Enquête L'industrie du doublage face aux "nepo babies", un secteur du cinéma qui peine à intégrer de nouveaux comédiens

Le doublage, une activité qui en fait rêver plus d'un. Mais les places sont chères. Face aux statistiques observées par Franceinfo, le constat est frappant : le milieu s'ouvre peu aux jeunes et tend à dangereusement favoriser l'entre-soi. Explications.
Article rédigé par Rudy Degardin
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Studio spécialisé dans le doublage, le 28 février 2022. (ALEXIS CHRISTIAEN (PIB) / MAXPPP)

"Cours Forrest, cours !", "Je suis le maître du moooonde". Ces phrases cultes du cinéma hollywoodien sont dans toutes les têtes... Mais en français. Dans la langue de Molière, une petite fille encourage Tom Hanks à courir, Léonardo Di Caprio exulte à la pointe du Titanic. On doit ces versions françaises iconiques à toute une industrie : aux traducteurs qui adaptent les dialogues pour être au plus près des acteurs originaux et à ces comédiens de l'ombre qui par leur voix reproduisent toutes les subtilités d'un jeu.

Nombreux sont alors les jeunes qui rêvent de devenir comédiens de doublage. Mais le chemin peut être long. Très souvent venus du théâtre, ces artistes doivent faire preuve d'une grande virtuosité. Face à un écran, il ne faut pas seulement lire les paroles qui défilent à la manière d'un karaoké, mais jouer avec une large palette d'émotions, adapter sa voix en fonction des personnages. La technique est dure et demande beaucoup de pratique.

Ainsi, dès 9h, à l'entrée des studios, beaucoup de jeunes attendent dans l'espoir de décrocher une première opportunité, ou tout simplement d'assister à une session de doublage. Jérémie*, comédien habitué du démarchage, raconte : "L’exercice est vraiment compliqué. Beaucoup d’amis ont abandonné parce que c’est dur de venir déranger les DA [directeurs artistiques] alors qu’ils sont déjà énormément sollicités".

Dur, dur de se faire une place

Le doublage n'est pas l'industrie la plus ouverte aux jeunes. En listant le nom des comédiens présents sur la base de données RS-Doublage, Franceinfo a pu observer ceux qui revenaient le plus et ainsi mieux comprendre leur parcours (parmi 3800 séries et 9400 films doublés en version française). Le constat est frappant : en 2022, sur 500 artistes réussissant à décrocher au moins cinq contrats (pour faire une voix dans un film ou une série), seule une petite trentaine a moins de 30 ans, soit environ 6%. Un chiffre qui pose question sur l’insertion des jeunes comédiens dans la profession.

"On voit passer beaucoup, beaucoup de nouveaux, confie Anthony Panetto, professionnel du secteur. Mais on en voit seulement une petite minorité réussir à s'implanter sur la durée." Cela s'explique en partie par l'omniprésence de certaines voix sur les castings. Dans la saison 4 de Stranger Things par exemple, sur les sept rôles destinés à des adolescents, seuls deux comédiens ont réellement le même âge que les acteurs originaux. D'autres, ayant la trentaine ou même la quarantaine, interprètent, par la force de leur talent, des ados de 15 ans. Le doublage semble donc, pour certains, une merveilleuse cure de jouvence, pour d'autres, plus jeunes et moins expérimentés, un secteur où les portes restent closes.

"Il n’y a quasiment plus le temps pour des essais"

Il faut dire que les directeurs artistiques ont rarement le temps de faire des castings pour découvrir de nouvelles voix. "Avant, on avait la possibilité d’organiser des essais, on faisait venir trois ou quatre comédiens, explique Grégory Laisne, directeur artistique. C’était l’occasion de tester des nouveaux. Maintenant, avec l’arrivée des plateformes de streaming, il n’y a quasiment plus le temps pour des essais. C’est devenu extrêmement rare et c’est un problème parce qu’il n’y a plus de place pour de nouvelles voix".

