Conversation avec Quentin Tarantino au Grand Rex : une leçon de cinéma des années 70 émaillée de fous rires
Il arrive sur scène telle une rock star, salue de la main et reste debout longtemps avant d’aller s’asseoir, accueillant tout sourire l’ovation debout de la foule de spectateurs qui compte ce soir (mercredi 29 mars 2023) de jeunes groupies déchaînées. Comme un rocker en tournée jouant les chansons de son dernier album, le réalisateur américain Quentin Tarantino est venu défendre au micro son second livre, Cinéma Spéculations, tout juste sorti (le 22 mars) chez Flammarion. Dans cet ouvrage, le cinéaste culte, connu pour sa cinéphilie et son immense érudition, mêle détails autobiographiques, anecdotes, analyses et critiques de films des années 70, sa période préférée.
Il tournera son prochain film cet automne
A l’entrée du Grand Rex, il a fallu au préalable faire taire son téléphone portable et l'enfermer dans une pochette verrouillée. Le cinéaste ne s’apprête pourtant pas à faire des révélations fracassantes. La seule vraie confidence, lâchée à la toute fin de cette "master class" tient en quelques mots : son prochain film, le dixième (et peut-être le dernier puisqu’il a toujours dit qu’il s’arrêterait après dix films, les deux Kill Bill comptant pour un seul) s’intitulera The Movie Critic, il a terminé d'en écrire le scénario et le tournage devrait débuter cet automne. L’action se déroulera en 1977 et il ne s'agit pas d'un biopic sur la journaliste critique de cinéma américaine qu’il révère, Pauline Kael (1919-2001), contrairement à ce que certains sites "ont sorti de leur cul". Oui, il parle comme ça Quentin, il jure beaucoup, avec une certaine gourmandise, et il use d’un ton familier, y compris dans son livre (admirablement traduit par Nicolas Richard), ce qui donne du sel, de l’humour et du mordant à son propos - il en a visiblement conscience.
Mais reprenons. Si le réalisateur de Pulp Fiction a banni les smartphones de la salle, ce n’est pas par crainte de déflorer son propos (tout est dans son livre). Mais pour contraindre le public à l’écouter attentivement, comme il l’aurait fait dans les années 70, sans consulter compulsivement son téléphone, une attitude qui a le don de l’exaspérer. "Aujourd’hui, si je parle d’un acteur ou d’un film, les gens dégainent aussitôt leur portable, déplore-t-il. Mais ils feraient mieux de m’écouter !". Tonnerre d'applaudissements dans la salle.
"Je voulais écrire quelque chose d'à la fois drôle et convaincant"
C’est Thierry Frémaux, délégué général du festival de Cannes et directeur de l’Institut Lumière de Lyon, qui se tient dans le fauteuil face à lui pour diriger cette "conversation". Il a pris soin de chauffer la salle avant l’arrivée du réalisateur en soulignant que Quentin a fêté ses 60 ans deux jours plus tôt à Londres où il a été "super bien accueilli", nous invitant à ne pas être en reste. Le dialogue démarre sur l'écriture de Cinéma Spéculations.
"J’ai toujours voulu écrire un livre sur le cinéma, mais je ne savais pas quelle forme il prendrait. Je voulais juste que ce soit des films du Nouvel Hollywood, sortis entre 1967 et 1981", se souvient Tarantino (*) "Le but était d’écrire quelque chose d'à la fois drôle et convaincant. J’ai commencé à écrire le premier chapitre qui explique comment ma cinéphilie a débuté à un jeune âge, c’est la déclaration d’intention du livre. Puis je me suis dit qu’il fallait que ce soient des films que j’aie vus à leur sortie. C’est ce qui en a fait un livre plutôt qu’une collection d’essais."
Et Quentin de cingler certains journalistes critiques de son livre qui, s’ils ont vu les films dont il parle – notamment Delivrance, Bullitt, Guet-apens, Taxi Driver ou L’évadé d’Alcatraz – "ne les ont pas vus à leur sortie, dans le contexte", ce qui, selon lui, fait toute la différence. Comment a-t-il choisi les films dont il allait parler ? Ils se sont imposés d’eux-mêmes parce qu’il avait "quelque chose à en dire". Ce qui n’est pas le cas de tous. "J’adore Apocalypse Now mais je n’ai rien d’intéressant à en dire", remarque-t-il.
Exposé très jeune à la violence cinématographique
Grâce a sa mère et à son beau-père, tous deux cinéphiles, qui l’emmenaient régulièrement au cinéma, le petit Quentin s’est souvent retrouvé, à sa grande fierté, le seul enfant dans la salle. "J’aimais le cinéma plus que toute autre activité, plus que la musique, plus que le sport.(…) J’engrangeais beaucoup d’infos, j’allais à la bibliothèque prendre des notes sur les films. J’ai fait ça toute mon enfance. J’étais nul à l’école mais j’étais imbattable sur les films et les acteurs." Il a été exposé ce faisant précocement, dès l’âge de 7 ans, à des films pour adultes et à des scènes hyper violentes que ses camarades ne seraient autorisé à voir que bien plus tard. (Le seul film dont il n’a pu supporter la violence était Bambi, ce film qui "fout en l’air les enfants", dévoile-t-il dans son livre).
