: Interview "C'est un moyen d'expression d'une richesse infinie" : au Festival d'Annecy, Jean-François Laguionie évoque ses débuts de cinéaste et son dernier récit
Annecy, le 12 juin. "Vous savez, je ne suis plus un habitué de ce genre de conversations, pendant les huit ans de travail sur mon film, je n'ai pas donné d'interview, je suis en territoire de non-connaissance !" Dans le café d'un hôtel à quelques pas du lac, Jean-François Laguionie met en garde, mais prend plaisir à l'exercice.
Âgé de 84 ans, lauréat de nombreux prix parmi lesquels la Palme d'or du court-métrage pour La traversée de l'Atlantique à la rame (1978), le réalisateur compte parmi les figures majeures du cinéma d'animation français. Il présente cette année Slocum et moi en compétition officielle au Festival d'Annecy, un film tendre sur l'enfance et la famille. Une ode au voyage aussi, aux traversées immobiles.
Franceinfo Culture : Dans "Slocum et moi" vous évoquez quelques années de votre enfance marquées par un projet de votre père. Pourquoi avoir voulu raconter ce souvenir ?
Jean-François Laguionie : C’est assez mystérieux. J’ai réalisé beaucoup de films et je me suis rendu compte que depuis 60 ans, j’avais toujours soit un film en tête, soit en fabrication. Je me demandais d’où venaient cette imagination et ces idées qui, pour beaucoup, sont liées à la mer. De temps en temps, je pensais à mon enfance, aux vacances au bord de l’eau. Mais ces séjours ne me semblaient pas être une réponse suffisante. Je me suis souvenu d’une période de mon enfance où mon père s’était lancé dans une fabrication très étrange puisqu’on habitait en banlieue parisienne, qu’on avait un tout petit jardin. Aussi surprenant que ça puisse paraître, il s’est mis à construire un bateau, la réplique du voilier du célèbre Joshua Slocum. Raconter ce souvenir était pour moi une manière de rendre hommage à mes parents, mais aussi d'éclairer une partie de mon enfance. J’étais fils unique, très heureux, libre, mais très solitaire.
Vous parlez d’imagination et de souvenirs, quelle place vous laissez à la fiction dans "Slocum et moi" ?
Aucune ! Le film raconte exactement ce que j’ai vécu entre 11 et 16 ans. Jusqu’aux moindres détails. Ça m’a amusé d’essayer de reconstituer les choses exactement comme elles se sont passées, comme si je faisais, avec une chronologie rigoureuse, un petit documentaire de ma vie.
Au sujet de l’aspect documentaire, vous reconstituez avec une grande fidélité les années 1950. Il y a les musiques de bal musette, le catalogue Manufrance…
Le catalogue Manufrance figure dans tous mes films. À cette époque, c’était le livre le plus important de la maison. Mes parents étaient fauchés, l'électroménager américain avait débarqué avec la Libération… Le catalogue était un livre rempli de rêves.
Dans "Slocum et moi", votre père est très surpris de votre niveau de dessin. Ce documentaire sur votre enfance raconte aussi la genèse de votre carrière ?
D’une certaine manière, oui. Le dessin est lié à cette enfance solitaire qui constitue quelque chose de central dans le film. J’avais peu de copains, on n’habitait pas dans une banlieue avec de grands ensembles où j’aurais pu me trouver une bande. Le pavillon de banlieue c’est un îlot familial, un îlot entouré de murs. Alors très jeune, pour passer le temps, j’ai commencé à dessiner. Mais à l’époque où mon père s’est lancé dans ce projet, je me suis mis à dessiner des bateaux pour imiter ses plans, je l’admirais beaucoup. Et finalement, j’en dessine encore.
Les jeunes cinéastes font des choses fantastiques, avec des techniques extraordinaires.
Jean-François Laguionie
Les dessins vous permettaient de vous inclure dans le projet ?