Studio de doublage, le 14 janvier 2023. (Image d'illustration) (SYSPEO/SIPA / SIPA)

Généralement, pour recruter des comédiens, les directeurs de plateau allument leur téléphone et piochent dans leur liste de contacts. Cette industrie prolifique repose donc sur des rouages artisanaux. "Il y a un côté très humain, explique Adrien, comédien. On peut directement échanger avec des DA et se faire connaître. Ce n’est pas comme au cinéma, où sans agent, c’est beaucoup plus difficile de décrocher un contrat". Si ces logiques de réseau apportent une plus grande liberté, elles peuvent favoriser par conséquent un certain entre-soi.

Un recrutement opaque

Si en janvier, le scandale des "nepo babies" (filles et fils de) a frappé Hollywood - et plus généralement le monde du cinéma -, l’industrie du doublage en France a été largement épargnée. Or, le népotisme y règne, et de façon très forte. Pour des raisons purement pratiques d’abord, puisque lorsqu’on a besoin d’une voix d’enfant, il est plus facile de mettre le sien ou celui d’un confrère. Mais après avoir enquêté sur le profil des 20 et 30 ans réussissant à se faire une place dans le doublage en 2022 (en observant les noms qui revenaient le plus sur la base de données RS-Doublage), la moitié est composée d'enfants de comédiens, directeurs artistiques ou autres célébrités. Contrairement au cinéma, les castings y sont plus rares. Le réseau des parents aide donc plus massivement à se faire une place de choix. Game of Thrones, Sex Education, Élite : les contrats pour les "nepo babies" sont légion et souvent prestigieux. De quoi parfois interroger sur les conditions de recrutement.

En confrontant les données observées sur RS-Doublage et celles sur Internet Movie Database (IMDb), il est possible de voir, année après année, le nombre de contrats décrochés par les jeunes de moins de 30 ans pour faire une voix dans un film, une série, un dessin animé ou un jeu vidéo. (Les comédiens n'ayant pas pu décrocher cinq contrats en 2022 sont exclus de l'échantillon.) Entre ceux bénéficiant dès la naissance d’un réseau et ceux qui réussissent tout autant, mais sans aide familiale, la distinction est nette. Les "nepo babies" arrivent en moyenne plus tôt sur le marché de l’emploi, parfois même dès 4 ans. On les voit faire des voix d'enfants dans les séries américaines Medium et Prison Break ou encore dans une multitude de dessins animés.

Mieux armés que leurs confrères, ils bâtissent ainsi pour certains d’impressionnantes carrières. C'est le cas d’une jeune comédienne qui dès 18 ans décroche une trentaine de contrats. Son père, directeur artistique, participe activement à sa carrière en la mettant sur des dizaines de ses projets. Un autre, encore, obtient, en 2022, 78 rôles et 100 l'année précédente, quand la moyenne des jeunes sans réseau est autour de 25. Les parcours des "nepo babies" varient, mais sont pour la grande majorité plus conséquents que ceux qui n'ont pas de proches dans le milieu. Si la fille de Benjamin Biolay et de Chiara Mastroianni a été vivement critiquée sur les réseaux sociaux pour sa présence dans le film Rosalie aux côtés de son père, les "nepo babies" du doublage sont libres de décrocher de nombreux contrats à l'abri des regards envieux.

"Il y a beaucoup de dérives"

Pour certains, le népotisme est un vrai problème. "Il y a beaucoup de dérives dans ce métier, confie un directeur de plateau souhaitant rester anonyme. La majorité des gros directeurs artistiques ou des gros comédiens mettent leurs enfants au doublage. J'ai même parfois vu des gens se demander si les enfants avaient vraiment envie ou si ce n'étaient pas les parents qui les poussaient absolument". Mais le sujet reste extrêmement tabou.

"Les gros noms font la pluie et le beau temps, poursuit-il. On ne peut pas faire grand-chose. Je pourrais être totalement blacklisté si je parlais ouvertement de ça. D’ailleurs, c’est la première chose qu’on apprend aux nouveaux : ne pas aller à contre-courant des gros noms du métier. Mais c’est triste de ne pas pouvoir avoir un débat ouvert sur la question." Les critiques autour du recrutement "des filles et fils de" se font alors "en catimini, dans un coin de studio".