Lui qui a souvent été accusé de violence gratuite dans ses films, se souvient avoir un jour demandé à sa mère pour quelle raison elle l’autorisait à regarder des long-métrages que ses camarades ne pouvaient voir. "Je m'inquiète davantage quand tu regardes les infos, lui a-t-elle répondu. Un film ne peut pas te faire de mal." Un jour pourtant, elle a refusé de l’emmener voir un film, et il n’a jamais oublié ses arguments : "C’est un film très violent, lui a-t-elle dit. Cela ne me pose pas de problème en soi. Mais tu ne comprendrais pas l’histoire. Et comme tu ne comprendrais pas le contexte, tu regarderais juste de la violence pour la violence. Et ça, je ne veux pas."
Fou rire autour des tics du Nouvel Hollywood
Les moments les plus passionnants de la conversation tournent autour du Nouvel Hollywood, dont il fait remonter la bascule en 1967. Selon lui, le vieil Hollywood "est devenu daté du jour au lendemain". MASH, Five Easy Pieces et Love Story, sortis en 1970, "sont des films qui n’auraient pu être faits avant", insiste-t-il. "Mais la question était : cela peut-il durer ?" Les films étaient devenus "provocants" et "en 1970, les spectateurs ont commencé à avoir peur parce qu’ils ne savaient jamais sur quoi ils allaient tomber en achetant un billet".
Les "happy endings" (fins heureuses) étant la norme à Hollywood depuis toujours, le Nouvel Hollywood prend le contrepied absolu : "les fins sont ironiques, voire cataclysmiques", relève-t-il. "Un des clichés des films du début des années 70 c’est que les héros meurent pour rien à la fin, comme Peter Fonda et Dennis Hopper dans Easy Rider." Il fait alors hurler de rire la salle entière en se lançant avec son irrésistible débit de mitraillette dans une série d’exemples de dénouements tragiques inattendus survenant juste avant les génériques de fin, dans les films de cette époque.
De l'influence de "Rocky" dans le retour des "happy endings"
"Dans les années 70, les films parlaient de mecs qui avaient des problèmes", expose-t-il ensuite. "Puis est arrivé Rocky, un gars avec des problèmes dont on tombait amoureux". Il semblait impossible que le personnage de boxeur incarné par Sylvester Stallone puisse gagner face au champion du ring qu'il devait affronter. Alors "quand il prend le dessus dans le combat, c’était comme un orgasme pour les spectateurs qui n’avaient pas vu une fin heureuse depuis longtemps", analyse-t-il. Et voilà comment les "happy endings" ont fait leur retour, selon lui.
Tarantino est passionnant également lorsqu’il se penche sur ceux que l'on appelle les Movie Brats (Francis Ford Coppola, George Lucas, Brian De Palma, Martin Scorsese, Steven Spielberg etc), ces réalisateurs du Nouvel Hollywood, "première génération à sortir des écoles de cinéma", composée de jeunes cinéphiles dont le but était de faire des films stimulants et populaires. A ses yeux, Brian De Palma (avec John Cassavetes) est le parrain (sans mauvais jeu de mots) de ce petit groupe de "sexy motherfuckers" avec lesquels il dit avoir grandi.
Son amour pour Brian De Palma et le 35 mm
"Brian de Palma était mon préféré. Il faisait les films les plus controversés, il était contesté pour sa violence et pour son côté sanglant, en plus d’être accusé de piller Hitchcock. Alors évidemment, c’était mon gars, et j’allais m’engueuler avec tout le monde pour le défendre." Et de partager le souvenir de sa première rencontre avec le maître, peu après la sortie de Reservoir Dogs en 1992, l’occasion de nous faire glousser une fois encore avec un récit, des étoiles plein les yeux, de ce qui fut "l’un des plus beaux jours" de sa vie face au Magicien d’Oz, qui le reçut en tenue de safari.
Enfin, impossible de ne pas aborder avec lui son obsession de la pellicule : propriétaire depuis 2007 d’une salle de Los Angeles, le New Beverly, dont il assure personnellement la programmation, Tarantino a banni de son cinéma le format numérique. "J’ai mes raisons, explique-t-il, et la plus tangible est que la pellicule est quelque chose de spécial. C’est unique. (...) Je suis très romantique à ce sujet. (...) Le DVD que l’on se passe sur un ordinateur n’a pas d’histoire. Un 35 mm, il a vécu", s’emballe-t-il sous les acclamations, "c’est un truc qui vit et respire presque. On peut le tuer !".
La conversation s’achève, et après un break, Tarantino reviendra lire des extraits de son livre. Seul regret, les sujets qui n’ont pu être abordés, en particulier celui concernant la Blaxploitation, expédié en moins d’une minute au profit de questions moins pertinentes. On aurait aimé aussi l’entendre parler de la personne qui lui a inspiré Django Unchained, comme il le raconte au dernier chapitre de son livre. Alors on l’avoue, on n’a pas appris grand chose dans cette conversation (tout est dans son livre, trois fois moins cher que l’entrée au Grand Rex), mais on s'est bien gondolée. On est en tout cas sortie de ce quasi seul-en-scène en se disant qu’après le cinéma et l’écriture, Quentin Tarantino semble désormais mûr pour une carrière dans le stand-up…
(*) NOTA BENE : les smartphones étant interdits dans la salle, les propos de Quentin Tarantino ici rapportés sont le résultat d’une prise de notes à grande vitesse. Ne pouvant exclure tout à fait les malentendus face à son débit verbal ahurissant, nous ne garantissons pas à 100% qu’il ait prononcés les mots cités. Mais les jurons étaient bien là.
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