elle dans cette même interview.
Quelques années plus tard lors d'un voyage en Afrique, la cinéaste qui y a pourtant passé son enfance, s’y sent de nouveau étrangère. Un sentiment qui lui inspire son premier film, Chocolat, présenté en compétition officielle au Festival de Cannes et nommé aux Césars. Claire Denis va tremper sa plume dans ses souvenirs pour raconter l’histoire d'une jeune française qui décide de retourner voir sa famille au Cameroun où elle a grandi. Comme la réalisatrice, le père de France, campé par François Cluzet, est commandant dans cette colonie à la veille de son indépendance.
Dans ses films suivants, la réalisatrice continue de distiller cet attachement et cette appartenance à l’Afrique. Avec Man No Run, elle immortalise la première tournée française des Têtes brûlées, des musiciens camerounais. Son film le plus populaire, Beau travail, dresse le portrait de la légion étrangère installée à Djibouti, pays dans lequel elle a également vécu. Présenté à la Mostra de Venise en 2009, White Material, qui met en scène à l’écran le couple Isabelle Huppert-Christophe Lambert, est de nouveau tourné au Cameroun.
Jacques Rivette, Wim Wenders, Jim Jarmusch : l’empreinte de grands maîtres
Son diplôme de l'Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC) en poche, Claire Denis, démarre sa carrière en tant qu’assistante de réalisateurs. Après Robert Enrico, c’est Jacques Rivette qui la prend sous son aile. De cette expérience, Claire Denis retire deux règles d’or qui influenceront son cinéma : "Ne pas trahir ses personnages" et garder une "perspective morale" sur son travail. "Il m’a donné des envies très profondes, le goût d’une morale (...) C’est cette perspective morale qui donne envie de faire du cinéma, rien d’autre", confie-t-elle aux Inrocks. L’influence de Jacques Rivette est telle, qu’elle lui consacre en 1990 le documentaire Jacques Rivette, le veilleur.
Changement de décor : quelques années plus tard, Wim Wenders l’invite à jeter un œil derrière sa caméra pour Paris, Texas. Sûrement, parce qu’elle est "le premier nom sur une liste qu'on lui avait donnée", raconte la réalisatrice. "Ce tournage m’a fait prendre conscience que je devais sérieusement me mettre au travail de l’écriture, car contrairement à Wim, je ne pourrais jamais construire un film au jour le jour. Moi, il me faut une contrainte, une boucle bouclée avant le tournage, quitte à retrouver une liberté sur le tournage par rapport à cet objet fini qu’est le scénario", ajoute-t-elle. Le tournage Paris, Texas, donne paradoxalement une certaine rigueur et organisation à la future réalisatrice qui se dit incapable de vivre "dans l’incertitude du lendemain". Dans l’ombre de Wenders, Claire Denis trouve également l’inspiration pour Chocolat, son premier long-métrage.
La leçon des grands maîtres se termine sur le tournage de Down by Law de Jim Jarmusch. Ce film "a été important parce qu’il m’a donné l’envie d’avoir ma maison de production pour coproduire mes films et être un peu plus indépendante. J’admirais cette liberté du cinéma indépendant américain qui arrivait à vivre en marge d’un système", se remémore-t-elle. Le générique de fin de Down by Law sera le dernier où le nom de la réalisatrice apparaîtra en tant qu’assistante.
Le corps dans tous ses états
Au cœur des films de Claire Denis, les corps. Au point qu’il arrive qu’ils prennent plus de place que les dialogues eux-mêmes. Comme dans Trouble Everyday, Béatrice Dalle joue le rôle quasi-muet d’une femme vampire obsédée par les corps et par l’idée de les dévorer. Pour augmenter le malaise du spectateur, Claire Denis filme celui de ses personnages au plus près.
Encore une fois, la parole se soustrait aux gestes dans Vendredi Soir où Valérie Lemercier obtient son premier rôle dramatique. La caméra de la réalisatrice capture la naissance d’un amour à travers des regards, des caresses et des soupirs lâchés par-dessus le bruit lointain de la ville. La voiture dans laquelle les deux personnages se rencontrent devient un cocon exigu qui impose la promiscuité des corps.