Sur les réseaux sociaux aussi, le débat semble pour certains inutile. Parler de népotisme dans le doublage "est aussi absurde que de dire : c'est abusé, les enfants d'agriculteurs ont plus de facilité à devenir aussi agriculteurs que les gens qui ne sont pas du milieu", peut-on lire sur Twitter. Une comédienne tient aussi à nuancer cet entre-soi et déclare :"Je suis presque sûre que 95% de nepo babies sont talentueux." 

"S’ils étaient mauvais, les filles et fils de ne réussiraient pas sur la durée"

Or, il n’est pas question d’interroger le talent certain de ces jeunes comédiens. D’autant qu’en baignant dès l’enfance dans la profession, il est évident qu’ils seront plus aptes à intégrer les attentes d’un secteur aussi concurrentiel. Mais dans ce domaine, le mythe de l’artiste ne réussissant qu’à la force de son talent est tenace. "S’ils étaient mauvais, les filles et fils de ne réussiraient pas sur la durée", expliquent certains professionnels interrogés. 

Pourtant, le système de sélection favorise dangereusement les mêmes. Personne n’interdira à un directeur artistique de mettre son enfant sur tous ses castings, au risque de délaisser des voix toutes aussi talentueuses. Claire, comédienne de 24 ans, raconte : "Il est parfois possible de perdre des rôles. Par exemple, si j’ai suivi une actrice sur une série, ensuite, si elle fait un gros film au cinéma, ce n’est pas certain que ce soit moi qui décroche le contrat. La directrice ou le directeur va vouloir mettre en avant sa fille et donc ça diminuera mes chances de récupérer le rôle". Les jeunes comédiens sans réseau préalable ne semblent cependant pas avoir d’amertume. Juliette assure : "Je n’ai rien contre les enfants de comédiens. À la limite, j’aurais même envie d’être à leur place".

Lutter pour plus de diversité

Ouvrir le secteur à plus de diversité est un vrai enjeu pour nombre de professionnels. D’autant qu’avec l’arrivée des plateformes de streaming, l'industrie s’est peu à peu refermée. Sophie Frilley, directrice de la société de doublage Titra Film, raconte : "Au moment où les plateformes - notamment Netflix - sont arrivées en France, ils ont imposé aux laboratoires comme le nôtre des conditions de confidentialité beaucoup plus importantes" afin d'éviter les divulgations. Il est ainsi beaucoup plus difficile pour un jeune comédien de demander à un directeur artistique de faire un essai ou d’assister à une cession de doublage juste pour regarder.

"Il y avait un risque potentiel de dégradation du niveau de formation, assure Sophie Frilley. Et c’est donc pour cela que nous avons créé en 2018 notre école". Les formations permettent à de nombreux comédiens de palier leurs manquements. En y mettant un certain prix, l'occasion est donnée d'apprendre en conditions réelles tout en se créant un réseau. "Grâce à ces formations, le métier s’ouvre davantage à la diversité, constate Malika Hamlaoui, responsable de l’école Titra. Un comédien formé en studio peut directement être embauché par un directeur artistique [qui enseigne]".

Passé par de nombreuses formations, Jessy Dubuis, comédien, ajoute : "Sur Internet, je vois beaucoup de jeunes qui veulent entrer dans l’animation japonaise, mais qui ne savent pas qu’il faut faire des formations, qu’il faut aller démarcher". Ce passionné a donc créé un serveur Discord, "les Voix de l'ombre", sur lequel des comédiens professionnels sont mis en relation avec des aspirants au doublage. "À l'époque, j'aurais aimé que des réseaux comme celui-ci, existent", explique-t-il. "J’ai aussi des amis qui ont commencé le doublage en refaisant les voix sur TikTok. Et comme ça, ils ont été repérés par des directeurs artistiques". Formations et réseaux sociaux apparaissent ainsi comme un contre-pouvoir, afin de peut-être un jour briser ces logiques d'entre-soi.

*Le prénom des jeunes comédiens de doublage a été changé afin de préserver leur anonymat.

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