C’était une manière de comprendre le projet car mon père, naturellement, ne m’avait pas prévenu. Il ne prévenait personne. C’était une époque où on ne parlait pas aux enfants. Je me rappelle qu’il y avait toujours des petites injonctions, comme celle de ne pas parler à table, de ne pas poser de questions. C’est dément. Aujourd’hui, au contraire, une éducation normale se fait de dialogue avec les enfants, particulièrement à table puisque c’est le moment où tout le monde est réuni.
François, le personnage qui vous représente dans le film, fait une école d’arts appliqués. C’est là que vous avez découvert l’animation ?
À l’école, j’ai rencontré Jacques Colombat, qui est aussi devenu réalisateur. Il était complètement fasciné par le travail de Paul Grimault qu’il avait rencontré lors d’une conférence et qu’il avait réussi à convaincre de le laisser faire un film en papier découpé dans ses ateliers. Moi j’écrivais des histoires, je voulais faire des décors de théâtre, et il m’a entraîné à mon tour chez Grimault. Là-bas, j’ai réalisé trois films. C’était un peu un hasard et en même temps, quand vous dessinez, que vous aimez les histoires et que vous êtes fasciné par le cinéma, l’animation est un peu la réunion idéale. C’est un moyen d’expression d’une richesse infinie.
Vous avez réalisé ces premiers films avec du papier découpé. Un peu plus de soixante ans plus tard, qu’est-ce qui a changé dans votre processus créatif ?
Pas grand-chose ! Quand j’ai montré Slocum et moi à mes amis, ils m’ont dit qu’il avait des allures de premier film ! Je n’ai pas vraiment suivi l’évolution technologique. Pour mon film précédent, Louise en hiver, j’avais fait tous les décors sur papier. Pour Slocum et moi, j’ai fait une dizaine de gouaches pour définir le caractère. Je fabrique aussi une maquette dessinée du film. J’appelle ça une “animatique sauvage”. C’est un boulot que je réalise avec Anik Le Ray, qui est la scénariste de Slocum et moi et de bien d’autres films. Ça nous prend un an ou deux. On fait le vent, le bruit des mouettes, une musique classique provisoire. En amont du film, tout est très artisanal.
Malgré une part importante d'artisanat, "Slocum et moi" est tout de même réalisé en animation 3D.
C’est vrai, mais je n’y connais rien ! C’est d’ailleurs un problème dont je me détache assez lâchement. La 3D est assurée par ma super équipe d’animateurs et de décorateurs. J’ai la chance d’avoir travaillé avec Denis Lambert, un excellent assistant réalisateur, qui se charge de ce que je ne sais pas faire. Je ne peux que le remercier.
Vous êtes impressionné par cette évolution technologique ?
Oui, les jeunes cinéastes font des choses fantastiques, avec des techniques extraordinaires. Mais je ne les regarde pas forcément. Pendant les huit dernières années, j’avais la tête dans mon film.
L’autre grande évolution du cinéma d’animation, c’est sa place grandissante dans l’industrie cinématographique. Vous sentez que la réception est différente qu’à vos débuts ?
Les longs-métrages quand j’étais jeune, il y en avait un ou deux par an. Le Festival d’Annecy ne présentait d’ailleurs que des courts-métrages et ne se tenait que tous les deux ans. Je pense que la vague de cinéma japonais nous a fait beaucoup de bien, elle nous a permis de sortir de l’ère Disney, surtout des Disney pour enfant. L’animation était davantage associée à la jeunesse, c’est quelque chose qui me désolait. Je n’avais aucune notion de ce qu’était un film pour enfants. Pour moi c’était un moyen d’expression artistique et mes histoires étaient des histoires d’adultes.
59 ans après avoir obtenu le Grand Prix au Festival d’Annecy, votre film est sélectionné en compétition officielle. C’est important pour vous ?
Non car je ne voulais pas être en compétition. Je n’aime pas ça, je n’ai jamais aimé la compétition pendant les festivals. Mais d’un autre côté, à la première, j’étais très ému. Il y avait beaucoup de jeunes dans le public et à la fin de la séance je pouvais sentir leur émotion. Je ne pensais pas que les jeunes, qui grandissent avec de nouvelles techniques, seraient touchés par ce film qui est tellement artisanal. C’était un beau moment.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.