Procédé que l’on retrouve dans High Life, un film de science-fiction dans lequel des condamnés à mort allègent leur peine en devenant les cobayes d’une mission spatiale. "On a travaillé dans un décor où j'avais spécifiquement demandé avec le chef opérateur Yorick Le Saux, que les cloisons ne soient pas mobiles. On était collés, comme dans un sous-marin. La respiration, je l'entendais. Les odeurs corporelles, les remugles, les fluides, je les sentais… Tout était là", détaille Claire Denis.
Les corps, elle les filme dans leur diversité. Tantôt blancs, souvent noirs. "Par rapport aux noirs, j’ai sans doute eu inconsciemment l’idée qu’ils avaient toujours été filmés comme des pions, comme des faire-valoir ou comme des odalisques. J’ai sans doute eu l’envie de leur redonner de la splendeur, de rendre aux noirs leur fierté et leur beauté", souligne-t-elle dans le même entretien aux Inrocks. "Je n’ai pas de position militante sur les noirs au cinéma et je n’ai pas envie de me spécialiser dans l’image du noir, mais la société française est aujourd’hui multicolore : je ne vois pas pourquoi on nous imposerait toujours des histoires où il n’y aurait que des blancs".
Communauté d’hommes
"J'aime écrire des histoires sur les hommes non pas parce que je veux les dominer, mais parce que j'aime les observer et les imaginer. Un homme, c'est un autre monde et cette masculinité m'intéresse", avouait Claire Denis dans une interview réalisée par le British Film Institute. Les scénarios de la réalisatrice se plantent souvent dans des univers très masculin. C’est le cas notamment dans S’en fout la mort qui suit Dah et Jocelyn, deux immigrés originaires respectivement du Bénin et des Antilles qui organisent pour s’en sortir des combats de coq, un milieu plutôt viril .
Dans Beau travail, Claire Denis filme des hommes d’origines et d’horizons différents. Français, Maghrébins, Africains, Chinois, ils appartiennent tous à cette même légion étrangère française. Claire Denis nous plonge dans le quotidien de ces hommes, rythmés par les lessives, les entraînements et les combats. Dans ce film débordant de testostérone, la réalisatrice réussit à éviter l’écueil de l’hyper-masculinité. Exemple : lorsque les légionnaires s’entraînent aux combats, on croirait les voir danser. Ce n’est pas un hasard quand on apprend que ces scènes ont été préparées par le chorégraphe Bernardo Montet. La proximité des corps apporte un érotisme et une sensualité qui viennent adoucir la violence des entraînements.
Interrogée par Le Monde au sujet de la place des hommes dans son œuvre, la cinéaste répond : "Aujourd'hui, on demande aux femmes de faire des films sur la vie des femmes, d'être sociales… Moi, je m'en fous parce que je crois que le cinéma, il est, de toute façon. Parce qu'il s'adresse à d'autres. Il n'y a pas besoin de servir une cause, le cinéma doit être libre. Libre d'être injuste aussi, d'être dingue, violent et très doux".
L’irruption du réel
À l’image d’une éponge, Claire Denis s’imprègne du réel pour créer. "Tous mes films démarrent sur des éléments fictionnels. Il y a un conditionnel au départ, une amorce de fiction ou de possible histoire, mais qui doit être nourri par des choses que je connais, que j'ai lues, tangibles, reliées à mes sensations, à mon expérience de vie", raconte-t-elle dans une interview donnée à la Tribune de Genève en 2020. Pour J’ai pas sommeil, elle s’inspire d’une interview donnée par la mère du tueur en série Thierry Paulin.
Concernant 35 Rhums, l'équipe a filmé certaines scènes dans l'appartement d'un conducteur de RER B, métier de Lionel, le personnage principal du film. Et pour ses longs métrages aux scénarios les plus éloignés (en apparence) de notre quotidien, la réalisatrice s’inspire de ses peurs, de son vécu ou encore de son entourage.
Même pour High Life, son film de science-fiction ? "Si si, il est plein d'éléments personnels, peut-être même plus que mes autres films", assure-t-elle à la Tribune de Genève. "L'idée par exemple de la peine, l'horreur que j'ai d'imaginer une exécution capitale, le couloir de la mort – je l'ai en moi depuis longtemps. Ou l'idée d'un homme qui devient père par obligation, en raison d'une mère absente ou morte, c'est arrivé dans ma famille. Le film se nourrit de nous".
"Stars at Noon" sera projeté mercredi 25 mai en compétition officielle au Festival de Cannes
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